Littérature, Orthodoxie, Russie

Le baptême de Tania

3 octobre 2020

Les jeunes participaient volontiers à la chorale de l’église, apprenant avec zèle les motifs et les paroles


si bien que les hymnographes de jadis, les poètes inspirés auteurs des canons et hymnes acathistes devaient être comme réveillés dans leur sommeil. L’esprit des paroles inspirées revenait à la vie. Il y eut bientôt des baptêmes d’adultes dans ces jeunes communautés. Des personnes isolées, puis des groupes entiers, principalement des jeunes filles, souvent d’anciennes komsomols. J’en connaissait quelques-unes : d’anciennes étudiantes dans l’établissement où j’avais enseigné. Notamment l’une d’elles. Elle s’appelait Tania K.

Tania avait vingt ans. Elle était née pendant la Nep, dans une famille non croyante. Elle n’était jamais entrée dans une église. On ne parlait pas de Dieu chez elle, ni pour ni contre. Dieu était absent, il avait été rayé, sans effort et sans douleur, des préoccupations du cœur et de l’esprit. À l’école, chez les pionniers et plus tard dans les réunions des komsomols, on définissait la religion à l’aide de formules puisées dans le manuel de Iaroslavski, mais on n’en parlait que par obligation, sans aucun stimulant personnel, qu’il soit positif ou négatif. Ce fut après la lecture de Tourgueniev que la notion d’un Créateur du monde, la simple idée de Dieu, vint à l’esprit de Tania. Elle me demanda un jour, en me rattrapant dans le couloir après le cours :
« Pourquoi Lisa (Kalitina) se retire-t-elle au couvent ? Pourquoi entrer au couvent au lieu de s’en aller quelque part à l’étranger, ou simplement à Moscou ?
Selon les conceptions d’alors, elle avait commis un péché et elle devait le racheter, lui répondis-je à l’aide d’une formule toute faite.
Quel péché ? Pourquoi un péché, et pourquoi le racheter ? Qu’est-ce que cela veut dire ? »
Et elle me harcelait de questions vibrantes, passionnées. Elle exigeait des réponses :
« Pourquoi n’avez-vous rien dit là-dessus dans votre cours ?
La théologie n’entre ni dans notre système d’enseignement, ni dans ma compétence », dis-je en me dérobant piteusement. Je sentais pourtant qu’en ironisant ainsi, je touchais en elle une plaie à vif. Mais c’était, nonobstant, la réponse la moins douloureuse de toutes.
« Et on ne nous a rien dit du récit Reliques vivantes ! On ne l’a même pas cité ! Pourquoi ? » Elle insistait, avec une sorte d’animosité.
« Il ne figure pas au programme et commenter ce qui n’est pas au programme, nous n’en avons pas le temps », répondis-je à mon tour avec une sorte de hargne.
Et j’ajoutai à part moi : « Imaginez un peu : on n’en parle pas aux ‹ autres › étudiants – comment voulez-vous qu’on en parle à vous, les komsomols, pendant le cours de matérialisme dialectique ? »

Le deuxième entretien que j’eus avec elle, ce fut au théâtre, lors d’une représentation d’Hamlet. Le spectacle était provincial et médiocre, avec un Hamlet très mauvais. Mais le rôle d’Ophélie était joué par une jeune actrice pleine de fraîcheur. Elle jouait avec tact et sensibilité. Son Ophélie était vivante. À l’entracte, Tania m’aborda pour m’assaillir de questions insistantes. Quelque chose la brûlait au-dedans, la poussait… vers où ? Elle ne le savait pas elle-même.

« Pourquoi a-t-elle perdu la raison ? Pourquoi s’est-elle noyée ? Pourquoi Hamlet n’a-t-il pas déclenché une révolution de palais ? C’était pourtant facile à faire !
Vous savez, ces questions, vous feriez mieux de les poser à Semion Stépanovitch », me dérobai-je à nouveau en l’adressant à un collègue qui enseignait la littérature européenne, spécialiste de Shakespeare.
– « Je les luis ai posées, me répondit Tania tristement. Il nous a même fait un exposé hors programme sur Hamlet. Mais il n’a rien dit d’utile : l’époque, le milieu, la fin de la féodalité, l’arrivée du capitalisme et du commerce… On sait tout ça sans lui… À quoi ça rime ? Ce serait à cause du capital qu’Ophélie s’est jetée à l’eau ? »
Elle parlait avec une ironie amère.

Au Komsomol, Tania avait la réputation d’être ferme sur la question de la « décadence de mœurs », mais sujette à la « déviance » idéologique et même à la contestation. Les directives venues d’en haut, elle les accueillait soit avec un authentique enthousiasme, soit en protestant presque ouvertement. Il fallait alors la « redresser », la « rappeler à l’ordre », ce qui, pour une bonne komsomol, était un péché capital.

Le journaliste qui publia le reportage sur le baptême de Tania mit l’accent sur la cérémonie, l’assistance… Sur Tania il ne dit qu’une chose : au moment du baptême proprement dit ses yeux brillaient et des larmes coulaient sur ses joues. Ces mots n’étaient pas de la vaine rhétorique. Car je me souviens de ces yeux interrogateurs, de ces étoiles bleues fixées sur moi dans le couloir de l’établissement. Oui, ces yeux-là brillaient des feux de la Veilleuse que rien ne peut éteindre, et l’écran que constituait l’appartenance à l’Union léniniste des Jeunesses communistes ne pouvait cacher à Tania son éclat radieux.


Boris Chiriaev, La Veilleuse des Solovki, p. 279-281, Éditions des Syrtes, Paris, 2005


 


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