L’Histoire n’est pas une discipline (pour ne pas dire « science », ce qui serait aussitôt contesté) inoffensive, contrairement à l’image paisible ou romancée que l’on en a généralement. Tout travail historique solide, c’est-à-dire autant que possible sans préjugés, sans a priori, utilisant le maximum de sources à notre disposition, sans effectuer de choix entre elles, mais une hiérarchie de leur valeur, selon leur finalité, donc tout travail conduit avec conscience et rigueur produit toujours un trouble. Cette histoire en effet remet généralement en question des images toutes faites de ce passé, des traditions et jugements concernant telle ou telle période, des opinions et parfois des idéologies et apporte de ce fait des troubles, des polémiques et des contestations. Ce fut le cas de toutes les grandes œuvres historiques, et le livre que nous présentons aujourd’hui ne sera pas une exception.
J’ose dire que c’est une grande œuvre historique par le scrupule dans l’examen des sources, par la recherche de leur existence [1] (mais bien entendu, on ne peut jamais parler d’exhaustivité !), par l’audace de s’attaquer à un facteur historique de première grandeur et trop souvent laissé de côté. Dans le courant général d’attitude positive envers l’Islam dont nous avons déjà parlé — dans la préface du livre précédent [2] —, on n’aime pas faire allusion au jihâd. Ce serait, aux yeux des Occidentaux une sorte de tache noire sur la grandeur et la pureté de l’Islam. Or ce livre, qui est la suite du précédent, élargit considérablement les perspectives puisque, à l’étude déjà effectuée de la dhimmitude, il ajoute, en alternative, le jihâd. On nous présente en alternative « incontournable » le jihâd ou la dhimmitude : deux institutions complémentaires, et en présence de l’islam nous sommes obligés de passer par l’une ou l’autre! Encore faut-il préciser ce jihâd : il y a beaucoup d’interprétations. Tantôt, quand il y est fait allusion, on insiste principalement sur le caractère spirituel de ce « combat ». En réalité, il s’agirait d’une « façon de parler » pour désigner la lutte que le fidèle doit mener contre ses mauvais penchants, contre sa tendance à l’infidélité, etc. L’homme en lutte contre lui-même (ce que nous connaissons bien dans le christianisme, et nous nous trouvons alors une fois de plus sur un terrain commun !), et je sais bien que ceci fut en effet soutenu dans certaines écoles islamiques. Mais, même si cette interprétation est exacte, elle ne couvre pas, de loin, tout le champ du jihâd. Tantôt on préfère voiler les faits, les mettre entre parenthèses. Dans une grande encyclopédie, on lira ainsi des phrases telles que : « aux vme et ixesiècles, l’Islam s’est répandu… » « Tels et tels pays sont passés aux mains des musulmans… » Mais on se garde bien de dire comment l’Islam s’est répandu, comment les pays sont « passés aux mains »… On dirait absolument que les choses se sont faites d’elles-mêmes, par une opération soit miraculeuse soit amicale… Dans cette expansion peu de mots sur le jihâd. Et pourtant, tout s’est effectué par la guerre!
Ce livre qu’on va lire met clairement en lumière ce que l’on cache, je dirais soigneusement, tant l’accord se fait dans ce silence, qui ne peut être que le fruit d’un accord tacite fondé sur des présupposés implicites. En face de cet accord ce livre paraîtra blasphématoire et on le qualifiera de polémique, simplement parce qu’il remet en lumière des faits, des séries de faits, des cohérences dans l’action, je dirai une permanence, qui montre qu’il ne s’agit nullement d’événements accidentels. Mais malgré cette mise en lumière, ce livre n’est pas polémique, car l’auteur reconnaît sans peine toutes les grandes œuvres de la civilisation musulmane et n’exclut en rien les valeurs de cette civilisation. Et l’auteur souligne que les victoires de l’Islam sont dues à la qualité militaire de son armée, ainsi qu’à l’existence d’hommes d’État de grande valeur. De même, autre qualité que nous avions trouvée dans The Dhimmî, l’auteur tient le plus grand compte des diversités, des nuances, ne globalise pas, ne généralise pas à partir de quelques faits. Tenant le plus grand compte des sources, il note les diversités selon les époques et les situations.
