Court retour sur l’histoire de la pensée transhumaniste
L’amélioration des conditions de la vie humaine par les progrès techniques, la médecine, la culture et les arts, n’est pas l’amélioration de la condition humaine en soi, dont la fmitude et la mort restent les inéluctables buttoirs. Si la recherche de l’immortalité terrestre et la croyance dans un au-delà sont des thèmes aussi vieux que le monde, si les dieux ont généralement puni les hubris prométhéens, il serait quelque peu exagéré d’aller chercher les racines du transhumanisme chez Gilgamesh et sa quête ratée de la plante de jouvence et dans les élixirs de vie et autres traditions ésotériques. Nick Bostrom, un des philosophes chef de file, du mouvement transhumaniste, s’y risque pourtant et y fait même référence dans un paragraphe sur les antécédents culturels et philosophiques du transhumanisme[1].
Occasion pour nous de mettre en doute que le transhumanisme soit réellement une philosophie, quand bien même sociologues et philosophes se penchent sur le berceau de cette idéologie. Des éléments de sectarisme scientiste sont aisément identifiables dans le discours même des hérauts du transhumanisme. La recherche de l’amélioration de l’homme, le méliorisme, dans une vision de rupture anthropologique a peu à voir avec la recherche de la sagesse. Nous sommes plutôt devant une idéologie et non pas une philosophie, même si aujourd’hui dans la confusion des valeurs et la polysémie sémantique, on ne fait plus suffisamment la différence entre les deux.
Le rêve d’Icare a sans doute inspiré les machines volantes de Léonard de Vinci mais pas de faire pousser des ailes biotechnologiques aux hommes en agissant sur leur génome.
C’est de l’époque des Lumières que le transhumanisme allègue tirer ses sources les plus conséquentes. Le transhumanisme, insiste Nick Bostrom, plonge ses racines dans l’humanisme rationnel. Il est d’ailleurs classique de lire chez les technoprophètes de l’idéologie transhumaniste leurs références habituelles au Novum Organum[2] de Francis Bacon, à L’homme machine de Julien Offray de la Mettrie[3], aux écrits de Newton, Hobbes, Locke, Condorcet[4], Kant[5], Darwin[6], et tout naturellement de Nietzsche pour son Übermensch. On y reviendra plus loin.
L’utopie de Bacon donne en effet un exemple paradigmatique du rêve transhumaniste :
Prolonger la vie, rendre à quelques degrés la jeunesse, retarder le vieillissement, guérir des maladies réputées incurables, amoindrir la douleur, transformer le tempérament, l’embonpoint ou la laideur, transformer la stature, transformer les traits, augmenter et élever le cérébral, métamorphose d’un corps à l’autre, fabriquer de nouvelles espèces, transplanter une espèce dans une autre[7].
C’est à en croire que le plus activiste et médiatique des transhumanistes, Ray Kurzweil, dans son manifeste n’a fait que du copié-collé.
Mais plus explicatif et déterminant, semble-t-il, pour le mouvement transhumaniste, sont les écrits futuristes de J.B.S. Haldane, de J.D. Bernal, d’O. Stapledon ou de B. Russel, culminant avec les dystopies d’Aldous Huxley et de George Orwell. Même si archiconnus, revenons sur les thèmes principaux de ces dernières.
Lorsqu’en 1923, le biochimiste John Haldane publie son essai Daedalus or Science and the Future[8], où il entrevoit d’importants bénéfice pour l’humanité si nous contrôlons notre génétique, le généticien britannique ouvre notamment la voie à l’ectogénèse, c’est- à-dire à l’utérus artificiel qui inspirera Aldous Huxley. La démarche ectogénique est un des fondamentaux du transhumanisme d’autant qu’elle s’allie à l’eugénisme, nous examinerons ce programme plus loin. Laissant entendre que chaque grande invention a toujours été dénoncée par quelque dieu, Haldane écrit que dans ce sens « chaque invention physique ou chimique est un blasphème, chaque invention biologique est une perversion ». Nous aurons l’occasion de dire que l’atteinte au génome humain en vue d’amélioration est en effet la plus grande transgression qui soit, du moins à nos jours.
