Père Seraphim Rose, Vita Patrum – the life of the Fathers by st. Gregory of Tour, St. Herman of Alaska Brotherhood, Platina, 1988
traduction: hesychia.eu
Une pierre de touche de la vraie orthodoxie est l’amour pour les saints du Christ. Depuis les premiers siècles du christianisme, l’Église a célébré ses saints — d’abord les apôtres et les martyrs morts pour le Christ, puis les pères du désert qui se sont crucifiés pour l’amour du Christ, ainsi que les hiérarques et les pasteurs qui ont donné leurs vies pour le salut de leurs fidèles.
Depuis le début, l’Église a chéri la vie écrite de ses Saints et a célébré leur mémoire dans ses divins offices. Ces deux sources — les Vies et les offices — sont extrêmement importantes pour nous aujourd’hui pour la préservation de la tradition orthodoxe authentique de la foi et de la piété. Les fausses « lumières » de notre époque moderne sont si omniprésentes qu’elles attirent de nombreux chrétiens orthodoxes dans leur « sagesse » creuse, et sans même le savoir, ils sont retirés du véritable esprit de l’orthodoxie et laissés uniquement avec les coquilles vides des rites, des formules et des coutumes orthodoxes. Presque tous les séminaires orthodoxes aujourd’hui (à l’exception du séminaire Holy Trinity à Jordanville, New York) sont des centres de propagation du modernisme dans l’Église, et même quand ils crient « au retour de la tradition » ou au « renouveau patristique », c’est rarement plus qu’une autre mode académique, qui s’inspire généralement des recherches de la tradition catholique romaine et ne conduit pas du tout à un esprit véritablement orthodoxe, mais seulement à des formes encore plus vides. Avoir une éducation au séminaire, même avoir les « bonnes connaissances » sur l’histoire et la théologie orthodoxes, ne suffisent pas.
Une éducation « orthodoxe » moderne typique ne produit le plus souvent que des rationalistes orthodoxes capables de soutenir des débats intellectuels avec des rationalistes catholiques et protestants, mais sans le véritable esprit et le sentiment de l’Orthodoxie. Cet esprit et ce sentiment se communiquent le plus efficacement à travers les vies des saints et dans des sources analogues qui parlent moins du côté extérieur du dogme et du rite correct que du côté intérieur essentiel de la bonne attitude orthodoxe, de son esprit et de la piété orthodoxe. Un grand nombre de ces sources orthodoxes de base, déjà traduites en anglais, ne sont pas utilisées par les chrétiens orthodoxes, car aucune présentation ni introduction orthodoxes appropriées n’ont été données. Essayons ici d’adopter cette approche, en particulier en ce qui concerne les saints orthodoxes occidentaux, qui sont encore si peu connus des chrétiens orthodoxes en Amérique, même si un certain nombre d’entre eux sont révérés depuis des siècles en Orient. Puisse cet effort être un « prologue » approprié (nous verrons par la suite ce que ce mot signifie dans la littérature orthodoxe) à tout un trésor de textes orthodoxes ! Puisse-t-il nous aider tous à mettre de côté notre vaine « sagesse » moderne et à pénétrer plus profondément dans l’esprit de l’Antiquité orthodoxe et de sa littérature.
Les premières vies de saints étaient les actes des martyrs, suivis au 4e siècle, lorsque le désert égyptien a commencé à fleurir avec des moines, par les vies des ascètes, le premier recueil étant la vie de saint Antoine le Grand par St Athanase d’ Alexandrie. Plus tard, des collections de telles vies ont été réalisées et ont été transmises jusqu’à nos jours dans des œuvres telles que les vies de saint Démétrius de Rostov (+ 1709) en slavon et en russe, et le Synaxaire de saint Nicodème de la Sainte Montagne (+ 1809) en grec. Une personne ayant une éducation moderne doit apprendre à aborder ces œuvres, tout comme une personne formée à la peinture classique occidentale doit être rééduquée afin de comprendre l’art tout à fait différent de l’icône. L’hagiographie, comme l’iconographie, est un art sacré et a ses propres lois, qui sont assez différentes de celles de l’art profane. La vie d’un saint n’est pas une simple histoire sur lui, mais plutôt une sélection des événements de sa vie qui révèlent comment Dieu a été glorifié en lui ; et son style est dévot, et souvent exalté et respectueux, afin de donner un ton et un sentiment spirituels appropriés à la narration et d’éveiller chez le lecteur à la fois la piété et la foi. C’est pourquoi un simple récit de la vie d’un saint ne peut jamais remplacer le récit hagiographique original. Une « vie » diffère donc d’une « biographie », tout comme une icône diffère d’un portrait naturaliste.
Outre les vies concrètes des saints, il existe un second type de littérature hagiographique dans l’Église orthodoxe. C’est le matériel qui nous est parvenu dans les Prologues orthodoxes, qui comprend à la fois des vies brèves et des épisodes édifiants de la vie d’hommes saints ainsi que de pécheurs ordinaires. Le nom « Prologue » a été donné à Byzance dès le XIe siècle à des recueils de littérature hagiographique ; il est rapidement apparu également en slavon et est devenu très apprécié des Russes orthodoxes.
Le Prologue est en fait l’un des livres liturgiques de l’Église orthodoxe. Il est destiné à être lu (non chanté, comme les Psaumes) après le sixième cantique du Canon des Matines (dans l’Église russe ; dans l’Église grecque, les Synaxaria sont lus ici). La prose solennelle et didactique de ce livre, donnant tout d’abord une brève vie des saints de l’époque, sert effectivement de « prologue » à la célébration liturgique de ces saints dans la poésie élevée de l’Église, tout comme les Actes des martyrs ont précédé la célébration liturgique des martyrs dans les temps anciens ; cela semble expliquer l’origine de son nom. Cependant, il est assez secondaire que le prologue soit lu strictement « selon le Typicon » à la place qui lui est assignée dans les offices divins. L’esprit de l’Église est la liberté et diverses adaptations de la pratique ancienne sont possibles, si seulement elles servent à l’édification et à la piété des fidèles.
