Catéchèse, Orthodoxie

La place du bienheureux Augustin dans l’Église Orthodoxe – VIII – Note sur les détracteurs contemporains du bienheureux Augustin

9 novembre 2020

La théologie Orthodoxe du vingtième siècle a entrepris un « renouveau patristique ». Sans doute, y a-t-il beaucoup d’éléments positifs dans ce « renouveau ».

 


 

Certains manuels orthodoxes des siècles récents ont enseigné des doctrines contenant partiellement une orientation et un vocabulaire occidentaux (en particulier romains catholiques), et n’ont pas su apprécier correctement quelques-uns des Pères Orthodoxes les plus profonds, tout spécialement ceux des temps les plus proches comme saint Syméon le Nouveau-Thélogien, saint Grégoire Palamas ou saint Grégoire le Sinaïte. Le « renouveau patristique » du vingtième siècle a tout du moins corrigé partiellement ces défauts et libéré les académies et séminaires orthodoxes de certaines de ces « influences occidentales » dont il fallait se dispenser. En fait, cela prolongeait le mouvement moderne de prise de conscience orthodoxe qui avait débuté au dix-huitième siècle et début dix-neuvième avec saint Nicodème l’Hagiorite, saint Macaire de Corinthe, le bienheureux Païssius Velichkovsky, le Métropolite Philarète de Moscou, et d’autres aussi bien en Grèce et qu’en Russie.

Mais il y a eu aussi un aspect négatif dans ce « renouveau patristique ». A certains égards, au XXème siècle, il a été et demeure très largement un phénomène « académique » abstrait, en dehors de la vie réelle, portant la marque de certaines de ces passions mesquines du monde académique moderne : le manque de charité, la suffisance, la morgue supérieure dans la critique des autres, la formation de parties ou de cliques de ceux qui sont « au courant » et savent si telles ou telles idées sont « à la mode » ou pas. Certains étudiants possèdent un zèle tellement excessif pour « le renouveau patristique » qu’ils trouvent de l’« influence occidentale » partout où ils regardent ; ils deviennent hyper-critiques envers l’Orthodoxie « occidentalisée » des siècles passés, et ont une attitude extrêmement dédaigneuse envers certains des instructeurs orthodoxes les plus respectés de ces siècles (comme ceux des temps présents, ou même de l’antiquité) à cause de leur vues « occidentales ». De tels « zélotes » suspectent peu qu’ils se coupent en fait eux-mêmes du terreau orthodoxe et réduisent la tradition orthodoxe ininterrompue à une petite « ligne de parti » qu’un petit groupe parmi eux partage, soi-disant, avec les Grands Docteurs du passé. Dans ce cas de figure, le « renouveau patristique » s’approche dangereusement près d’une sorte de protestantisme. 1

Le bienheureux Augustin est devenu ces dernières années une victime de cet aspect négatif du « renouveau patristique ». L’accroissement d’une connaissance théorique de la théologie orthodoxe, à l’époque actuelle (à l’opposé de la théologie des Saints Pères, qui était inséparablement liée à une vie chrétienne) a engendré beaucoup de critiques du bienheureux Augustin pour ses erreurs théologiques. Certains étudiants en théologie se spécialisent même dans l’exercice de « mettre en pièces » Augustin et sa théologie, ne laissant guère aux gens le loisir de croire qu’il puisse encore être un Père de l’Église. Parfois de tels étudiants entrent en conflit avec d’autres étudiants en théologie orthodoxe de la « vieille école », qui au séminaire ont étudié et appris certains défauts de la théologie du bienheureux Augustin, mais l’acceptent comme un Père parmi d’autres, ne lui apportant pas une attention spéciale. Ces derniers sont plus proches de l’opinion orthodoxe sur le bienheureux Augustin à travers les siècles, tandis que les premiers sont coupables d’exagérer les défauts d’Augustin plutôt que de les excuser (comme les Pères dans le passé l’ont fait) et, dans leur « exactitude » académique, ils manquent souvent d’une certaine humilité intérieure et de la subtilité qui sont la marque d’une authentique transmission de la tradition orthodoxe de père en fils (et non simplement de professeur à élève). Prenons juste un exemple de cette mauvaise attitude envers le bienheureux Augustin parmi quelques étudiants actuels en théologie.

