Indésirables
Par Vincent Kundukulam [1]
La religion n’a pas perdu son poids dans la société contemporaine, comme les philosophes modernes l’avaient prédit dans les siècles passés. L’homme a besoin de Dieu et de la religion pour affronter les crises de la vie. Par conséquent, les expressions sociales de religiosité augmentent dans toutes les régions du monde. En ce qui concerne l’Inde, les temples, les mosquées et les églises sont toujours pleines, et les centres de pèlerinage nationaux sont plus visités que jamais.
Dans l’Inde postindépendante, les tentatives pour construire l’identité de la nation par le biais de la culture hindoue, la religion majoritaire du pays, ont ouvert la voie à l’extrémisme religieux qui est connu sous le nom d’hindutva.
Les chrétiens en Inde sont surtout menacés par les communalistes[2] hindous, dont le leader est le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS). Ce mouvement fondateur de l’hindutva est né en 1925, et aujourd’hui il y a plus de cinquante associations rattachées au Sangh Parivar, comme le BJP (parti politique), le VHP (front religieux). Le mot « parivar » veut dire : la famille. Le terme Sangh Parivar désigne l’ensemble des associations qui croient à l’idéologie de l’hindutva.
La présence chrétienne en Inde
Selon les statistiques de 2011, la population indienne atteint 1,2 milliard et l’Inde est le deuxième pays le plus peuplé du monde après la Chine. Presque 17,5 % de la population du monde habite en Inde. Parmi ces 1,2 milliard d’habitants, 18,47 % appartiennent à des « religions se disant minoritaires en Inde » : musulmans, chrétiens, sikhs, bouddhistes et jaïns. Ainsi y a-t-il environ 830 millions d’hindous, 140 millions de musulmans, 24 millions de chrétiens, 19 millions de sikhs, 8 millions de bouddhistes et 4 millions de jaïns[3].
La présence chrétienne n’est pas uniforme mais fortement concentrée dans certaines régions. Catherine Clémentin-Ojha, l’une des spécialistes de l’anthropologie indienne, divise la chrétienté en Inde en trois zones selon la présence numérique des fidèles. La première zone est constituée du sud et du nord-est du pays où se trouvent 50 % des chrétiens. Elle couvre au Sud les États de Goa, du Kerala, du Tamil Nadu, de l’Andhra Pradesh et du Karnataka ; au Nord-Est les États d’Assam, d’Arunachal Pradesh, du Meghalaya et du Manipur. La deuxième zone est celle de l’Inde du Nord où se répartissent très inégalement 42 % des chrétiens, issus de toutes les couches sociales. La troisième est la zone tribale du Chota Nagpur, à cheval sur plusieurs États du centre et du nord du pays, qui regroupe 8 % des chrétiens. Ce panorama montre bien que les deux tiers des chrétiens indiens vivent sur un territoire relativement petit, alors qu’un tiers est éparpillé sur la grande superficie du pays. Autrement dit, les chrétiens sont moins nombreux dans la partie la plus peuplée du pays[4].
En ce qui concerne le statut social, les chrétiens de l’Inde appartiennent à des classes économiques assez diverses. La majeure partie de la chrétienté indienne est relativement pauvre. Elle provient des classes intouchables, des tribus et des basses castes. Les chrétiens syriens, anglo-indiens et ceux convertis par les premiers missionnaires européens appartiennent aux hautes castes. Ce sont des communautés influentes, qui mènent une vie aisée. Cette deuxième catégorie de chrétiens est plus éduquée que les hindous de classe et d’origine géographique similaires.
On peut classifier les chrétiens d’Inde en trois grandes sections selon leur appartenance confessionnelle : catholiques, chrétiens syriens non catholiques et protestants. Les catholiques incluent les chrétiens de l’Église syro-malabare qui sont restés fidèles à Rome après le synode de Diamper (1599), les chrétiens latins qui se sont convertis dès le XVIe siècle, et les chrétiens de l’Église syro-malankare qui se sont unis à Rome en 1930. Par chrétiens syriens non catholiques, on désigne ceux qui sont restés détachés de Rome après le synode de Diamper. Le dernier groupe comprend les fidèles des multiples dénominations chrétiennes créées par les œuvres missionnaires protestantes[5]. Quand il s’agit de l’attitude nationaliste des hindous vis-à-vis des chrétiens, les différences confessionnelles de ces derniers n’ont pas grand poids.
