Durtal leva le nez et sur un porche ouvert dans le flanc de l’église Saint-Sulpice, il lut cette pancarte : on peut visiter les tours.
– Montons, fit Des Hermies.
– Pourquoi faire ? Par ce temps !
Et Durtal désigna du doigt des nuages noirs qui fuyaient, tels que des fumées d’usines, dans un firmament limoneux, si bas, que les tuyaux en fer-blanc des cheminées semblaient entrer dedans et le créneler, au-dessus des toits, d’entailles claires.
– Outre que je n’ai pas envie de tenter l’escalade d’une série désordonnée de marches, que veux-tu examiner là-haut ? Il bruine et la nuit tombe ; non, par exemple !
– Qu’est-ce que cela te fait de te promener là ou autre part ? Viens, je t’assure que tu verras des choses dont tu ne te doutes guère.
– Enfin, tu as un but ?
– Oui.
– Il fallait donc le dire ! – Et, à la suite de Des Hermies, il s’engouffra sous le porche ; un petit fumignon d’essence, pendu à un clou, éclairait, au fond du caveau, une porte. C’était l’entrée des tours.
Longtemps ils grimpèrent dans les ténèbres d’un escalier en pas de vis. Durtal se demandait si le gardien n’avait pas délaissé son poste, quand une lueur rougeoya sur le tournant du mur et ils se heurtèrent, en pivotant, contre un quinquet, devant une porte.
Des Hermies tira un cordon de sonnette ; la porte disparut. Ils avaient au-dessus d’eux, à la hauteur de la tête, sur des marches, les pieds éclairés d’une personne perdue dans l’ombre.
– Tiens, c’est vous, monsieur Des Hermies ; – et décrivant un arc de cercle, un corps de femme âgée se pencha dans la lumière. – Ah ! Bien, c’est Louis qui sera content de vous voir !
– Et il est là ? Fit Des Hermies qui serra la main de cette femme.
– Il est dans la tour ; mais vous ne vous reposez pas un peu ?
– Non, en descendant, si vous le voulez bien.
– Alors, montez jusqu’à ce que vous aperceviez une porte à claire-voie, oh ! Que je suis bête, vous le savez aussi bien que moi !
– Mais oui… mais oui… à tout à l’heure ; que je vous présente, en passant, mon ami Durtal.
Durtal s’inclina, ahuri, dans l’ombre.
– Ah ! Monsieur, Louis qui désirait tant faire votre connaissance, comme cela se trouve !
– Où me mène-t-il ? Se disait Durtal qui tâtonnait de nouveau, derrière son ami, dans le noir, suivant les courtes lueurs jaillies des barbacanes, retombant dans la nuit, rencontrant, au moment où il se perdait, des filets de jour.
Cette ascension ne finissait pas. Ils aboutirent enfin à la porte à barreaux, poussée contre. Ils entrèrent, se trouvèrent sur un rebord de bois, au-dessus du vide, sur la margelle en planche d’un double puits ; l’un, creusé sous leurs pieds, l’autre élevé au-dessus d’eux.
Des Hermies, qui paraissait être là dedans chez lui montra, d’un geste, les deux abîmes.
Durtal regarda.
Il était au milieu d’une tour qu’emplissaient, du haut en bas, des madriers énormes en forme d’x, des poutres assemblées, frettées par des barres, boulonnées par des rivets, réunies par des vis grosses comme le poing. Durtal ne voyait personne. Il tourna sur la console, le long du mur, se dirigea vers la lumière qui pénétrait par les auvents inclinés des abat-sons.
Penché sur le précipice, il discernait maintenant, sous ses jambes, de formidables cloches pendues à des sommiers de chêne blindés de fer, des cloches au vase de métal sombre, des cloches d’un airain gras, comme huilé, qui absorbait, sans les réfracter, les rayons du jour.
Et, au-dessus de sa tête, dans l’abîme d’en haut, en se reculant, il apercevait de nouvelles batteries de cloches ; celles-là, frappées dans leur fonte d’une effigie d’évêque en relief, allumées, au dedans, à la pause, à l’endroit usé par le battant, d’une lueur d’or.
