Saint Jean Chrysostome (†407)
Œuvres complètes, Tome IV, p.347 – 352, Traduction sous la direction de M. Jeannin, Arras, 1887
Oui, voilà la vérité absolue ; à qui ne veut pas se nuire à lui-même, personne ne pourra nuire ; et à celui qui ne veut pas, de tout son cœur, pratiquer la tempérance, faire usage des ressources qu’il porte en lui, nul ne pourra jamais lui être utile.
Voilà pourquoi l’Écriture, dans une admirable histoire, comme dans un vaste et magnifique tableau, a décrit les vies des anciens hommes, étendant son récit depuis Adam jusqu’à l’avènement du Christ. Elle vous fait voir aussi bien ceux qui furent vaincus, que ceux qui ont conquis des couronnes, pour vous montrer, par tous ces exemples, qu’à celui qui ne se nuit pas à lui-même, aucun autre ne peut nuire, quand la terre entière exciterait contre lui une guerre cruelle.
Et en effet, ni la difficulté des circonstances, ni les révolutions, ni les injures des hommes puissants, ni les attaques perfides tombant sur vous comme la neige, ni la multitude des calamités, ni tous les malheurs humains attroupés contre vous ne peuvent ébranler en quoi que ce soit l’homme courageux, vigilant et sage, comme tous les avantages possibles et toutes les facilités imaginables, ne rendent point meilleur le lâche qui se trahit et s’abandonne lui-même. C’est ce que nous indique la parabole au sujet de ces hommes dont l’un a édifié sa maison sur la pierre, l’autre sur le sable. Il ne s’agit pas ici de sable, de pierre, de maçonnerie, de toits, ni de fleuves débordés, de vents furieux qui sont venus fondre sur la maison (Matth. VII, 24) ; mais de la vertu et du vice. Et comprenons encore par ces exemples qu’à celui qui ne se nuit pas à lui-même, nul ne peut nuire.
Ainsi, ni les pluies malgré leur violence, ni les fleuves qui se sont précipités avec impétuosité, ni les vents furieux n’ont pu ébranler une seule partie de cette maison ; elle est demeurée inexpugnable, invincible pour vous montrer que celui qui ne se trahit pas lui-même, aucune épreuve n’est capable de l’ébranler.
L’autre maison au contraire a été facilement renversée ; non pas par l’impétuosité des forces qui l’éprouvaient (évidemment ce qui est arrivé à l’une serait aussi arrivé à l’autre), mais par la folie de celui qui l’a construite : ce n’est pas parce que le vent a soufflé qu’elle est tombée, mais c’est parce qu’elle était édifiée sur le sable, c’est-à-dire sur la lâcheté, sur la perversité. Voilà pourquoi elle s’est écroulée. En effet, même avant d’être assaillie par la tempête, elle était sans solidité, prête à tomber. Les constructions de ce genre, même sans qu’on y touche, tombent toutes seules, parce que les fondations fléchissent et se dérobent sous elles.
Les toiles d’araignées d’elles-mêmes se déchirent, sans que personne y porte la main ; le diamant au contraire, quoique frappé à grands coups, même quand on le frappe, résiste sans se briser. Il en est ainsi de ceux qui ne se nuisent pas à eux-mêmes. Sous les coups de milliers d’ennemis, ils deviennent plus forts, mais ceux qui se trahissent eux-mêmes, sans aucun ennemi qui les attaque, tombent de leur propre mouvement et se décomposent et périssent. C’est l’histoire de Judas, qui, non seulement sans aucune épreuve qui le mit en périls, mais encore, malgré tant de soins pour le sauver, a trouvé la mort.