Des attaques subies par les chrétiens
Depuis l’indépendance, les communalistes hindous avaient commencé à créer des problèmes au sujet des activités missionnaires. Leur insatisfaction s’est exprimée de différentes manières : expulsion des missionnaires étrangers, contrôle des flux d’argent pour la mission en Inde, promulgation de la « loi de la liberté religieuse », etc. Pourtant, à cette époque-là, leur premier adversaire était la communauté musulmane. Ce qui est nouveau dans les deux dernières décennies, c’est que non seulement les musulmans, mais aussi les chrétiens sont devenus leurs cibles d’attaques principales.
L’agression vis-à-vis des minorités a augmenté dans l’État du Gujarat, dès que le BJP est monté en puissance. Au premier semestre 1998, sont apparues des bannières dans de nombreux villages du Gujarat disant : « Vishwa Hindu Parishad (VHP) vous accueille au village d’Hindu-Rashtra (nation hindoue). » Puis ont commencé les attaques isolées ici et là dans la zone tribale. Le 20 juin 1998, une école centenaire de filles dirigée par des chrétiens a été attaquée par des fanatiques qui proclamaient le slogan « Jai Shri Ram » (victoire au dieu Ram). La foule a déchiré les bibles qu’ils ont trouvées sur des étudiantes et plusieurs exemplaires ont été brûlés. Le 8 juillet, le corps de Samuel Christian a été exhumé du cimetière de Kapadvanj et a été jeté hors de l’église méthodiste. Trente-trois incidents de ce type se sont produits dans les mois suivants dans diverses parties de l’État. En réaction à ces attaques, les chrétiens ont organisé, à l’échelle nationale, une manifestation pacifique le 4 décembre en fermant leurs écoles. En réponse, entre le 25 décembre et le 3 janvier, vingt-quatre églises, trois écoles et six maisons ont été assaillies par les militants du Sangh Parivar. Certaines ont été brûlées, d’autres détruites et d’autres endommagées. Neuf tribus chrétiennes ont également subi de graves dommages.
Des incidents similaires ont touché d’autres États du pays. Le 23 septembre 1988, a eu lieu le viol de quatre religieuses à Jabua dans l’État du Madhya Pradesh. B. L. Sharma, l’un des anciens députés du BJP, a affirmé que cet événement montre la colère de la jeunesse contre les forces antinationales ; c’est la réponse à la conversion des hindous au christianisme qui a été conduite par des prêtres chrétiens. Dans la dernière semaine de janvier 1999, le médecin australien Graham Staines et deux de ses enfants ont été brûlés à Monoharpur, dans l’État d’Orissa, au milieu de slogans de « Jai Shri Ram ». Staines avait été au service des lépreux depuis quarante ans dans ce village isolé. Les leaders des mouvements fanatiques ont essayé d’interpréter la violence par l’argument traditionnel de la conversion. Mais il n’était pas convaincant pour les gens, car Staines n’était pas un prêtre ordonné et il n’a baptisé personne. La délégation des dirigeants de diverses religions qui est allée à Monoharpur n’a pas trouvé un seul chrétien parmi les quatre-vingts patients de la léproserie de Staines. Quelques mois après, en septembre 1999, le père Aruldass a été tué dans le même État.