Rien ne remuait ; mais le vent claquait par les lames couchées des abat-sons, tourbillonnait dans la cage des bois, hurlait dans la spirale de l’escalier, s’engouffrait dans la cuve retournée des cloches. Soudain, un frôlement d’air, un souffle silencieux de vent moins aigre lui fouetta les joues. Il leva les yeux, une cloche rabattait la bise, entrait en branle. Et tout à coup, elle sonna, prit son élan, et son battant, semblable à un gigantesque pilon, broya dans le bronze du mortier des sons terribles. La tour tremblait, la margelle sur laquelle il se tenait trépidait comme le plancher d’un train ; un grondement, continuel, énorme, roulait brisé par le fracassant éclat des coups.
Il avait beau explorer le plafond de la tour, il ne découvrait personne ; il finit pourtant par entrevoir une jambe lancée dans le vide qui culbutait l’une des deux pédales de bois attachées au bas de chaque cloche, et, se couchant presque sur les madriers, il aperçut enfin le sonneur, retenu par les mains à deux crampons de fer, se balançant au-dessus du gouffre, les yeux au ciel.
Durtal fut stupéfié, car jamais il n’avait vu une telle pâleur et une si déconcertante face. Cet homme n’avait pas le ton de cierge des convalescences, ni le ton mat des parfumeuses auxquelles les odeurs ont décoloré le derme ; ce n’était pas encore la chair poussiéreuse, tournée au gris, des porphyriseurs des tabacs qu’on prise ; c’était le teint livide exsangue des prisonniers au Moyen Âge, le teint maintenant ignoré de l’homme interné jusqu’à sa mort dans un cachot pluvieux, dans un noir in-pace, sans air.
L’œil était bleu, proéminent, en boule, l’œil à larmes des mystiques, mais il était singulièrement contredit par une moustache en chiendent sec de Kaiserlick ; cet homme était tout à la fois dolent et militaire, presque indéfinissable.
Il lança un dernier coup de pied sur la pédale de sa cloche et, d’un recul de reins, reprit son équilibre. Il s’essuya le front, sourit à Des Hermies.
– Ah bien, dit-il, vous étiez là !
Il descendit et lorsqu’il sut le nom de Durtal, sa face s’éclaira ; il lui prit la main.
– Vous pouvez dire, monsieur, que vous étiez attendu. Il y a assez longtemps que notre ami vous cache, tout en parlant constamment de vous.
– Venez, reprit-il, d’un ton joyeux, que je vous fasse visiter mon petit domaine ; j’ai lu vos livres, il n’est pas possible que vous n’aimiez pas, vous aussi, les cloches ; mais c’est d’un peu plus haut qu’il les faut voir.
Et il sauta dans un escalier, tandis que Des Hermies poussait Durtal devant lui, fermait la marche.
Pendant que l’ascension reprenait dans la mèche à vrille :
– Mais pourquoi ne m’as-tu pas dit que ton ami Carhaix, — car c’est lui, n’est-ce pas, — était sonneur ? Demanda Durtal.
Des Hermies ne put répondre, car ils débouchaient, à ce moment, sous la voûte en pierre de taille de la tour et Carhaix, s’effaçant, les laissait passer. Ils se trouvaient dans une pièce ronde percée au centre, à leurs pieds, d’un grand trou, cerclé d’une balustrade de fer, corrodée par la cendre orangée des rouilles.
En s’approchant, l’œil plongeait jusqu’au fond de l’abîme. C’était la vraie margelle en moellons d’un véritable puits ; et ce puits semblait être en réparation, car l’échafaudage croisé des poutres qui soutenait les cloches paraissait être dressé, du haut en bas du tube, pour étayer les murs.
