1. « Et il advint qu’approchant de Bethphagé et de Béthanie, du mont qu’on appelle des Oliviers, il envoya deux disciples, en disant : Allez au village qui est devant vous ; en y entrant vous trouverez le petit d’une ânesse, attaché, qui n’a pas été monté. »
Il est bien qu’abandonnant les Juifs pour habiter dans le cœur des Gentils, le Seigneur monte au Temple : tel est en effet le temple véritable, où le Seigneur est adoré non pas selon la lettre, mais en esprit (Jn, IV, 24) ; c’est le temple de Dieu, reposant sur l’appareil de la foi, non sur des assises de pierre. Ainsi donc abandon de ceux qui haïssent, élection de ceux qui allaient aimer.
2. Et s’il vient au mont des Oliviers, c’est afin de planter par la vertu d’en haut les jeunes oliviers (Ps. 127, 3), dont la mère est « la Jérusalem d’en haut » (Gal., IV, 26). Sur cette montagne se tient le céleste jardinier : si bien que, tous étant plantés dans la maison de Dieu (Ps. 91, 14), chacun pourra dire pour son compte : « Pour moi, je suis comme un olivier fertile dans la maison du Seigneur » (Ps. 51, 10). Et peut-être la montagne même est-elle le Christ : quel autre en effet portera de tels fruits, non pas d’oliviers ployant sous l’abondance de leurs baies, mais des nations que rend fécondes la plénitude de l’Esprit ? C’est par Lui que nous montons, et vers Lui que nous montons. Il est la porte, Il est la voie ; Il est ouvert, et Il ouvre ; on y frappe à l’entrée, et les parfaits l’adorent.
3. Il y avait donc dans le bourg un ânon, et il était lié avec l’ânesse ; il ne pouvait être détaché que par l’ordre du Seigneur ; la main des Apôtres le détache. Voilà l’activité, voilà la vie, voilà la grâce ; soyez cela, vous aussi, afin de pouvoir délier les captifs.
4. Considérons maintenant qui étaient ceux qui, leur égarement dévoilé, furent chassés du paradis et liés dans une forteresse. Vous voyez comment, expulsés par la mort, la Vie les a rappelés. Aussi lisons-nous selon Matthieu qu’il y avait ânesse et ânon ; de la sorte, comme dans les deux humains l’un et l’autre sexe avait été expulsé, dans les deux animaux l’un et l’autre sexe est rappelé. D’une part donc l’ânesse figurait Ève, mère d’erreur ; d’autre part son petit représentait l’ensemble du peuple des Gentils ; aussi est-ce le petit de l’ânesse qui sert de monture.
5. Et réellement « personne ne l’a monté », car personne avant le Christ n’avait appelé à l’Église les peuples des nations ; aussi bien avez-vous lu en Marc : « Que nul homme encore n’a monté. » (Mc, XI,2). Or il était tenu captif par les liens de l’incrédulité, livré au maître méchant à qui son égarement l’avait asservi, mais qui ne pouvait revendiquer ce domaine, l’ayant obtenu non par droit de nature, mais par une faute. Aussi bien, dire : « le Maître », c’est n’en reconnaître qu’un seul — car il y a bien des dieux et bien des maîtres, mais en un sens général — un seul Dieu et un seul Maître. Aussi, bien que le Maître ne soit pas précisé, Il est désigné non par la mention de sa personne, mais par le caractère universel de sa nature.
6. Marc mentionne : « Lié devant la porte » (Mc, XI, 4) : car quiconque n’est pas dans le Christ est dehors, dans la rue ; mais qui est dans le Christ n’est pas au-dehors. « Sur le passage », ajoute-t-il (Ib.) : là pas de propriété assurée, pas de crèche, pas d’aliments, pas d’étable. Misérable esclavage, dont la condition est indécise : on a bien des maîtres, faute d’en avoir un. Les autres attachent pour posséder ; Celui-ci délie pour retenir : les dons, Il le sait bien, sont plus forts que les liens.