À côté de ce type de violence, le RSS a usé de moyens moins extrêmes tels que dissuader les chrétiens de développer leurs œuvres caritatives en les menaçant. Par exemple, après le tremblement de terre dans l’État du Gujarat, un groupe de 138 personnes, comprenant des étudiants et des enseignants de l’école chrétienne Nirmala Niketan de Mumbai, a passé dix jours (du 9 février au 20 février 2001) à participer à des œuvres de reconstruction. Il semble que partout où ils sont allés, ils ont été interrogés sur leur identité religieuse par des responsables du Sangh Parivar. Les vingt étudiants qui ont campé à Rapar étaient constamment suivis et harcelés par des militants du Bajrang Dal, un groupe sous le contrôle du VHP pour conduire des violences. Ils ont vérifié que ces élèves connaissaient bien les divinités hindoues et ils leur ont demandé s’ils étaient venus pour convertir les enfants au christianisme. La seule raison de ce harcèlement était qu’il y avait des chrétiens dans le groupe. Le Sangh Parivar a osé créer ce type de provocations même dans des régions où la chrétienté est puissante. Par exemple, au Kerala, l’État dans l’extrême sud-ouest du pays qui compte 19 % de chrétiens de bon statut social, des sœurs de Mère Teresa à l’Olavanna Panchayat ont été attaquées le 25 septembre 2004.
La dernière vague importante de persécution massive des chrétiens par les forces d’hindutva s’est produite à Kandhamal, en Orissa, dans le dernier trimestre 2007 et au troisième trimestre 2008. Quelques semaines avant Noël 2007, des militants du Sangh ont organisé des marches à travers le département de Kandhamal en demandant aux chrétiens de renoncer à leur foi ou de partir. L’Inde étant pour eux un pays réservé seulement aux hindous. Pendant ce temps, il y a eu une altercation entre un chauffeur de bus chrétien et des amis du swami[6] à Dasingabadi concernant un droit de passage sur une route étroite. L’affaire a été signalée comme une attaque contre le swami et une foule immense est venue et a assailli des propriétés chrétiennes. Plus de 100 églises ont été profanées, des centaines de maisons éventrées, et d’autres institutions chrétiennes ont été pillées et détruites.
L’explication donnée officiellement par les leaders communalistes est qu’il s’agissait d’une réaction spontanée à l’agression du swami. Mais plusieurs faits laissent penser que la violence avait été clairement planifiée et soigneusement exécutée par les assaillants du Sangh Parivar. Avant le déclenchement de la violence, les lignes téléphoniques avaient été endommagées, l’électricité a été coupée et les routes bloquées, afin que les forces de sécurité ne puissent pas intervenir rapidement sur le site. Le crime prémédité peut être aussi attribué à l’attitude de Manish Kumar Verma, le contrôleur de police à Kandhamal, qui a interdit le travail de secours que les diverses ONG, y compris les associations chrétiennes de charité, faisaient auprès des victimes[7].
Une seconde série d’atrocités a commencé avec l’assassinat de Swami Lakshmanananda dans la nuit du 23 août 2008 dans son ashram à Jalespata. Bien que les rebelles maoïstes aient revendiqué la responsabilité du crime, les fanatiques hindous ont allégué que l’assassinat était un complot chrétien étant donné que Swami faisait campagne contre les chrétiens. Des bandes hindoues ont continué à détruire les institutions chrétiennes, alors que la police et d’autres organismes de l’État n’ont rien fait pour endiguer la violence. Les chrétiens de Kandhamal pouvaient renier leur foi avant d’être agressés. Ceux qui n’ont pas cédé à cette injonction ont été brûlés vifs, écrasés sous un rocher ou enterrés vivants. Plus de quatre-vingt-dix chrétiens ont sacrifié leur vie. Plus de 350 églises et 6 000 maisons chrétiennes ont été endommagées. Plus de 54 000 chrétiens ont été déportés en tant que réfugiés, leurs maisons étaient pillées et incendiées. Des milliers de chrétiens ont été chassés et ont été forcés de subir la cérémonie de reconversion. Certains d’entre eux ont été obligés de boire de l’eau mélangée à de la bouse de vache comme une preuve de purification tandis que d’autres ont été contraints de brûler des bibles et profaner des églises pour prouver qu’ils avaient abandonné la foi chrétienne. À d’autres, il a été demandé de détruire les maisons d’autres chrétiens[8].