Mais un double fait majeur transforme le jihâd en tout autre chose que les guerres traditionnelles, menées par ambition, par intérêts, avec des objectifs limités, où la situation « normale » c’est la paix entre les peuples, la guerre constituant un événement spectaculaire qui doit s’achever par un retour à la paix. Ce double facteur est d’abord le caractère religieux, ensuite le fait que la guerre est devenue une institution (et non plus un « événement »). On traduit généralement jihâd par « guerre sainte », (ce terme n’est pas heureux) : ce que ceci évoque c’est que cette guerre est à la fois provoquée par un vif sentiment religieux, ensuite que son objectif premier n’est pas tant de conquérir des terres mais d’islamiser les populations. Cette guerre est un devoir religieux. Sans doute on dira que toute religion dans sa phase d’expansion risque de conduire à la guerre, que cent fois au cours de l’histoire il y a eu des guerres religieuses, et c’est maintenant un lieu commun de faire ce rapport [3]. Et la passion religieuse s’exprime donc parfois ainsi. Mais il s’agit de « passion », il s’agit surtout d’un fait dont on n’a pas de peine à démontrer qu’il ne correspond pas au message fondamental de cette religion. Ceci est évident pour le christianisme. Dans l’islam au contraire le jihâd est une obligation religieuse. Il fait partie des œuvres que le fidèle doit accomplir, il est la voie normale d’expansion de l’Islam. Et ceci se trouve répété des dizaines de fois dans le Coran. Donc le fidèle n’est pas en contradiction avec le message religieux : tout au contraire, c’est de cette façon qu’il obéit le mieux. Et les faits qui sont ici minutieusement rapportés et analysés montrent bien que le jihâd n’est pas une « guerre spirituelle », mais tout à fait militaire et conquérante. Il exprime la concordance entre le « livre fondateur » et l’œuvre pratique des fidèles. Mais les choses ne sont pas simples, montre clairement Bat Ye’or. Car le jihâd n’est pas seulement guerre vers l’extérieur, il peut éclater à l’intérieur même du monde musulman, et les guerres entre les musulmans furent nombreuses, mais toujours avec les mêmes traits.
Le second grand caractère spécifique est donc que le jihâd est une institution et non pas un événement, c’est-à-dire qu’il fait partie du fonctionnement normal du monde musulman. Il l’est à un double titre. D’abord en ce que cette guerre crée des institutions, qui en sont la conséquence. Bien entendu, toutes les guerres entraînent, du fait qu’il y a vainqueurs et vaincus, des changements institutionnels, mais ici nous sommes en présence d’un aspect très différent. Les populations vaincues changent de statut (deviennent dhimmî), la sharî’a tend à s’appliquer intégralement, bouleversant le droit antérieur du pays, etc. Les conquêtes ne sont pas des territoires ayant simplement changé de « propriétaire », mais elles entrent à la fois dans une idéologie (religieuse) collective et obligée (sauf à recevoir la condition de dhimmî) et dans un appareil administratif, en réalité fort perfectionné [4]. Enfin, dans cette perspective le jihâd est une institution en ce sens qu’il participe largement à la vie économique du monde islamique. Comme la dhimmitude. Ce qui implique d’ailleurs une conception originale de cette vie économique comme le montre bien l’auteur. Mais le plus important est de saisir que le jihâd est en lui-même une institution. C’est-à-dire une pièce organique de la société musulmane. Devoir religieux d’une part, elle entre dans l’organisation religieuse, comme les pèlerinages, etc. L’essentiel n’est pourtant pas là : il dérive de la division du monde dans la pensée (religieuse) de l’Islam. Le monde, Bat Ye’or le montre merveilleusement, est divisé en deux : il y a le dâr al-islâm et le dâr al-harb, c’est-à-dire le « pays de l’islam » et « le pays de la guerre ». Ainsi le monde n’est plus divisé en nations, peuples, tribus, etc., non, tout cela est placé en bloc dans le monde de la guerre, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’autres relations possibles avec le monde extérieur, que la guerre. La terre appartient à Allah, et il faut que tous les habitants de la terre le reconnaissent; pour cela, un seul moyen : la guerre. Celle- ci est donc bien une institution, non pas éventuelle, accidentelle, mais constitutive de la pensée, de l’organisation, des structures de ce monde. Il n’y a pas de paix possible avec ce monde de la guerre. Bien entendu on est obligé parfois de s’arrêter, il y a des circonstances où il vaut mieux ne pas faire la guerre. Le Coran le prévoit. Mais cela ne change rien : la guerre reste une institution, c’est-à-dire qu’elle doit reprendre, sitôt que les circonstances le permettent.
J’ai beaucoup insisté sur les caractères de cette guerre, parce qu’il y a de nos jours tant d’affirmations concernant la tolérance, le pacifisme fondamental de l’islam, qu’il fallait rappeler son caractère… fondamentalement guerrier! L’auteur d’ailleurs donne une explication lumineuse sur l’« islamisation », processus complexe par lequel les populations islamisées supplantèrent les peuples, les civilisations, les religions dans les pays conquis, et ceci comportant deux phases, facteurs de fusion (absorption des cultures locales, conversion) et des facteurs conflictuels (massacres, esclavage, etc.). Les situations conflictuelles et de fusion pouvant d’ailleurs coexister. Malgré quoi, il y a bien deux phases : la première, la guerre. La seconde, l’imposition du statut de dhimmî.