7. Il n’est pas non plus sans intérêt que deux disciples soient envoyés — Pierre à Corneille (Act., X, 24), Paul aux autres… Aussi bien n’a-t-on pas spécifié les personnes, mais indiqué le nombre. Si pourtant quelqu’un réclame des personnes, il peut songer à Philippe, que l’Esprit envoya à Gaza quand il eut baptisé l’eunuque de la reine Candace, et qui d’Azot à Césarée a semé dans toutes les cités la parole du Seigneur (Act., VIII, 26 ssq.).
Enfin n’oublions pas la promesse de renvoyer bientôt, car il allait envoyer ceux qui prêcheraient le Seigneur Jésus dans les contrées des Gentils.
8. En détachant l’ânon, ces envoyés ont-ils parlé de leur propre mouvement ? Nullement : ils ont dit ce que leur avait dit Jésus, pour vous faire reconnaître que ce n’est point par leurs discours, mais par la parole de Dieu, ni en leur propre nom mais en celui du Christ, qu’ils ont répandu la foi parmi les peuples de la Gentilité ; et que les puissances ennemies, qui revendiquaient pour elles les hommages des nations, se sont rendues aux ordres divins.
9. Aussi les Apôtres étendent-ils sous les pas du Christ leurs propres vêtements, soit parce qu’ils devaient relever la splendeur de l’événement en prêchant l’évangile ? car souvent dans les divines Écritures les vêtements sont les vertus ? et celles-ci devaient amollir quelque peu la rudesse des Gentils par leur propre efficacité, si bien qu’ils procureraient par leur zèle empressé le bon office d’une chevauchée aisée et sans heurt. Car le Maître du monde n’a pas mis son plaisir à faire porter son corps visible sur l’échiné d’une ânesse ; mais Il voulait, par un mystérieux secret, sceller l’intime de notre âme, s’installer au fond des cœurs, s’y asseoir, cavalier mystique, y prendre place comme corporellement par sa divinité, réglant les pas de l’âme, bridant les soubresauts de la chair, et habituer le peuple des Gentils à cette aimante direction afin de discipliner ses sentiments. Heureux ceux qui ont accueilli sur le dos de leur âme un tel cavalier ! Heureux vraiment ceux dont la bouche, pour ne pas se répandre en bavardages, a été retenue par la bride du Verbe céleste !
10. Quelle est cette bride, mes frères ? Qui m’enseignera comment elle serre ou délie les lèvres des hommes ? Il m’a fait voir cette bride, celui qui a dit : « afin que la parole me soit donnée pour ouvrir mes lèvres » (Éphés., VI, 19). La parole est donc bride, la parole est aiguillon ; aussi « il vous est fâcheux de regimber contre l’aiguillon » (Act., IX, 5 ; XXVI, 14). Il nous a donc appris à ouvrir notre cour, à endurer l’aiguillon, à porter le joug ; qu’un autre nous apprenne encore à supporter le frein de la langue : car plus rare est la vertu du silence que celle de la parole. Oui, qu’il nous l’apprenne, celui qui, comme muet, n’a pas ouvert la bouche contre l’imposture, prêt pour les fouets (Ps. 37, 14) et ne refusant pas les coups, pour être une docile monture à Dieu.
11. Apprenez d’un familier de Dieu à porter le Christ, puisque Lui vous a porté le premier, quand, pasteur, II ramenait la brebis égarée (Lc, XV, 6) ; apprenez à prêter de bonne grâce le dos de votre âme ; apprenez à être sous le Christ, afin de pouvoir être au-dessus du monde. Ce n’est pas le premier venu qui porte aisément le Christ, mais celui qui peut dire : « Je me suis courbé et abaissé à l’extrême ; je rugissais sous la plainte de mon cœur » (Ps. 37, 9).