Une base idéologique
On peut distinguer deux sortes de facteurs qui déclenchent les violences intercommunautaires en Inde : macro–level et micro–level. Les facteurs micro-level se développent autour des problèmes locaux, évoqués précédemment. Ce type de conflits émerge d’une base idéologique. Les exégèses suivantes mettront en lumière des facteurs majeurs qui motivent les militants du Sangh à persécuter les chrétiens.
La violence contre les chrétiens découle de la perspective xénophobe de la nation hindoue. Les avant-gardes de l’idéologie de l’hindutva pensent promouvoir la culture nationale, la fondant uniquement sur le dharma hindou : « Car ce sont les ancêtres du peuple hindou qui ont mis en place des normes et des traditions de dévotion pour la patrie… Ce sont eux qui ont versé leur sang pour la défense de la sainteté et de l’intégrité du pays. Cela est un fait dont notre histoire de milliers d’années témoigne. Cela signifie que seul l’hindou a vécu ici comme l’enfant de cette terre[9]. »
Le Sangh exclut les personnes en dehors du Varnashrama dharma, les quatre grandes castes qui proviennent du Virat Purusha — brahmanes, kshatriya, vaishya et shudra —, de la société hindoue. Il élimine également les religions d’origine étrangère à l’Hindu-Rashtra. V.D. Savarkar, dans son livre Hindutva : qui est un hindou ?, souligne certaines caractéristiques pour définir l’identité d’un hindou : a) l’hindou est celui qui considère l’Inde comme sa patrie ; b) il est celui qui participe de la lignée de la race hindoue ; c) l’hindou est celui qui respecte l’histoire, les héros, l’art, la littérature, les coutumes et les fêtes qui ont prévalu en Inde comme sa propre culture. Ensuite, Savarkar donne une quatrième condition pour devenir hindou : d) il est celui qui considère Bharat non seulement comme la patrie, mais aussi comme la Terre sainte. Par cela, il exclut tous ceux qui sont convertis à l’islam et au christianisme, car ils ne peuvent jamais voir l’Inde comme leur Terre sainte. Il écrit : « C’est pourquoi nos compatriotes chrétiens et musulmans, qui avaient autrefois hérité, avec les hindous, d’une grande partie de la richesse de la culture commune de l’Inde et qui ont été plus tard convertis à des religions non hindoues, ne peuvent pas être reconnus comme hindous. Même si l’Hindustan représente pour eux, comme pour tout autre hindou, la patrie, ce n’est pas une Terre sainte. Leur Terre sainte est loin, en Arabie ou en Palestine[10]. »
Un autre facteur important qui se cache derrière les attaques contre les chrétiens est financier. Asghar Ali Engineer montre comment le développement inégal est à l’origine de la crise identitaire d’une communauté : « Lorsqu’une certaine communauté gagne le progrès économique, cela crée chez ses homologues moins développés un fort sentiment de rivalité vis-à-vis d’elle. Dans une telle situation, afin de gagner le soutien des masses de leurs communautés, ceux qui ressentent l’infériorité s’appuient davantage sur les valeurs spécifiques de leurs propres communautés contre celles de la communauté en progrès[11]. »
Il existe chez les hindous le sentiment que les musulmans et les chrétiens possèdent plus de poids politique et économique que leur nombre pourrait le justifier dans le pays. Une étude sur le développement des chrétiens dans certaines régions du pays comme le Kerala, Goa et Chhattisgarh montre qu’ils sont dans une meilleure position que leurs compatriotes hindous dans le domaine de l’éducation et de l’emploi. La plupart des écoles, collèges et hôpitaux qui sont gérés par les religions minoritaires fonctionnent bien. Ils sont des symboles de puissance et de prestige et deviennent en effet des sources d’envie pour les autres.