L’année suivante, en réponse à J. Haldane, B. Russel beaucoup plus pessimiste, livre son Icarus : the Future of Science[9], où il prévient déjà des risques que peut entraîner le pouvoir technologique. Cette notion de risque anthropologique est différemment perçue par les transhumanistes qui d’une façon générale disent l’assumer ou du moins en relever le défi, avec une arrogance provocatrice qui nous semble quelque peu irresponsable. Chez les transhumanistes actuels, le principe du risque consenti prend le pas sur le principe de précaution, comme c’est le cas dans les périodes révolutionnaires. C’est le principe d’imprécaution qui est même revendiqué.
Cinq ans plus tard, c’est à J. D. Bernal[10] de voir dans les sciences sociales et la psychologie des raisons de spéculer sur l’amélioration mentale et même d’anticiper le développement des implants bioniques. Bernai donna son ouvrage, The world, the Flesh & the devil; an enquiry into the future of three enemies of the rational soul, regardé alors comme scientifiquement prophétique. Bernal était aussi interpellé par la question de la colonisation spatiale, un thème cher autant à Max More qu’à Ray Kurzweil et qui interpelle aussi Stephen Hawking.
Mais c’est surtout Le meilleur des mondes[11] d’Aldous Huxley, prophète de la modernité, qui eut le plus d’impact sur les débats concernant les grandes transformations technologiques appliquées à l’humanité. Huxley y reprend l’ectogénèse d’Haldane et décrit la façon dont les enfants seront manufacturés dans des cliniques de fertilité avec une gestation artificielle et finalement formatés pour appartenir à une caste précise. Le meilleur des mondes reste « la référence incontournable des débats contemporains sur l’humain augmenté[12] », écrit Nicolas Le Dévédec dans un ouvrage centré sur la perfectibilité humaine.
Une autre dystopie de la même veine est représentée par 1984, le roman de George Orwell[13], mettant en scène Big Brother, ou le despotisme totalitaire d’une oppression ubiquitaire, celle de la domestication de l’homme par l’homme. La filiation d’Orwell avec la famille Huxley par le biais de H.G. Wells est bien connue[14].
Si de toute évidence ces deux dystopies annoncent un monde figé dans un nouveau conformisme, les transhumanistes sont partagés car dans aucune de ces dystopies la technologie n’est employée pour augmenter les capacités humaines mais au contraire pour les contrôler, remarque pertinemment Nick Bostrom. Cela n’est cependant pas l’opinion de tous.
Enfin, il y a lieu de s’interroger sur la compréhension que Nick Bostrom, le professeur de philosophie d’Oxford, a de Kant, de Pic de la Mirandole ou de Nietzche, lorsqu’il tire de ses pairs des conclusions pro domo discutables. Faire simplement de Pic de la Mirandole un partisan de l’idée de l’homme artisan de lui-même, de Kant le chantre de l’autonomie de l’homme, et considérer le Surhomme de Nietzsche, un prototype de l’humain augmenté, est quelque peu simpliste sinon erroné et déraisonnable. N. Le Dévédec l’a bien senti lorsqu’il écrit que : « loin de poursuivre la tradition humaniste de l’homme perfectible, le transhumanisme en consacre bien davantage le retournement complet. Si ce retournement tient à la dimension exclusivement technoscientifique et biocentrée de leur combat, il repose en premier lieu sur une dévalorisation complète de 1 existence corporelle humaine qui sous-tend la représentation transhumaniste de la perfectibilité[15] ». Nous serions donc face à un antihumanisme, comme beaucoup s’accordent à le penser.
Le concept de perfectibilité
La perfectibilité est une donnée anthropologique constitutive de l’homme, tout comme « la conscience du sacré est un élément même dans la structure de la conscience et non un stade dans l’histoire de cette conscience », comme le raie remarquer Mircea Eliade[16]. La perfectibilité n’est pas non plus un stade qui se révèle mais une caractéristique ontologique de l’être. L’homme est perfectible. Et d’autant plus perfectible, d’après certains, qu’il serait indéterminé. Or cette quête de perfection peut revêtir de multiples formes, comme le montre si justement J. Passmore[17] passant en revue les formes de perfectibilité dans l’histoire depuis les Grecs à nos jours. Ainsi la quête de perfectibilité semble plus que licite, elle est recherchée et souhaitable et pour les chrétiens répond à un impératif paulinien « transformez- vous » (Rm 12, 2). La métamorphose à laquelle saint Paul – dans son paradigme anthropologique tripartite – invite les hommes est celle du passage de l’homme psychique (corps et âme) à l’homme spirituel, né à l’esprit. C’est cette dimension spirituelle qui est totalement scotomisée dans le propos transhumaniste, évolutionniste et pour le moins agnostique, quand il n’est pas d’un athéisme militant. Le transhumanisme ne s’intéresse pas au spirituel mais au psychique qu’il entend modifier.