Telles sont les bases sur lesquelles vont se développer à la fois l’expansion de l’islam, et ensuite l’évolution que rien n’a pu empêcher provenant de la relation de cet Empire avec l’Occident, évolution qui semble inverser le courant, puisque d’une part il y aura conquête par l’Occident de nombreux pays islamiques, d’autre part des « valeurs » occidentales influenceront ce monde. Mais si certaines de ces valeurs sont une sorte de défi (par exemple, la Tolérance) conduisant à prouver que l’islam les pratique, d’autres vont en quelque sorte renforcer la tendance majeure : le nationalisme, par exemple. Mais quelles que soient les évolutions, il ne faut jamais oublier qu’elles ne peuvent être que superficielles, parce que des doctrines et comportements reposaient sur le fondement religieux : or, celui-ci peut sembler s’affaiblir ou se modifier, néanmoins subsiste toujours ce que j’ai appelé ailleurs la « rémanence du religieux ». C’est-à-dire le fait que même s’il ne subsiste d’une religion anciennement forte, aujourd’hui, en apparence négligée, que des rites, des structures, des coutumes, il suffit, sur ces apparentes survivances, d’une étincelle pour que tout, aussitôt, revive parfois avec violence. Et c’est ce que nous voyons magistralement décrit dans ce livre. La situation que l’on croyait apurée, périmée, revit, et nous nous trouvons à nouveau en présence de ce choix fondamental : le monde est toujours divisé en monde de l’islam et monde de la guerre. Et à l’intérieur de l’umma il n’y a de possibilité de vivre pour l’infidèle que la dhimmitude.
Ce qui conduit l’auteur à poser la question, pour l’actualité, angoissante : « Dhimmitude de l’Occident »? Après avoir ainsi parcouru treize siècles d’une histoire, lue au travers de cette question, nous venons donc à notre situation, dont nous sentons bien F ambiguïté, la fragilité, et que nous comprenons mal, faute d’avoir une vue claire d’une alternative qui, explicite ou non, se repose tout au long de ces siècles, et que ce livre a l’immense mérite d’analyser avec rigueur. L’auteur a le courage d’examiner (sommairement, ce n’est pas l’objet de son livre) si un certain nombre d’événements, de structures, de situations que nous connaissons en Occident, ne relèvent pas déjà d’une sorte de dhimmitude de l’Occident par rapport au monde islamique ayant repris sa guerre et son expansion. Prises d’otages, terrorisme, destruction du christianisme libanais, affaiblissement des Églises d’Orient, (sans compter la volonté de détruire Israël), et, en réciproque, la réaction de défense de l’Europe (infrastructure antiterroriste, impact psychologique d’un « terrorisme » intellectuel, contraintes politiques et judiciaires du chantage terroriste), tout cela rappelle exactement la résurgence de la politique traditionnelle de l’Islam. Certes de nombreux gouvernements musulmans tentent de combattre le courant islamiste, mais pour y arriver, il faudrait à la fois une refonte totale des mentalités, une désacralisation du jihâd, une prise de conscience autocritique de l’impérialisme islamique, une acceptation de la laïcité du pouvoir politique, et le rejet de certains dogmes coraniques. Certes, après tout ce que nous avons vu se produire en Union soviétique, ce n’est pas impensable, mais quelle mutation globale cela impliquerait-il, changement de tout un courant historique et réforme d’une religion remarquablement structurée! Ce livre permet donc de faire le point même pour notre situation moderne, comme d’ailleurs toute vraie étude historique devrait le permettre, sans, bien entendu, commettre des assimilations artificielles et en se rappelant que l’histoire ne se répète pas.
Jacques Ellul
Bordeaux, juillet 1991.
[1] À ce sujet il faut lire bien attentivement la partie critique de la conclusion. Critique des a priori d’un grand nombre de travaux historiques, critique des explications apportées à la légitimité du jihâd ou de l’adoption pure et simple des thèses musulmanes. Mais aussi l’originalité qui a consisté à constater que la plupart des travaux sont fondés sur ce que les Arabes eux- mêmes ont écrit, sans tenir compte des sources émanant des peuples soumis et conquis. Comme si les premiers étaient forcément honnêtes et les seconds partiaux ! Après avoir si souvent donné la parole à l’Islam, pourquoi ne pas écouter aussi tous ces peuples conquis puis libérés, Grèce, Roumanie, Bulgarie, Serbie, etc. Tel est le grand mérite et l’une des nouveautés de ce livre.
[2] The Dhimmi: Jews and Christians under Islam, préface de J. Ellul, New Jersey – Londres, 1985, p. 25-33.
[3] Voir, par exemple, le livre collectif Les Religions et la Guerre, sous la direction de Pierre Viaud, Éd. du Cerf, 1991.
[4] Quant à cet appareil, il peut laisser apparaître, comme le montre ce livre, un certain désordre, mais en réalité cela provient de l’extrême complexité de cet Empire (et notre livre est encore une fois très nuancé), car dans la réalité, il y a une grande unité fondamentale de cet appareil.
Bat Ye’Or, Les chrétientés d’Orient entre Jihâd et Dhimmitude – VIIe-XXe siècle, Les Éditions du Cerf, Paris, 1991, p. I-VI
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