L’émeute au Gujarat en 2002 montre l’évidence des intérêts économiques qui existent derrière les attaques communalistes. La manière dont la violence a été conduite indique qu’une longue période de préparation a précédé la destruction des bâtiments musulmans dans la ville d’Ahmedabad. Les centres commerciaux que les musulmans possédaient sur la rive ouest de la rivière Sabarmathi étaient une affaire de jalousie chez des partisans de l’hindutva. Ces derniers ont utilisé l’expertise d’une agence professionnelle pour préparer la liste des établissements commerciaux musulmans de la ville, ce qui a aidé les gangs à détruire systématiquement leurs propriétés. Sur le chemin de l’aéroport à la ville, des centaines d’hôtels appartenant aux musulmans chelliya ont été détruits. Au marché de fruits à Naroda, dix-sept magasins de musulmans ont été vidés. Plus de 1 000 camions aux mains des musulmans ont été endommagés et incendiés[12].
Les militants hindous organisent parfois la violence contre les chrétiens comme une stratégie pour gagner l’unité entre les différentes sectes hindoues. La stratégie de « construire contre l’autre » consiste à identifier les ennemis et les amis d’un groupe et à inviter ses membres à s’organiser contre ces ennemis imaginaires. Le processus de « construction contre l’autre » est réalisé en imitant les traits qui donnent la suprématie à l’ennemi. Le plus drôle est qu’il finit par imiter ce qu’ils reprochaient à l’ennemi[13].
M.S. Golwalkar, dans le chapitre 16 de son livre Bunch of Thoughts, explique les trois menaces internes de l’Inde. Elles visent les musulmans, les chrétiens et les communistes : « En ce qui concerne les chrétiens, ils apparaissent tout à fait inoffensifs pour un observateur superficiel. Leurs discours sont la compassion et l’amour pour toute l’humanité ! Ils se présentent comme s’ils étaient spécialement délégués par le Tout-Puissant pour élever l’humanité ! Ils dirigent les écoles, les collèges, les hôpitaux et les orphelinats. Les habitants de notre pays, simples et innocents comme ils sont, sont stupéfaits par toutes ces choses. Mais quel est le motif réel des chrétiens à verser des millions de roupies dans toutes ces activités ?… Tant que les chrétiens agissent comme des agents du mouvement international pour la propagation du christianisme, et refusent de se comporter comme de vrais enfants de l’héritage et de la culture de leurs ancêtres, ils seront considérés comme des ennemis et devront être traités comme tels.[14] »
Les leaders du Sangh faisaient souvent allusion au phénomène de la conversion comme celui qui incite à la colère et à la violence chez leurs militants. Il est donc nécessaire de regarder de plus près les controverses au sujet de la conversion, afin de mieux comprendre la propagation antichrétienne en Inde. Comment les militants du Sangh comprennent-ils le fait de la conversion ? Pourquoi la conversion devient-elle cruciale dans le rapport entre les religions ? Est-ce que les chrétiens peuvent céder aux arguments du Sangh Parivar et renoncer aux œuvres missionnaires ? Autant de questions qui permettent de comprendre la situation.
Il y a différentes tendances en ce qui concerne l’attitude du RSS et de ses alliés à propos des conversions. Quelques-uns sont violemment contre la conversion, tandis que d’autres autorisent cette possibilité sous certaines conditions. Les raisons qu’ils énoncent sont diverses[15].
a) La conversion peut être autorisée si la personne concernée a une connaissance suffisante aussi bien de la religion qu’elle a pratiquée que de celle qu’elle veut embrasser. Le terme matham (voie religieuse) signifie une idée ou opinion particulière dans le contexte indien. La formation d’une opinion est principalement une activité intellectuelle, et elle doit être menée à bien après une réflexion suffisante.
b) La conversion individuelle peut être permise, mais non la conversion de masse. Le droit de changer de religion est un droit individuel. En cas de conversion de masse, un individu n’est pas en capacité d’exercer sa liberté personnelle.
c) Une conversion due à l’ignorance, à la séduction ou à la force doit être condamnée. Le Sangh Parivar se plaint de ce que les missionnaires manipulent l’ignorance des pauvres analphabètes : « Les missionnaires mettent les statues des dieux tribaux dans un récipient plein d’eau et ces statues sont englouties. Puis ils mettent dans le même récipient une croix de bambou. Quand la croix surnage à la surface de l’eau, ils disent : « Le Christ est plus puissant que les dieux tribaux. » Les autochtones (tribals) analphabètes sont convertis au christianisme[16]. » « Les missionnaires offrent aux pauvres des possibilités de travail et un meilleur traitement dans les hôpitaux chrétiens s’ils rejoignent la communauté chrétienne[17]. »
Une opposition absolue à la conversion
Alors que certains leaders du RSS permettent en principe la conversion, d’autres s’y opposent catégoriquement pour plusieurs raisons.