– Approchez sans crainte, dit Carhaix, et dites-moi, monsieur, si ce ne sont point là de belles filleules ! – Mais Durtal l’écoutait à peine ; il se sentait mal à l’aise dans ce vide, attiré par ce trou béant d’où s’échappait, en de lointaines bouffées, le tintement moribond de la cloche qui oscillait sans doute encore, avant que de rentrer immobile, dans un complet repos.
Il se recula.
– Vous n’avez pas envie de visiter le haut des tours ? Reprit Carhaix, en désignant un escalier de fer, scellé dans la muraille même.
– Non, ce sera pour un autre jour.
Ils redescendirent et Carhaix, maintenant silencieux, ouvrit une nouvelle porte. Ils s’avancèrent dans une immense remise qui contenait des statues colossales et cassées de saints, des apôtres patraques et lépreux, des Saint Mathieu amputés d’une jambe et perclus d’un bras, des Saint Luc escortés d’une moitié de bœuf, des Saint Marc bancroches et privés d’une partie de barbe, des Saint Pierre érigeant des moignons dépourvus de clefs.
– Autrefois, dit Carhaix, il y avait ici une balançoire ; c’était plein de gamines ; l’on a abusé comme de tout… au crépuscule, il se passait, pour quelques sous, des choses ! Le curé a fini par faire enlever la balançoire et fermer la pièce.
– Et cela ? Fit Durtal, apercevant dans un coin un énorme fragment de métal rond, une sorte de demi-calotte géante, veloutée de poussière, treillissée par de légères toiles semées, ainsi que des éperviers granulés de boulettes de plomb, de corps repliés d’araignées noires.
– Ça ! Ah, monsieur ! – Et l’œil perdu de Carhaix se récupéra et prit feu ; ça, c’est le cerveau d’une très vieille cloche qui rendait des sons comme il n’y en a plus ; celle-là, monsieur, elle sonnait du ciel !
Et subitement il s’emballa.
– Voyez-vous, Des Hermies a dû vous le dire, c’est fini, les cloches ; ou plutôt c’est les sonneurs dont il n’y a plus ! à l’heure qu’il est, ce sont des garçons charbonniers, des couvreurs, des maçons, d’anciens pompiers, ramassés pour un franc sur la place, qui font la manœuvre ! Ah ! Il faut les voir ! Mais c’est pis que cela ; si je vous racontais qu’il y a des curés qui ne se gênent pas pour vous dire : racolez dans la rue des soldats ; pour dix sous, ils feront l’affaire. Oui, si bien qu’il y en a un dernièrement, à Notre-Dame, je crois, qui n’a pas retiré sa jambe à temps ; la cloche est revenue à toute volée dessus et l’a coupée nette, comme un rasoir.
Et ces gens-là, ils dépensent des trente mille francs pour des baldaquins, ils se ruinent pour des musiques, il leur faut du gaz dans leur église, un tas de tra-la-la, est-ce que je sais, moi ? Quant aux cloches, ils lèvent les épaules, lorsqu’on leur en parle. Savez-vous, monsieur Durtal, que nous ne sommes plus à Paris que deux accordants, moi et le père Michel qui n’est pas marié et qu’on ne peut, à cause de ses mœurs, attacher régulièrement à une église. Cet homme-là, c’est un accordant qui n’a pas son pareil ; mais, lui aussi, il se désintéresse ; il boit et, saoul ou pas saoul, il travaille et après cela, il reboit et il dort.
Ah ! Oui, que c’est bien fini ! – Tenez, ce matin, Monseigneur a fait sa tournée pastorale en bas. À huit heures, il fallait sonner son arrivée ; les six cloches que vous avez vues ici, marchaient. Nous étions attelés à seize, dessus. Eh bien, c’était une pitié ; ces gens-là ils brimbalaient comme des propres à rien, ils ruaient à contretemps, ils sonnaient la gouille !
Ils descendirent, Carhaix gardait maintenant le silence.
– Les cloches, fit-il en se retournant et en fixant Durtal de ses yeux dont l’eau bleue entrait en ébullition ; mais, monsieur, c’est la véritable musique de l’église, cela !