Voulez-vous des nations entières, comme exemples, pour éclairer ce discours ? De quelles faveurs de la part de la divine Providence, n’a pas joui la nation des Juifs ? Toutes les créatures visibles n’étaient-elles pas assujetties à leur service ? Une vie nouvelle, étonnante, étrange ne fut-elle pas organisée pour eux ? Sans envoyer au marché, sans faire aucune dépense, ils jouissaient de ce qu’on y vend ; pas de sillons à creuser, de charrue à pousser, de sol à déchirer, de semences à répandre, et ils n’avaient besoin ni des pluies, ni des vents, ni de la diversité des saisons, ni des rayons du soleil, ni du cours de la lune, ni de l’action de l’air, ni de rien de tout ce qui y ressemble ; ils ne préparaient pas de greniers, ne battaient pas le blé, ne s’inquiétaient pas des vans qui séparent le grain de la paille, ne tournaient pas de meules, ne portaient ni bois ni feu dans leurs maisons ; chez eux, nul besoin des bras qui font le pain ou manient le hoyau, qui aiguisent les faux ou pratiquent une industrie quelconque ; tisserands, maçons, cordonniers, à quoi bon ? Ils avaient, pour leur tenir lieu de tout, la parole de Dieu. Leur table était toujours prête, sans qu’il leur fallût supporter les sueurs et les fatigues. Voici, en effet, ce qu’était la manne, un aliment nouveau, subit, n’exigeant ni soins embarrassants, ni jamais le moindre travail.
Et maintenant, et leurs vêtements, et leurs chaussures, tout, chez eux, jusqu’à leurs corps, échappait aux lois naturelles de la faiblesse ; dans un si long espace de temps, rien ne s’usait ; leurs pieds, qui marchaient tant, ne se chargeaient pas de callosités. Ni médecins chez eux, ni remèdes, ni rien de ce qui s’y rapporte, on n’en faisait jamais mention, tant ils ignoraient toute maladie. Car il les fit sortir, avec beaucoup d’or et d’argent ; et il n’y avait point de malades dans leurs tribus. (Ps. CIV, 37) On eût dit que, loin de ce monde, transportés dans un monde meilleur, ils y trouvaient leur nourriture, leur breuvage ; les rayons du soleil devenus plus ardents ne brûlaient pas leurs têtes, abritées par la nue qui les couvrait de toutes parts, comme un toit portatif à l’usage de toutes ces tribus. La nuit venait, avaient-ils besoin de flambeaux dans les ténèbres ? La colonne de feu, source intarissable de lumière, doublement utile, versait sur eux sa clarté, et dirigeait leur marche. Car ce n’était pas seulement un foyer de lumière, c’était encore, à travers le désert, le guide sûr, excellent de ce peuple immense. Et ils marchaient d’un pas ferme, non seulement sur la terre, mais ils traversaient la mer comme le continent ; les limites de la nature n’arrêtèrent pas leur audace, quand ils foulèrent cette mer terrible, comme des voyageurs qui sentent sous eux un ferme et solide rocher ; au moment de leur passage, les flots, sous leurs pieds, ressemblaient à des champs, à des plaines ; mais, quand les ennemis y pénétrèrent, la mer alors fit ce qu’il en faut attendre ; où les Juifs avaient trouvé un chemin commode et sûr, leurs persécuteurs trouvèrent un tombeau ; pour les premiers, douce et bonne, elle les conduisit où ils voulaient ; pour les autres, violente, furieuse, elle les engloutit. Et la fougue indisciplinée des flots montra la discipline intelligente et soumise des hommes doués de la raison la plus sage. Tour à tour libérateur et bourreau, en un même jour, la mer remplit soudain les fonctions les plus opposées.
Parlerai-je des rochers versant des fleuves d’eau vive ? parlerai-je des nuées d’oiseaux qui couvrirent de leur foule innombrable toute la terre ? Des miracles de l’Égypte ? Des merveilles dans le désert ? Des trophées et des victoires remportées sans effusion de sang ? On eût dit des chœurs de musique et non des bataillons de guerriers quand ils abattaient leurs ennemis ; leurs tyrans mêmes, ils les vainquirent sans prendre les armes. Quant à ceux qui, rois de l’Égypte, combattirent avec eux, les Juifs en triomphèrent au son des trompettes, au bruit des hymnes. C’était un chœur sacré plus qu’une mêlée ; une sainte initiation plus qu’une bataille, car tous ces prodiges n’arrivèrent pas seulement pour servir de secours aux Juifs, mais pour leur faire conserver la vraie doctrine, la connaissance de Dieu qu’ils avaient reçue de Moïse, et partout s’entendaient les voix qui publiaient le Seigneur. C’est là ce que criait la mer, soit qu’elle se laissa traverser à pied sec, soit qu’elle redevint la mer ; et les eaux du Nil faisaient entendre cette voix, quand ses eaux devenaient du sang, et les grenouilles, et ces armées de sauterelles et les insectes, et la nielle des blés tenaient le même langage à tout le peuple, et les prodiges du désert, la manne, la colonne, la nuée, la pluie de cailles, toutes les autres merveilles étaient comme un livre, comme des caractères à jamais indestructibles, qui ranimaient à chaque instant chaque jour leur mémoire et retentissaient dans leur pensée.