La perfectibilité est en effet une donnée théologique qui conformément à l’enseignement de la Genèse décrivant la création de l’homme à l’image de Dieu et à la ressemblance, induit dans la pensée orthodoxe une dynamique de transformation et de métamorphose par l’ascèse grâce justement à cette perfectibilité dont l’homme est doté. Adam n’a pas été créé parfait, il avait des choix à faire. S’il avait été parfait, il n’aurait pas transgressé l’interdiction et mangé le fruit de l’arbre de la connaissance.
La perfectibilité humaine doit pouvoir conduire le croyant à la déification dont les Pères de l’Église ont tant parlé depuis saint Irénée, saint Basile, en passant par saine Maxime le Confesseur et toute la tradition patristique.
Le transhumanisme, en revanche, est une idéologie foncièrement évolutionniste, dans le sillage de Darwin, à laquelle il faut refuser toute analogie avec le saut qualitatif de Kierkegaard. Le transhumanisme cherche une évolution continuelle et accélérée, le changement permanent de niveau de réalité, même dans une réalité hybride et artificielle qui de ce fait n’en est plus une et qui en tout cas n’aura plus rien d’humain, du moins tel que nous le connaissons encore actuellement.
D’une façon générale et en relation aux Lumières, c’est plus de la pensée du marquis de Condorcet que les transhumanistes se réclament et justifient leur quête de perfectibilité continue avec cette célèbre déclaration de l’auteur du Tableau historique des progrès de l’esprit humain :
Nos espérances sur les destinées futures de l’espèce humaine peuvent se réduire à ces trois questions, la destruction de l’inégalité entre les nations, les progrès de l’égalité dans un même peuple, enfin le perfectionnement réel de l’homme[18].
Et Condorcet de conclure ainsi sur la perfectibilité de l’homme et sa longévité :
Nous pourrions donc conclure déjà que la perfectibilité est indéfinie, et cependant jusqu’ici nous ne lui avons supposé que les mêmes facultés naturelles, la même organisation ; quelles seraient donc la certitude, l’étendue de ses espérances, si l’on pouvait croire que ces facultés naturelles elles-mêmes, cette organisation sont aussi susceptibles de s’améliorer ?[19]
Au plan sémantique» les pères fondateurs ou du moins inventeurs du terme transhumanisme ne sont ni plus ni moins que Julian Huxley (le frère d’Aldous Huxley, l’auteur du Meilleur des mondes) qui forge le terme « transhumanisme[20] » en 1957 et le jésuite paléontologue Pierre Teilhard de Chardin qui considère et attend le dépassement de l’espèce humaine en un être ultra-humain grâce à la cybernétique et à l’eugénisme. Tous deux étaient foncièrement eugénistes… Pour Julian Huxley, le transhumanisme et l’eugénisme vont de pair et doivent faire partie de la religion du futur. « Une fois pleinement saisies, les conséquences qu’implique la biologie évolutionnelle, l’eugénique deviendra inévitablement une partie intégrante de la religion de l’avenir, ou du complexe de sentiments, quel qu’il soit, qui pourra, dans l’avenir, prendre la place de la religion organisée[21] » dit l’auteur de L’homme, cet être unique. On notera la référence à une religion future. Mais c’est en 1989 que le terme s’impose avec l’ouvrage Are you a Transhuman ?, manifeste du futurologue F.M. Esfandiary[22]. James Hughes définit le terme ainsi : « Esfandiary […] a utilisé le terme “transhumain” pour désigner les individus dont le style de vie, la vision culturelle du monde et l’usage de la technologie font des êtres en transition vers la posthumanité[23] ». Le transhumanisme aurait donc bien vocation à s’ouvrir sur la posthumanité.