Et si vous souhaitez ne pas trébucher, posez sur les vêtements des saints vos pas purifiés ; prenez garde en effet d’avancer les pieds boueux. Gardez-vous de prendre la traverse, abandonnant le chemin jonché pour vous, les voies des Prophètes : car pour ménager aux nations qui viendraient une marche plus assurée, ceux qui précédèrent Jésus ont couvert le chemin de leurs propres vêtements, jusqu’au temple de Dieu. Pour vous faire avancer sans heurt, les disciples du Seigneur, dépouillant le vêtement de leur corps, vous ont, par leur martyre, frayé la voie à travers les foules hostiles. Si pourtant quelqu’un veut l’entendre ainsi, nous ne contestons pas que l’ânon marchait également sur les vêtements des Juifs.
12. Mais que veulent dire ces rameaux brisés ? À coup sûr, ils embarrassent habituellement les pas qui les foulent. Je serais bien perplexe, si plus haut le bon jardinier du monde entier ne m’avait appris que « déjà la cognée est mise aux racines des arbres » (Lc, III, 9) : à la venue du Seigneur Sauveur elle abattra les stériles, et jonchera le sol de la vaine parure des nations sans fruit, que fouleront les pas des fidèles, afin que, renouvelés dans leur âme et esprit, les peuples puissent, comme les pousses de nouveaux plants, surgir sur les vieilles souches.
13. Ne méprisez donc pas cet ânon : de même que la peau des brebis peut couvrir des loups rapaces (Matth., VII, 15), de même inversement un cœur humain peut se cacher sous les dehors d’une bête ; car sous le vêtement du corps, qui nous est commun avec les animaux, vit l’âme que Dieu remplit. Qu’il y ait là une figure des hommes, saint Jean l’a mis en pleine clarté, quand il ajoute qu’ils prirent en mains la fleur des palmiers (Jn, XII, 13) ; car « le juste fleurira comme le palmier » (Ps. 91, 13). Ainsi, à l’approche du Christ, se dressaient, dépassant les épaules des hommes, les étendards de la justice et les emblèmes des triomphes. Pourquoi la foule s’étonne-t-elle du mystère qui s’accomplit ? Bien qu’ignorant ce qui l’étonné, elle admire pourtant que sur cet ânon la Sagesse ait pris place, la vertu soit assise, la justice établie.
14. Ne méprisez pas non plus cette ânesse : jadis elle a vu l’ange de Dieu, qu’un homme ne pouvait voir (Nombr., XXII, 23 ssq.). Elle a vu, elle s’est rangée, elle a parlé, pour vous apprendre que dans les temps qui suivraient, à l’avènement du Grand Ange (Is., IX, 6) de Dieu, les Gentils, ânes jusque-là, parleraient.
15. Avec à-propos Luc nous fait lire que les foules qui louaient Dieu vinrent à sa rencontre au pied de la montagne, pour marquer que l’ouvrier du mystère spirituel leur était arrivé du ciel. La foule donc reconnaît Dieu, l’acclame roi, rappelle la prophétie : « Hosanna au Fils de David », en d’autres termes déclare que le Rédempteur attendu de la maison de David est venu, et qu’il est aussi fils de David par la chair : oui, cette même foule qui dans un instant le crucifiera. Marque vraiment mémorable de l’action divine ! Elle leur arrache, malgré eux, un témoignage contre eux-mêmes, puisqu’ils renient dans leurs cœurs Celui que leurs voix proclament. De là cette parole du Seigneur : « S’ils se taisaient, les pierres crieraient » ; et ce ne serait pas merveille que, contre leur nature, les rochers fassent retentir les louanges du Seigneur, quand, plus durs que les roches, ses meurtriers le proclament ; ou encore, c’est que, les Juifs se taisant après la Passion du Seigneur, les pierres vivantes dont parle Pierre devaient crier (I Pierre, II, 5). Donc la foule, bien qu’avec des sentiments contradictoires, escorte Dieu à son temple avec des louanges.
Ambroise de Milan, Traité sur l’Évangile de s. Luc, II, Livre IX, Sources chrétiennes, no. 52, Les Éditions du Cerf, Paris, 1958, pp. 141-146
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