Eh bien ! après tant et de si grandes faveurs ; après tant d’ineffables bienfaits, après de si grandes merveilles, après tant de marques d’une inexprimable sollicitude, après cet enseignement, jamais interrompu, après l’éclatante énergie des paroles, après les exhortations qui ressortaient des choses mêmes, après les victoires brillantes, après les admirables trophées, après cette abondance des tables toujours prêtes, après ces eaux fécondes, après cette gloire qui défie toute parole dont ils étaient revêtus à la face de tous les hommes, les voici devenus ingrats, stupides. Ils adoraient un veau, ils rendaient un culte à la tête d’un bœuf, ils demandaient qu’on leur fît des dieux, quand les souvenirs des bienfaits dont ils avaient été comblés en Égypte, par ce Dieu, devaient vivre, dans leur mémoire, quand ils jouissaient encore de tant d’autres effets de sa bonté.
Et voici maintenant, spectacle tout différent, les Ninivites, des barbares, des étrangers, qui n’ont rien reçu en partage, ni peu ni beaucoup de ces faveurs ; qui n’ont connu ni discours, ni prodiges, ni actions, ni paroles ; qui ont vu simplement un homme, échappé au naufrage, un homme qu’ils n’avaient jamais rencontré auparavant, c’était alors la première fois qu’ils le voyaient ; il se présente, il dit : encore trois jours et Ninive sera détruite. (Jonas, III, 3.) Ce peu de paroles les a transformés, corrigés ; renonçant à leur perversité première, touchés de repentir, ils se tournèrent du côté de la vertu, et si bien, qu’ils firent révoquer le décret de Dieu, qu’ils raffermirent leur ville ébranlée, qu’ils écartèrent loin d’eux la colère divine et s’affranchirent de toute affliction. Car Dieu vit, dit l’Écriture, qu’ils s’étaient convertis en quittant leur mauvaise voie, et que chacun d’eux s’était retourné vers le Seigneur. (Ibid. 10.)
Expliquez-moi cette conversion. Assurément leur malice était grande ; leur perversité inexprimable ; leurs plaies difficiles à guérir, et c’est ce que le Prophète a montré ainsi : Leur malice s’est élevée jusqu’au ciel. (Jonas, I, 2.) L’intervalle des lieux lui sert à faire comprendre la grandeur de leur iniquité. Eh bien ! pourtant, cette corruption si grande, cette perversité assez accumulée pour s’élever jusqu’au ciel, il a suffi de trois jours, de quelques instants, de quelques paroles prononcées par un homme seul, un inconnu, un étranger, un naufragé, pour que les gens de Ninive la détruisissent entièrement, la fissent disparaître, au point de mériter d’entendre cette parole : Car Dieu a vu qu’ils s’étaient convertis en quittant leur mauvaise voie, et la compassion qu’il eut d’eux l’empêcha de leur envoyer les maux qu’il avait résolu de leur faire. Comprenez-vous, que l’homme tempérant, vigilant, non seulement ne souffre aucun mal de la part des autres hommes, mais, de plus, qu’il détourne la colère divine ! Comprenez-vous en même temps que celui qui se trahit lui-même, qui se fait du mal à lui-même, a beau recevoir des bienfaits sans nombre, qu’il en tire peu de profit ? Ainsi, ni tant de prodiges ne servirent aux Juifs, ni les autres n’eurent à se plaindre de n’avoir eu aucune part à ces bienfaits.
Les Ninivites étaient naturellement généreux et bons ; voilà pourquoi il leur suffit d’un moment si court pour devenir meilleurs, quoiqu’ils fussent des barbares, des étrangers, quoiqu’ils n’eussent rien entendu des divins oracles, qu’un si grand espace les séparât de la Palestine?