a) Le concept de conversion d’une religion à une autre est contraire à la nature même de la religion. La religion est ce qui montre le chemin vers Dieu. Si toutes les religions conduisent l’homme vers le même Dieu, pourquoi changerait-on de religion[18] ?
b) L’Inde (Bharat) a suffisamment de religions adaptées à sa culture et par conséquent n’a pas besoin de religions supplémentaires : « Les Indiens sont déjà religieux. Il y a diverses religions dans le pays aptes à répondre à leurs besoins religieux. Même les autochtones, qui n’ont pas de religions instituées, mènent une vie vertueuse et en ce sens ils sont religieux. Il n’y a pas besoin de les convertir à une autre religion[19]. »
c) Les conversions créent des conflits dans la société. Quand les chrétiens revendiquent la supériorité de leur religion et gagnent des adhérents provenant d’autres religions, celles-ci se sentent désolées d’avoir perdu leurs adeptes. Cela augmente les possibilités que surgissent des conflits entre les religions. Pour maintenir la paix dans un pays multi-religieux comme l’Inde, les conversions doivent être interdites.
Plus que les raisons susdites, ce sont les facteurs culturel et politique qui font que le Sangh Parivar se retourne contre les conversions chrétiennes.
d) La conversion de l’hindouisme au christianisme crée une aliénation culturelle ou « déculturation » des gens convertis. Quand quelqu’un devient membre de l’Église, il laisse de côté les coutumes, fêtes et rituels hindous, et souvent il se met à dénigrer les dieux et les pratiques hindous. Arun Shourie, l’un des militants du BJP, écrit, dans l’introduction à La Moisson de nos âmes : « La conversion même d’une seule personne cause une grave perturbation. Sa famille est mise à part. Des tensions surgissent dans la communauté. On va ainsi au pire parce que les personnes converties font et disent des choses qui offensent gravement la communauté dont elle provient. Cette seule personne est conduite non seulement à répudier mais à dénoncer les dieux et les rituels dans lesquels elle a grandi, jusqu’à faire des choses qui sont interdites dans sa religion ou communauté d’origine — par exemple, de manger de la viande qui est prohibée[20]. »
e) Le point principal est que la conversion est devenue une affaire de nombre et qu’elle a des conséquences politiques. L’augmentation du nombre affecte le scénario politique du pays. En démocratie, le nombre compte : il signifie pouvoir, argent et bien d’autres fins désirées. Si la conversion est permise, cela réduira le pouvoir « hindou » dans le pays. Deoras, qui était le Sarsanghchalak (le dirigeant suprême) du RSS entre 1973 et 1994, explique cela avec l’exemple du Kerala : « Aujourd’hui, il y a 25 % de chrétiens et 20 % de musulmans au Kerala[21]. C’est pourquoi leurs votes deviennent importants, très importants au moment des élections. Il y a deux groupes politiques principaux : le Congrès et les communistes. Les deux ont à faire des compromis en raison de ces bulletins de vote[22]. » Le séparatisme augmente dans d’autres États à majorité chrétienne comme le Nagaland, le Mizoram, etc., et c’est pourquoi les conversions doivent être stoppées. Pour reprendre les mots de Golwalkar, le Sarsanghchalak entre 1940 et 1973, la conversion subvertit la loyauté. « La conversion des hindous à d’autres religions revient à faire mourir le pays en proie à une loyauté divisée, au lieu d’avoir une loyauté indivise et absolue envers la nation. C’est dangereux pour la sécurité de la nation et du pays[23]. »
Une perspective chrétienne
Face aux arguments mis en avant par les idéologues du Sangh contre la conversion, on observe que le problème de la conversion existe aussi dans la perspective chrétienne.