Un prêtre et professeur orthodoxe d’une école de théologie qui a expérimenté ce « renouveau patristique » donne un cours sur les différences entre la mentalité de l’Orient et de l’Occident. Parlant des « désastreuses distorsions de la morale chrétienne » dans les pays modernes occidentaux, et en particulier d’un faux « puritanisme » et d’un sens de la « perfection », il affirme :

Je ne peux pas remonter à l’origine de cette notion. Je sais seulement qu’Augustin l’introduisait déjà lorsque, sauf erreur de ma part, il dit dans ses Confessions qu’après son baptême il n’a plus eu de désirs sexuels. Je déteste mettre en doute l’honnêteté d’Augustin, mais il m’est absolument impossible d’admettre cette affirmation. Je suppose qu’il affirma cela parce qu’il avait déjà dans l’idée que, dès qu’il serait chrétien, il ne serait plus supposé avoir des pensées charnelles. La conception du christianisme oriental à la même époque était totalement différente. 2

Ici, Augustin est devenu, tout simplement, un bouc émissaire sur lequel on peut épingler n’importe quelle opinion jugée « non-orthodoxe » ou « occidentale » ; toute corruption à l’Ouest doit provenir, comme ultime source, de lui ! Et il est même considéré comme possible, contre toutes les lois de l’équité, de scruter son cerveau et de lui attribuer un type de pensées si primitif qu’il ne pourrait pas même être celui de nos plus frais convertis à l’orthodoxie.

En réalité, bien entendu, le bienheureux Augustin ne fit jamais de telles affirmations. Dans ses Confessions, il parle en toute franchise du « feu de la sensualité » qui était encore en lui, et de « comment je suis encore troublé par cette sorte de démon » (Confessions X, 360) ; et son enseignement sur la morale sexuelle et la bataille contre les passions est en général identique à celui des Pères orientaux de son temps ; les deux à la fois sont très différents de l’attitude moderne occidentale que le conférencier voit à juste titre comme erronée et non-chrétienne. [En vérité, cependant, la grâce d’être libéré des tentations charnelles fut accordée à quelques-uns des Pères, en Orient si ce n’est en Occident ; voir l’Histoire Lausiaque, § 29, où l’ascète Elie d’Egypte, comme résultat à sa Visitation angélique, reçu une telle libération du désir qu’il put dire : « Les passions ne pénètrent plus dans mon esprit »]

Nous n’avons pas besoin d’être, à notre tour, trop durs dans notre jugement sur de telles distorsions du « renouveau patristique ». Tant d’idées inexactes et contradictoires, dont la plupart sont en réalité étrangères à l’Eglise, sont présentées de nos jours au nom du Christianisme et même de l’Orthodoxie que l’on peut facilement excuser ceux dont les évaluations et les vues orthodoxes manquent parfois d’équilibre, si tant est que c’est véritablement la pureté du Christianisme qu’ils recherchent sincèrement. Cette étude même sur le bienheureux Augustin, en vérité, nous montre quelle est précisément l’attitude des Pères Orthodoxes envers ceux qui ont erré de bonne foi. Nous avons beaucoup à apprendre de l’attitude généreuse, tolérante et indulgente de ces Pères.

Où se trouvent des erreurs, pour sûr, nous devons tâcher de les corriger ; les « influences occidentales » des temps modernes doivent être combattues, les erreurs des Pères anciens ne doivent point être suivies. En ce qui regarde le bienheureux Augustin, en particulier, on ne peut mettre en doute le fait qu’à bien des égards, son enseignement a failli : sur la Sainte Trinité, la grâce et la nature, et d’autres doctrines ; son enseignement n’est point « hérétique » mais exagéré, et ce fut les Pères orientaux qui enseignèrent sur ces points les vraies et profondes doctrines chrétiennes.

Pour certains, l’étendue des fautes dans l’enseignement d’Augustin est due à la mentalité occidentale, qui en somme n’a pas saisi la doctrine chrétienne aussi profondément que ne l’a fait l’Orient. Saint Marc d’Ephèse fit aux théologiens latins, à Ferrare-Florence, une remarque particulière qui peut être considérée comme le résumé des différences entre l’Orient et l’Occident :

Voyez-vous avec quelle superficialité vos instructeurs touchent à la signification, et comment ils ne pénètrent pas le sens lui-même, comme le font par exemple saint Jean Chrysostome, saint Grégoire le Théologien et d’autres luminaires universels de l’Eglise ?  3.

Certains Pères occidentaux, bien sûr, comme saint Ambroise de Milan, saint Hilaire de Poitiers ou saint Cassien, pénètrent plus profondément et sont plus dans l’esprit oriental ; mais comme règle générale ce sont vraiment les Pères orientaux qui enseignent de la manière la plus perspicace et profonde la doctrine chrétienne.