Que dirons-nous, répondez-moi, de ces trois jeunes hommes, si fameux ? Leur vertu a-t-elle souffert des maux qui fondirent sur eux ? N’est-il pas vrai que jeunes encore, tout à fait jeunes ils subirent prématurément un douloureux supplice, la captivité, le long exil, loin de leur patrie, de leurs maisons, de leur temple ? Autel, sacrifice, offrande, libations, psaumes chantés en commun, une fois sur la terre étrangère, ils avaient tout perdu. Ils ne durent pas renoncer seulement à leurs maisons, mais à combien de pratiques du culte divin ? Ne savez-vous pas qu’ils furent livrés à des barbares qui étaient plutôt des loups que des hommes ? Et, ce qu’il y a de plus terrible, c’est qu’ils étaient relégués loin de la patrie, sur une terre barbare, réduits à la plus cruelle servitude, qu’ils n’avaient ni maître pour les instruire, ni prophète, ni prince. Il n’y a, dit l’Écriture, ni prince, ni prophète, ni chef, ni moyens de sacrifier devant toi et, d’obtenir miséricorde. (Daniel, III, 38.) Ce n’est pas tout, on les conduisit dans le palais comme sur une hauteur bordée de précipices, comme sur une mer remplie de rochers qui se cachent sous les flots ; et sans pilote, sans matelots, sans voiles, ils furent forcés de naviguer sur cette mer dangereuse. Ils étaient comme dans une prison, au milieu de ce palais. Instruits clans la sagesse, supérieurs aux choses de ce monde, foulant aux pieds tout le faste des hommes, ces anges aux ailes légères, regardaient comme un surcroît de malheur de résider dans ce séjour. En effet, s’ils n’y eussent pas été renfermés, s’ils eussent habité une maison particulière, ils auraient joui d’une liberté plus grande ; mais, dans cette prison (car cette splendeur, toute cette magnificence ne leur semblait pas moins à craindre qu’une prison, que des précipices, que des écueils), ils surent bien tout de suite résister à de si grands dangers. Le roi leur commanda de s’asseoir à sa table voluptueuse, ce qui leur était interdit et leur paraissait profane, impur, plus funeste que la mort ; et seuls ils demeuraient comme des agneaux au milieu d’une bande de loups. Il fallait bien se laisser ronger par la faim, il fallait mourir, ou consentir à goûter des mets défendus. Eh bien ! que font-ils, ces jeunes gens, ces orphelins, ces captifs, ces étrangers, ces esclaves de ceux qui leur donnent de pareils ordres ? Ils ne pensèrent pas à se faire une excuse, ni de la nécessité, ni de l’autorité du tyran qui dominait la ville. Tous leurs efforts, toutes leurs tentatives étaient pour se soustraire au péché, quoiqu’ils fussent abandonnés de tous. Ils ne pouvaient corrompre des hommes par argent, étant de pauvres captifs. Ils n’avaient ni confidents ni amis ; c’étaient des étrangers. Ils ne pouvaient prévaloir par la puissance, c’étaient des esclaves ; prévaloir par le nombre, ils étaient trois. Ils vont donc trouver l’eunuque chargé de la table du roi, et le persuadent. Ils le trouvèrent, en effet, agité, inquiet, tremblant pour sa vie ; épouvanté de l’idée de mourir : Je crains, dit-il, le roi mon seigneur, car s’il voit vos visages plus maigres que ceux des autres jeunes hommes de votre âge, vous serez cause que le roi me fera trancher la tête. (Dan. I, 10.) Ils le rassurèrent et en obtinrent ce qu’ils voulaient. Quand ils eurent donné au Seigneur tout ce qui dépendait d’eux, le Seigneur à son tour leur conféra ce qui dépend de lui. Car ce n’était pas en Dieu seul que résidait le mérite qui leur valut la récompense à eux réservée, le principe, le point de départ, ils le portaient dans leur âme généreuse ; une fois qu’ils l’eurent noblement, virilement montré, ils conquirent la faveur de Dieu, et ils parvinrent au terme de leur ardent désir.
Comprenez-vous combien il est vrai de dire, qu’à celui qui ne se nuit pas à lui-même, aucun autre ne peut nuire ?
Voyez donc : jeunesse ; captivité, séjour dans une terre étrangère, abandon général, manque de tout secours, ordre rigoureux qui était imposé, crainte violente qui oppressait l’âme de l’eunuque, pauvreté, petit nombre, malheur de se trouver au milieu des barbares, d’avoir ses ennemis pour maîtres, d’être à la merci d’un prince cruel, l’éloignement de tous les parents, de tous les proches, absence des prêtres, des prophètes, de tous ceux qui pouvaient instruire et soutenir, cessation absolue des libations et des sacrifices, privation du temple et des chants sacrés, rien de tout cela, rien ne porta atteinte à la vertu des trois jeunes gens. Au contraire, elle s’est agrandie, elle a mérité plus de gloire qu’aux jours où ils jouissaient de tous ces biens dans leur propre patrie.