[1] Nick BOSTROM, “A History of Transhumanist Thought », Academic Writing Across tbe Disciplines, eds. Michael Rectenwald & Lisa Cari (New York: Pearson Longman, 2011), p. 1.
[2] Francis BACON, Novum Organum, 1620 ; traduction et notes par M. Malherbe et J.-M. Pousseur, Paris, PUF (Epiméthée), 1986.
[3] Julien O. de La METTRIE, L’homme machine, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1999.
[4] Nicolas de CONDORCET, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (posthume, 1795) suivie de Fragments sur l’Atlantide, Flammarion, 1988.
[5] Emmanuel KANT, Qu’est-ce que les lumières, 1784. « Sapere aude. Ose penser par toi-même ».
[6] Charles DARWIN, De l’origine des espèces par voie de sélection naturelle, 1859. En français chez Guillaumin et Cie, 1866 ; Penguin Classics, 1968, Éd. La découverte, Paris. 1989.
[7] Francis BACON, New Atlantis, A Work unfinished (1627), La Nouvelle Atlantide, Payot, 1983.
[8] John Burdon Sanderson HALDANE, Daedalus or Science and the Future, Londres, Kegan Paul, 1924. (trad. fr. Dédale & Icare, éd. Allia,2015).
[9] Bertrand RUSSEL, Icarus: or the future of Science, Londres, K. Paul, Trench, Trubner & Co. ltd. 1924.
[10] John Desmond BERNAL, The world, the Flesh & the devil; an enquiry into the future of three enemies of the rational soul. Bloomington, Indiana University Press, 1969. Ouvrage considéré prophétique. Bernai est le premier à avoir proposé une structure d’habitat spatial.
[11] Aldous HUXLEY, Brave New World, Londres, Chatto & Windus, 1932 ; Le Meilleur des mondes, rrad. fr. Jules Castier, Plon, 1932.
[12] Nicolas Le DÉVÉDEC, La société de l’amélioration, la perfectibilité humaine des Lumières au transhumanisme. Liber, Montréal, 2015, p. 199.
[13] George ORWELL, Nineteen eighty-four, a novel, New York, Harcourt, 1949; Londres, Seckcr and Warburg, 1949. 1984, trad. fr. Amélie Audiberri, Gallimard, 1950.
[14] Thomas Henry Huxley (1825-1895), eugéniste darwinien, était le grand-père des deux frères Aldous et Julian Huxley. Il eut pour étudiant G. Orwell qui avait été fortement impressionné par le roman de H. G, Wells, considéré père de la S.F, avec Jules Verne, Lu machine à remonter le temps.
[15] Nicolas Le DÉVÉDEC, op.cit., p. 203.
[16] Mircea ELIADE, La nostalgie des origines, Gallimard, Paris, 1969, pp. 7 sq. Texte repris dans l’avant-propos de L’Histoire des croyances et des idées religieuses, Payot, 1986, vol. 1, p. 7.
[17] John Arthur PASSMORE, The Perfectibility of Man, 1972, Ed. Gérard Duckworth & Cie.
[18] Nicolas de CAR1TAT, marquis de CONDORCET, Tableau historique des progrès de l’esprit humain. Esquisse et prospectus (1793). Éd. de l’institut national d’Études démographiques, Paris, 2004, p. 429.
[19] Op.cit., p. 456.
[20] Julian HUXLEY, New Bottlis for New Wine, Londres, Chatto & Windus, 1957, p. 17
[21] Idem, L’homme, cet être unique, (1944) ; trad. fr. éd. Oreste Zeluck, 1948, p. 47.
[22] Fereidoun M. ESFANDIARY (alias FM 2030), Are You a Transhuman ? manifeste de 1989. Mon en 2000, le corps de FM2O3O est cryogénisé par vitrification à Scottsdale (Arizona) dans la société Alcor dont Max More (alias O’Connor) est le CEO.
[23] James HUGHES, Citizen Cybord : Wby Democratic Societies Must Respond to the Redesigned Human of the Future, Westview, Cambridge, 2004, p.161.
Jean Boboc, Le transhumanisme décrypté – Métamorphose du bateau de Thésée. Essai sur le transhumanisme. Éditions APOPSIX, 2017, p. 17-61
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