Mais cela ne nous donne pas le prétexte pour un quelconque « triomphalisme oriental ». Si nous nous glorifions de nos grands Docteurs, gardons-nous de devenir comme les Juifs qui se glorifiaient de leurs véritables prophètes qu’ils lapidèrent. [Matt. 23 : 29-31]. Nous, les derniers Chrétiens, ne sommes point dignes de l’héritage que ces Saints Pères nous ont légué, nous sommes dans l’indignité d’apercevoir même de loin la théologie sublime qu’ils ont à la fois enseignée et vécue ; nous citons les grands Docteurs mais nous n’avons pas nous-mêmes leur esprit. En règle générale nous pouvons même dire que ce sont ceux qui crient le plus fort contre « l’influence occidentale » et qui sont les derniers à pardonner à ceux dont la théologie n’est pas « pure », qui sont eux-mêmes les plus infectés par les influences occidentales, souvent d’une manière insoupçonnée. L’esprit de dénigrement de tout ce qui ne s’accorde pas avec la vue « correcte », que cela soit en théologie, iconographie, services liturgiques, vie spirituelle, ou un quelconque autre sujet, est devenu beaucoup trop courant de nos jours, spécialement parmi les nouveaux convertis à la Foi Orthodoxe, chez lesquels il est particulièment inconvenant et donne souvent des résultats désastreux. Mais, même dans les « peuples orthodoxes », cette mentalité est devenue trop répandue (évidemment à cause de l’« influence occidentale ! »), comme on peut le voir en Grèce dans ces récentes et malheureuses tentatives de dénier la sainteté de saint Nectaire d’Egine (de la Pentapole), un grand thaumaturge de notre siècle, parce qu’il a enseigné d’une manière soi-disant erronée certains points doctrinaux.
Aujourd’hui, tous les Chrétiens orthodoxes, qu’ils soient d’Orient ou d’Occident, si seulement ils sont assez honnêtes et sincères pour l’admettre, sont dans une « captivité occidentale » pire que toutes celles qu’ont connues nos Pères dans le passé. Dans les premiers siècles, les influences occidentales ont pu produire certaines formulations théoriques de doctrine qui manquaient de précision, mais aujourd’hui la « captivité occidentale » encercle et souvent gouverne l’atmosphère et le ton mêmes de notre Orthodoxie, qui est souvent « correcte » théoriquement mais manque d’un vrai esprit chrétien, de la saveur indéfinissable du vrai christianisme.

Devenons donc plus humbles, plus aimants et miséricordieux dans notre approche des Saints Pères. Que le sceau de notre continuité avec la tradition chrétienne ininterrompue du passé soit non seulement notre effort d’exactitude quant à la doctrine, mais aussi notre amour pour les hommes qui nous l’ont transmis jusqu’à ce jour, et dont font bien certainement partie le bienheureux Augustin comme aussi saint Grégoire de Nysse, malgré leurs erreurs. Soyons en accord avec notre grand Docteur saint Photios le Grand en suivant ses paroles : « Nous ne prenons pas comme doctrine les domaines dans lesquels ils se sont égarés, mais nous embrassons les hommes. »

Et le bienheureux Augustin a vraiment quelque chose à enseigner à notre génération de Chrétiens orthodoxes « précise » ou « correcte », mais froide et indifférente. L’enseignement sublime de la Philocalie est maintenant à la mode, mais combien de ceux qui lisent ce livre ont d’abord appris l’ABC du profond repentir, de la chaleur du cœur, et de la véritable piété orthodoxe qui brillent à chaque page de ces Confessions d’Augustin à juste titre renommées ? Ce livre, l’histoire de la propre conversion du bienheureux Augustin, n’a pas perdu aujourd’hui sa signification ; les convertis fervents y trouveront beaucoup de leur propre chemin, à travers le péché et l’erreur, vers l’Eglise Orthodoxe, et un antidote contre certaines des « tentations de convertis » de notre temps. Sans le feu d’un zèle et d’une piété authentiques que contiennent les Confessions, notre spiritualité orthodoxe est une honte et une moquerie, et participe de l’esprit qui précède la venue de l’Antéchrist aussi sûrement que l’apostasie doctrinale qui nous entoure de toutes parts.

La pensée de Toi agite si profondément l’homme qu’il ne peut être contenté tant qu’il ne Te prie ; pour que tu Te hâtes à nous façonner pour Toi-même, car nos cœurs ne trouvent point le repos tant qu’ils ne restent avec Toi 4  


 

Hieromonk Seraphim Rose, The Place of Blessed Augustine in the Orthodox Church, p. 41-45, Saint Herman of Alaska Brotherhood, Platina, California, 1983
Traduit de l’anglais par Thierry Cozon
Version électronique disponible sur le site de La Voie Orthodoxe
Publié ici avec l’aimable autorisation de l’Archiprêtre Quentin de Castelbajac

 


 


 

  1. voir Fr. M. Pomazansky, The Liturgical Theology of Fr. A. Schmemann, The Orthodox Word, 1970, no. 6, pp. 260-280
  2. The Hellenic Chronicle, Nov.11, 1976, p.6
  3. Première Homélie sur le Feu du Purgatoire, § 8 : Pogodin, p 66
  4. Confessions I, 1

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