Après avoir achevé ce premier combat, ceint leur front d’une brillante couronne, conservé leur loi, même en pays étranger, foulé aux pieds même l’ordre d’un tyran, vaincu la terreur du démon, sans recevoir aucun dommage ; aussi purs que s’ils étaient restés dans leur patrie, en pleine jouissance des biens sacrés ; heureux de leur tâche accomplie sans crainte, ils furent de nouveau appelés à des luttes nouvelles, et, de nouveau, ils se montrèrent les mêmes. Un combat plus terrible que le premier leur était offert ; une fournaise était embrasée ; une armée barbare, son roi en tête, était rangée devant eux ; toute la puissance de la Perse était mise en mouvement ; tout s’agitait, tout était préparé pour triompher d’eux par la ruse et par la violence, par la diversité des séductions de la musique, par la variété des supplices, par les menaces, par les images terribles qui les entouraient de tous côtés, par les paroles plus terribles que ces images ; mais, comme ils ne se trahirent pas eux-mêmes, comme, au contraire, ils déployèrent toutes les ressources qui étaient en eux, rien, non, rien ne leur fit sentir l’atteinte du mal, et ils ajoutèrent, à leurs premières couronnes, d’autres couronnes plus éclatantes encore. Nabuchodonosor les chargea de fers et les jeta dans la fournaise, et il ne leur nuisit point ; il servit, au contraire, leurs intérêts, il travailla à rendre leur gloire plus brillante.
Ces jeunes hommes n’avaient ni temple (je veux le répéter encore), ni autel, ni patrie, ni prêtres, ni prophètes ; ils étaient dans un pays étranger ; barbare, au milieu d’une fournaise, au milieu de toute cette armée, sous les yeux du roi qui commandait leur supplice, et ils dressèrent un trophée splendide, et ils remportèrent une insigne victoire, quand ils chantèrent tout à coup cet admirable cantique qui, depuis, se chante, de nos jours encore, sur toute la terre, et se chantera dans tous les siècles.
Voilà donc la vérité ; que personne ne se fasse de mal à soi-même, et personne ne fera de mal à autrui.
Voilà en effet le cantique, la parole que je ne cesserai pas de redire ; car, s’il est vrai que la captivité, la servitude ; l’abandon, la patrie et tous les parents perdus, la mort, les flammes dévorantes, une si grande armée, un tyran si cruel, ont été sans pouvoir contre ces trois jeunes hommes, ces captifs, ces esclaves, ces étrangers, qui se trouvaient au milieu d’étrangers ; s’il est vrai que rien n’a entamé leur vertu, que ces attaques cruelles n’ont abouti qu’à faire éclater la liberté de leur langage, quel mat atteindra l’homme chaste et tempérant ? Non, rien ne peut lui être nuisible, eût-il tout l’univers contre lui. Mais Dieu, me répond-on, les assista dans cette épreuve. C’est Dieu qui les arracha aux flammes, sans doute, assurément, et vous aussi, faites tout ce qui dépend de vous, et vous êtes sûrs que Dieu aussitôt vous accordera son secours.
Cependant si j’admire ces nobles jeunes gens ; si je célèbre leur bonheur ; si je proclame qu’ils sont dignes d’envie, ce n’est pas parce qu’ils ont foulé les flammes sous leurs pieds, parce qu’ils ont vaincu le feu dévorant ; mais parce que c’est pour rendre hommage à la vérité, à la vraie doctrine, qu’ils se sont laissés enchaîner, jeter dans la fournaise et livrer aux fers. Voilà uniquement ce qui leur constitue un glorieux trophée. Du moment qu’ils furent jetés dans la fournaise, la couronne fut mise sur leur front.
Cette couronne, on commença à la tresser, sans attendre l’issue de l’événement, aussitôt qu’ils firent entendre ces paroles prononcées avec une entière confiance, librement, devant tout le peuple, à la face du roi :
Il n’est pas besoin, ô roi, que nous vous répondions sur ce sujet, car notre Dieu, le Dieu que nous adorons peut certainement nous retirer du milieu des flammes de la fournaise et nous délivrer, ô roi, d’entre vos mains ; s’il ne veut pas le faire, nous vous déclarons néanmoins, ô roi, que nous n’honorons point vos dieux, et que nous n’adorons point la statue d’or que vous avez fait élever. (Dan. III, 16, 17 et 18.)