Ils débouchèrent au-dessus même du parvis, dans la grande galerie couverte sur laquelle sont posées les tours. Alors Carhaix sourit et montra tout un jeu de minuscules clochettes, installé entre deux piliers, sur une planche. Il tirait les ficelles, agitait le frêle cliquetis des cuivres, écoutait, ravi, les yeux hors du front, la moustache rebroussée d’un coup de lèvres, le léger saut des notes que buvait la brume.
Et subitement, il rejeta ses ficelles. C’était jadis ma toquade, dit-il, j’avais voulu former ici des élèves, mais personne ne se soucie d’apprendre un métier qui rapporte de moins en moins, car on ne sonne même plus les mariages et personne maintenant ne monte aux tours !
Au fond, reprit-il en descendant, moi, je ne peux me plaindre. Les rues d’en bas m’ennuient ; ça me brouille quand je mets les pieds dehors ; aussi, je ne quitte mon clocher que le matin, juste pour aller chercher des seaux d’eau au bout de la place, mais ma femme s’ennuie à cette hauteur ; puis, c’est terrible ; la neige pénètre par toutes les meurtrières, elle s’amasse, et quelquefois l’on gît, bloqué, quand le vent souffle en foudre !
Ils étaient arrivés devant le logement de Carhaix.
– Entrez donc, messieurs, dit la femme qui les attendait sur le pas de la porte ; vous avez bien gagné un peu de repos. Et elle désigna quatre verres qu’elle avait préparés sur la table.
Le sonneur alluma une petite pipe de bruyère, tandis que Des Hermies et Durtal roulaient des cigarettes.
– Vous êtes bien ici, dit Durtal, pour parler. Il se trouvait dans une pièce énorme, taillée en pleine pierre, voûtée, éclairée près du plafond par une fenêtre en demi-roue. Cette pièce, carrelée, mal couverte par un méchant tapis, était très simplement meublée d’une table ronde de salle à manger, de vieilles bergères en velours d’Utrecht d’un bleu d’ardoise, d’un petit buffet sur lequel s’entassaient des faïences bretonnes, des pichets et des plats, et en face de ce buffet en noyer verni, d’une petite bibliothèque de bois noir qui pouvait contenir une cinquantaine de livres.
– Vous regardez les bouquins, dit Carhaix qui avait suivi des yeux Durtal. Oh ! Monsieur, il faut être indulgent, je n’ai là que des outils de mon métier !
Durtal s’approcha ; cette bibliothèque paraissait surtout composée d’ouvrages sur les cloches ; il lut des titres :
Sur un très antique et très mince volume en parchemin, il déchiffra une écriture à la main, couleur de rouille : « de Tintinnabulis », par Jérôme Magius (1664), puis, pêle-mêle, un « Recueil curieux et édifiant sur les cloches de l’église », par Dom Rémi Carré. Un autre « Recueil édifiant » et anonyme ; un « Traité des cloches », de Jean-Baptiste Thiers, curé de Champrond et de Vibraye, un pesant volume d’un architecte du nom de Blavignac, un autre moins gros intitulé : « Essai sur le symbolisme de la cloche », par un prêtre du clergé paroissial, à Poitiers ; une « Notice » de l’abbé Barraud, enfin toute une série de plaquettes, couvertes de papier gris, brochées sans couvertures imprimées et sans titres.
– Ce n’est rien, fit Carhaix avec un soupir ; les meilleurs manquent : le « De Campanis Commentarius », d’Angelo Rocca et le « de Tintinnabulo », de Percichellius ; mais dame, c’est rare, et puis c’est si cher quand on les trouve !
Durtal embrassa d’un coup d’œil les autres livres ; c’étaient pour la plupart des ouvrages pieux : des bibles latines et françaises, des Imitations de Jésus-Christ, la Mystique de Gorres en cinq tomes, l’histoire et la théorie du symbolisme religieux de l’abbé Aubert, le dictionnaire des hérésies de Pluquet, puis des vies de Saints.
J.-K. Huysmans, Là-Bas, Librairie Plon, Paris, 1908, p. 28-36
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