Il est vrai que la connaissance joue un rôle vital dans la poursuite de la vérité. La personne convertie doit acquérir une connaissance certaine de la religion qu’elle a embrassée. En même temps, il faut se demander si nous pouvons restreindre la découverte de la vérité à une recherche purement intellectuelle. Parce que l’expérience personnelle, les intuitions, la foi, etc., jouent aussi un rôle essentiel dans la compréhension de la vérité.
De la même manière, la possibilité d’une conversion de masse ne peut être complètement exclue. L’homme est un être social. Un groupe de gens qui vivaient sous l’oppression peuvent réfléchir ensemble à propos de leur état d’opprimés, et peuvent faire collectivement un sérieux pas sur le chemin d’une libération religieuse et sociale.
En ce qui concerne la conversion par la séduction et par la force, il est vrai que dans le passé des milliers de pauvres gens ont été convertis durant la famine. Mais aujourd’hui, les missionnaires en Inde ne favorisent pas ce type de conversion, parce que cela peut créer des tensions interreligieuses. Bien entendu, l’Église développe des œuvres caritatives parmi les gens pauvres, car c’est un moyen puissant pour elle de rendre témoignage de l’Évangile. Pourtant les missionnaires n’incitent pas actuellement à convertir des gens, même quand ils demandent le baptême.
Le facteur le plus important qui dérange les communalistes hindous et dont ils évitent délibérément de parler, c’est le travail de conscientisation mené par les groupes chrétiens. À la fin du siècle dernier, les missionnaires se contentaient principalement de diriger des écoles, des collèges, des hôpitaux, des cliniques, des orphelinats, des petites industries, etc., pour améliorer la santé, l’éducation et l’emploi dans le pays. Lentement, ils ont réalisé que les œuvres sociales apporteraient seulement un soulagement immédiat aux pauvres. Tant que les structures n’étaient pas détruites, les pauvres resteraient toujours pauvres. Les missionnaires ont ressenti le besoin d’éduquer les classes opprimées, de les informer de leurs droits et de leur donner les moyens de se battre pour la justice. Ces combats contre les structures injustes se sont retournés contre les intérêts des hindous de hautes castes. Les programmes d’auto-assistance, qui ont développé des banques coopératives, ont donné une certaine autonomie aux villageois. Les pauvres ont arrêté d’emprunter de l’argent aux personnes de hautes castes et ils ont demandé un juste salaire pour leur travail. Résultat du travail de conscientisation des missionnaires, les hautes castes sont obligées de partager leurs droits politiques et sociaux avec les pauvres. Comme ils ne peuvent pas accuser les missionnaires pour leurs œuvres libératrices, ils interprètent leur service comme une nouvelle méthode de prosélytisme. Les représailles contre les missionnaires ne sont rien d’autre que la réaction de riches propriétaires envers les efforts de l’Église pour le développement des pauvres en Inde.
Avant de conclure, il faut également dire un mot sur la question : pourquoi le RSS désigne-t-il maintenant les chrétiens plus que les musulmans comme ennemis ? La réponse est simple. Elle vient de la prise de conscience que la communauté musulmane est un ennemi dangereux à ménager. La destruction de la mosquée Babri Masjid en 1992 a suivi les affrontements entre hindous et musulmans. À la suite des attentats à la bombe dans différentes parties du pays, des milliers de gens ont été tués. Les musulmans constituent plus de 12 % de la population indienne. L’hostilité à leur égard détruira l’harmonie du pays, et affectera la prospérité économique de l’Inde. Les conflits interreligieux rendent les industriels étrangers réticents à investir de l’argent en Inde. De la même façon, le Sangh Parivar sait que l’opposition aux musulmans irritera les pays du Golfe, desquels l’Inde dépend beaucoup pour sa croissance économique. L’Inde exporte quotidiennement d’énormes quantités d’épices et de légumes vers les pays du Golfe et importe de l’huile, dont elle a un grand besoin. Une attaque grave envers les musulmans affaiblira la situation financière de l’Inde.