À partir de ces paroles, je constate et proclame leur gloire ; à partir de ces paroles, vainqueurs, triomphants, ils coururent pour saisir l’éclatante couronne du martyre ; confesseurs par les paroles, ils voulurent encore être confesseurs par les effets. Quand ils furent livrés aux flammes, si les flammes respectèrent leur personne, détruisirent leurs liens, leur permirent de demeurer intacts dans le foyer brûlant ; si le feu oublia sa nature ; si la fournaise embrasée devint une source d’eau fraîche, cette œuvre surnaturelle, étonnante, fut le propre de la divine grâce ; ce fut le miracle de Dieu. Pour ces athlètes, même avant ces prodiges, aussitôt qu’ils furent entrés dans la flamme, ils avaient érigé leur trophée, remporté leur victoire ; ils portaient au front leur couronne ; et le ciel et la terre les célébraient ; et rien ne manquait plus à leur gloire.
Que pourrez-vous donc alléguer ?
Vous êtes un exilé banni de votre patrie ? Eux aussi.
Vous avez enduré la captivité, sous des maîtres étrangers ? Eux aussi ; lisez leur histoire.
Mais vous n’avez personne pour vous assister, pour vous diriger, pour vous avertir, pour vous éclairer ? Eux aussi n’avaient personne pour s’occuper d’eux.
Mais on vous livrait aux flammes, mais la mort était sur vous ? Je crois que vous ne pourriez rien nous objecter de plus sinistre ; eh bien ! eux aussi.
Voyez, ils ont persisté à travers toutes ces épreuves. Chaque difficulté ajoutait à leur gloire, à leur gloire de plus en plus éclatante, et grossissait leur récompense dans le ciel.
Les Juifs avaient leur temple, avaient l’autel, l’arche, les chérubins, le propitiatoire, le voile, l’infinie multitude des prêtres. Chaque jour, le culte de Dieu, les sacrifices du matin, les sacrifices du soir, le continuel enseignement des prophètes ; les vivants et les morts parlaient à leurs oreilles, leur rappelant les miracles de l’Égypte, les miracles du désert, tous les autres prodiges. Cette histoire, les Juifs l’avaient dans leurs mains ; la trouvaient inscrite sur leurs murailles, c’était pour eux que tant de faits surprenants s’étaient manifestés, au-dessus de l’ordre de la nature. Et, que dirai-je de toutes les autres marques de la sollicitude, de la providence de Dieu ? Eh bien ! non seulement, ils n’en ont retiré aucun profit ; au contraire, ils y ont trouvé ce qui leur a été nuisible ; élevant dans le temple même, élevant des idoles ; massacrant leurs fils et leurs filles, au pied des arbres ; pratiquant tout ce qui est défendu par la loi ; souillant, de leurs exécrables sacrifices, presque toute la terre de la Palestine ; commettant toutes les abominations imaginables.
Au contraire ; ces jeunes hommes, en pleine barbarie, sur une terre ennemie, dans la demeure d’un tyran, privés de tous les soins, entraînés au supplice, brûlés, non seulement ne souffrirent par là aucun mal, ni petit ni grand ; mais de plus, leur gloire a grandi.
Instruits par ces exemples, par les exemples semblables que réunit l’Écriture inspirée de Dieu (en effet, beaucoup d’exemples de ce genre nous sont fournis par divers personnages), cessons de croire que la difficulté des temps ou des choses, que la nécessité, la violence, la tyrannie des grands de ce monde, puisse nous servir d’excuse quand nous avons péché. Ce que j’ai dit, en commençant mon discours, je veux le redire maintenant encore en le terminant. Celui qui reçoit un dommage, un préjudice, le reçoit de lui-même et non des autres, y eût-il un nombre infini de personnes conspirant à lui faire injustice ; à lui causer préjudice et dommage. Voilà la vérité :
Quand un homme ne se nuit pas à, lui-même, c’est en vain que tout ce qui peuple et les terres et les mers, conspirerait contre toi, ferait irruption sur lui, rien ne peut même effleurer celui gui pratique la vigilance, la tempérance dans le Seigneur.
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