Le Prologue (tout comme la Vie des saints) peut être lu lors des prières du matin ou du soir en famille, aux heures des repas et lors des longues soirées d’hiver — temps désormais usurpé par la télévision, avec sa propre éducation selon l’esprit du monde, même dans la plupart des foyers orthodoxes. Le livre lu ne doit pas nécessairement être le prologue (qui n’existe pas en anglais, en tout cas), mais un autre livre d’inspiration similaire peut être utilisé. Examinons brièvement le prologue lui-même afin de découvrir quelque chose de son esprit — si important pour nous qui vivons dans un siècle sans âme ni esprit — avant de passer à une discussion de livres d’inspiration similaire en Occident.
Dans le Prologue slave imprimé par les Presses synodales de Saint-Pétersbourg en 1896 (deux grands volumes in-folio de quelque 800 pages chacun — assez pour nous donner un aperçu de ce qui manque à notre pauvre orthodoxie américaine !), à la date de 27 juin (choisie au hasard) on trouve ce qui suit :
Premièrement, « la commémoration de notre saint père Sampson l’hospitalier », qui donne un aperçu des bonnes actions de ce saint (moins d’une demi-page). La plupart des jours, il existe plusieurs autres vies brèves similaires, mais ce jour-là, il y a seulement une vie, suivie de plusieurs événements édifiants. Le premier est une « homélie sur Martin le moine qui était à Turov dans l’église des saints martyrs Boris et Gleb, vivant seul en Dieu ». C’est un récit sur la façon dont les saints Boris et Gleb sont apparus à un saint moine russe, lui ont donné à boire et l’ont guéri (une demi-page). Par la suite, il y a un incident un peu plus long tiré des dialogues de saint Grégoire le Grand, le pape de Rome, concernant le presbytère Severus, qui tarda à rendre visite à un mourant et le trouva mort à son arrivée, mais le ramena à la vie pendant sept jours afin qu’il puisse se repentir de ses péchés. D’autres incidents similaires sont transcrits d’ouvrages tels que l’Histoire lausiaque de Palladius (Ve siècle), le Pré spirituel par saint Jean Moschus (VIe siècle) et des Sentences des pères du désert. La dernière entrée pour le 27 juin est une brève homélie « Qu’il est bon de rendre visite aux malades », se terminant par les paroles bibliques du Christ : « Car j’étais malade et vous m’avez visité », ainsi que la conclusion habituelle des lectures quotidiennes : « Gloire Lui est rendue, maintenant et pour les siècles des siècles. ».
On peut facilement voir à quel point ces lectures sont étrangères à l’esprit et au goût de notre époque. C’est ce que certains érudits modernes pourraient appeler des « contes pieux » ou des « histoires miraculeuses » ; il les dédaignerait non seulement pour leurs miracles, mais tout autant pour leur dimension « moralisatrice ». Mais c’est justement ici que le chercheur du véritable esprit orthodoxe doit interroger le savant « objectif ». Pourquoi est-ce que les chrétiens orthodoxes depuis près de deux millénaires ont trouvé des enseignements spirituels et une nourriture dans de telles histoires, et ce n’est que tout récemment, sous la forte influence des « lumières » occidentales modernes, que nos diplômés sophistiqués du séminaire orthodoxe ont commencé à les dédaigner ? Est-ce parce qu’elles ne sont pas vraies ? – Nous verrons plus loin que ce n’est pas du tout le cas. Est-ce parce que nos ancêtres orthodoxes sont vraiment des enfants naïfs qui avaient besoin de tels récits, mais nous-mêmes, plus sophistiqués et plus adultes, pouvons nous en passer ? – Mais alors où tirons-nous notre nourriture orthodoxe en dehors des quelques heures par semaine passées dans les églises et les écoles paroissiales — de la télévision ?!
Ou pourrait-il être que nos ancêtres orthodoxes avaient quelque chose qui nous manque et dont nous avons désespérément besoin pour rester véritablement orthodoxes et transmettre la foi et la piété immuables à notre propre progéniture ? Se pourrait-il que nos ancêtres aient compris quelque chose que beaucoup d’entre nous ont perdu en acquérant les fausses connaissances du monde ? Peut-être, en effet, pouvons-nous trouver dans ces miracles et cette morale qui insultent tellement l’esprit moderne, une dimension manquante de la vision contemporaine, qui, dans sa quête insaisissable d’une « objectivité » à deux dimensions, a perdu la clé d’une sagesse véritable d’une valeur supérieure à celle qu’il pense avoir gagnée.
L’« objectivité scientifique » est aujourd’hui pratiquement dans l’impasse et toutes sortes de vérités sont mises en cause. Mais cette impasse pour la connaissance du monde est peut-être l’ouverture d’un chemin vers une connaissance supérieure, dans laquelle la vérité et la vie ne sont plus séparées, où il est impossible d’avancer dans la vraie connaissance sans une avance correspondante dans la vie morale et spirituelle. Involontairement, les convertis des pays occidentaux à l’orthodoxie — ainsi que les « orthodoxes indigènes » occidentalisés — ont été ramenés à une époque ancienne, alors que le fier rationalisme de la Rome païenne était vaincu par la véritable sagesse du christianisme.
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