De l’autre côté, le RSS sait que le christianisme est un ennemi moins dangereux que l’islam. Puisque l’Évangile ne favorise pas le terrorisme, lorsque les chrétiens sont persécutés, ils n’expriment leurs ressentiments que par des moyens pacifiques tels que la prière, les processions, le jeûne, etc. Pour mieux construire l’unité entre hindous, la communauté chrétienne est l’ennemi tout indiqué parce qu’elle est largement répandue dans le pays et son affiliation avec les pays étrangers en fait un symbole de la suspicion et de la peur chez les hindous.
Voilà la situation délicate des chrétiens en Inde.
[1] Né en 1962 dans le Kerala (Inde), Vincent Kundukulam est prêtre et anthropologue, docteur en histoire des religions de l’université Paris-IV (Sorbonne). Sa thèse a porté sur les rapports entre nationalisme hindou et christianisme en Inde. Enseignant, auteur de nombreux articles et ouvrages, il est membre du Comité pour le dialogue interreligieux de la Conférence des évêques catholiques de l’Inde.
[2] Mot d’origine anglaise, le communalisme désigne en Inde l’idéologie qui promeut l’attachement aveugle et étroit des personnes à leur communauté de religion, de caste, de langue, de région, etc., en vue de parvenir à leurs propres intérêts politiques, scoiaux et économiques, contre ceux des autres communautés, ce qui provoque des conflits intercommunautaires violents.
[3] Manorama Yearbook 2014, p. 665. 672-673.
[4] Catherine Clémentin-Ojha, Les Chrétiens de l’Inde : Entre castes et Églises, Albin Michel, 2008, p. 22-23.
[5] Ibid., p. 24-27.
[6] Swami est un mot sanskrit qui signifie littéralement « celui qui sait, celui qui est maître de lui-même ». Il est généralement attribué aux maîtres et aux enseignants spirituels, des traditions, des philosophies ou des ordres de différentes religions, en particulier dans l’hindouisme.
[7] Anto Akkara, Shining Faith in Kandhamal, ATC Publications, p. 130–133.
[8] Ibid., p. 127-129.
[9] M. S. Golwalkar, Bunch of Thoughts, Jagarana Prakashana, 1980 (1966), p. 162.
[10] V.D. Savarkar, Hindutva : Who is a hindu?, Veer Savarkar Prakshan, 1969 (1923), p.110-113.
[11] A.A. Engineer, “A Theory of Communal Riots”, in Seminar, nov. 1983, p. 14–19.
[12] K.N. Panikkar, Before the Night Falls, Books for Change, 2002, p. 137–138.
[13] C. Jaffrelot, Les Nationalistes hindous, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1993, p. 23.
[14] M.S. Golwalkar, Bunch of Thoughts, op. cit., p. 248–256.
[15] V. Kundukulam, RSSum Christava Sabhayum, Aluva, S.H.League, 2000, p. 31-40.
[16] Janmabhumi, 10 mars 1999.
[17] Interview réalisée par l’auteur avec U. Issrani, Pranta Sanghchalack de Madhya Bharat, Bhopal, en décembre 1993.
[18] D.N. Mishra, The RSS—Myth and Reality, Vikas Publishing House, 1980, p. 118–121.
[19] Interview réalisée par l’auteur avec R.R. Mishra, président du Vanavasi Kalyan Ashram à Surguja, Madhya Pradesh, en janvier 1994.
[20] Arun Shourie, Harvesting Our Souls, ASA, 2000, p. 1–2.
[21] Il faut ici souligner que le pourcentage de la présence chrétienne et musulmane au Kerala est à présent inversé. Actuellement il y a environ 24 % de musulmans et 19 % des chrétiens dans l’État du Kerala.
[22] B. S. Deoras, Country’s Unity a Must, Suruchi Prakashan, 1985, p. 12.
[23] M. S. Golwalkar, Bunch of Thoughts, op. cit., p. 225.
Le livre noir de la condition des chrétiens dans le monde, sous la direction de J.-M. di Falco, T. Radcliffe et A. Riccardi, XO Éditions, Paris, 2014, pp. 626-640
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