Montant sur le trône patriarcal en janvier 639, Pyrrhus s’empresse de réunir un synode qui ratifie l’Ecthèse impériale et la déclare conforme à la foi apostolique. L’Ecthèse est reçue sans problème en Orient où, après la mort du dernier opposant, Sophrone, tous les sièges patriarcaux sont tenus par des monothélites dévoués à l’Empereur.
Cyrus d’Alexandrie, l’on s’en doute, accueille l’Ecthèse avec des actions de grâces, mais dans sa réponse à Pyrrhus il le met en garde contre le pape Séverin qui vient d’être élu à Rome et qui, lui, risque de ne pas la recevoir. Élu en 638, après la mort d’Honorius, Séverin vit la confirmation de son élection par l’empereur différée jusqu’à ce qu’il reçût l’Ecthèse. Ses apocrisiaires réussirent à manœuvrer habilement, obtinrent la confirmation sans engager le pape personnellement dans l’approbation de l’Ecthèse. Peu après son sacre, on pense que Séverin condamna ce document monothélite (en 640). En tout cas, son successeur, Jean IV, aussitôt élu, réunit un synode, sans attendre sa confirmation, et jeta l’anathème contre le monothélisme (début 641). Avant de mourir, en février 641, Héraclius écrit au pape une lettre, pleine de découragement devant l’échec total de sa politique, dans laquelle il se défend d’avoir été l’auteur de l’Ecthèse qu’il attribue à Sergius (Mansi XI, col. 9). Plus tard, Pyrrhus avouera à Maxime y avoir collaboré, ce qui lui valut probablement comme récompense la dignité patriarcale (PG 91, 332 B). Tombé en disgrâce après la mort d’Héraclius, condamné par le pape Jean IV, Pyrrhus préfère s’enfuir en Afrique sans attendre d’être canoniquement déposé par un synode (septembre 641). Fuyant l’avance des arabes en Tripolitaine, il arrive à Carthage vers 642-643.
À Carthage, Maxime est désormais une des plus hautes autorités spirituelles. Il est lié par une amitié très sincère au préfet Georges et il le soutient, à travers ses amis de la Cour, quand celui-ci tombe en disgrâce, en 641, auprès de la régente Martine dressée par Pyrrhus contre ce fonctionnaire trop ferme vis-à-vis des monophysites d’Afrique (Lettres XII, I, XLIV, Epifanovitch, XLV). Comme conseiller doctrinal de celui-ci il essaye de contenir l’agitation des moines et moniales venus du Moyen-Orient et dont le prosélytisme ardent en faveur du monophysisme exaspère la chrétienté autochtone (Lettre XVIII). En même temps, il commence à rédiger un grand nombre de courts traités antimonothélites qu’il envoie à tous ceux qui le consultent. Toutes ces lettres contiennent aussi des extraits concernant la théologie mystique et la divinisation, mais les thèmes de la première époque de sa vie sont maintenant repensés dans le cadre du mystère des deux volontés du Christ qui devient pour Maxime l’axe de la divinisation du chrétien. Le confesseur se libère de plus en plus des spéculations plus métaphoriques et moins christologiques dans lesquelles se complaisait encore le théologien. Le mystère de la kénose vivifiante du Fils de Dieu, de sa charité divinisatrice, de notre kénose dans l’humilité jusqu’au pardon des ennemis et au martyre, thèmes qui existaient déjà dans son œuvre antérieure (Centuries sur la Charité, Commentaire sur le Pater) apparaissent maintenant au cœur du mystère de l’union hypostatique des natures du Christ et de la synergie de ses vouloirs. […]
Mais Maxime suit aussi très attentivement les nouvelles de l’évolution du siège de Rome depuis la mort d’Honorius. Nous avons une lettre de lui à Thalassius où il lui raconte avec une satisfaction visible la manière dont les apocrisiaires de Séverin se sont arrangés à Constantinople pour obtenir la confirmation du pape sans approuver l’Ecthèse (Mansi X, 677). Il envoie son fidèle disciple Anastase à Rome où celui-ci apprend qu’Honorius n’avait parlé d’une unique volonté dans le Christ qu’en ce qui concernait l’absence d’opposition morale entre ses deux vouloirs naturels (PG 91, 237 C – 244 B). À partir de ce moment, il a dû rester en contact permanent avec le Siège Apostolique qu’il voit s’orienter de plus en plus, comme lui-même, vers la confession publique et sans ambiguïté de la foi en l’humanité intégrale et active du Christ. De cette manière il a dû être informé de l’accession presque simultanée (novembre 642) du pape Théodore et du patriarche Paul aux sièges de Rome et de Constantinople. Théodore, un grec palestinien d’une grande fermeté, refuse de reconnaître Paul tant que son prédécesseur, Pyrrhus, n’aura pas été jugé canoniquement pour hérésie et privé du titre de « Sainteté » qu’il continue à porter, et tant que l’Ecthèse ne sera pas enlevée des places de Constantinople. Au courant de ces évènements, Maxime peut conseiller le général Pierre qui lui demande quel titre il faut donner à Pyrrhus qui vient d’arriver, en 643 Carthage et semble pencher maintenant vers l’orthodoxie : il ne faut pas, lui écrit-il, recevoir Pyrrhus comme Patriarche tant qu’il ne s’est pas réconcilié avec le siège de Rome (PG 91, 144 A).
C’est très probablement cette sévérité de Maxime à son égard qui a poussé, en juillet 645, Pyrrhus à vouloir tirer les choses au clair au cours d’une dispute publique avec lui. Il commence, en effet, la discussion en l’apostrophant : « Que t’ai-je fait, ou que t’a fait mon prédécesseur (Sergius) pour que tu dises partout que nous sommes hérétiques ? Qui t’a donné plus de marques de respect, quoique je ne t’eusse jamais vu » ? (PG 91, 288 B). Pyrrhus, en provoquant ce débat devant des évêques et des autorités politiques, sait qu’il a de son côté l’évêque de Carthage Fortunat, un monothélite convaincu, et probablement le nouvel éparque, Grégoire, qui devait se méfier de Maxime à cause de ses relations intimes avec Georges, son prédécesseur. En effet, il est dit qu’« à la suite de ce débat, Maxime se réconcilia avec Grégoire le Gouverneur » (PG 91, 353 B), ce qui en dit long sur l’état de leurs relations auparavant.
La dispute avec Pyrrhus n’est pas une conférence contradictoire entre deux rhéteurs cherchant à se désarçonner au plan oratoire, ni celle de deux sophistes, mais le dialogue serré entre deux hommes trop intelligents pour ne pas aller au fond des choses, même s’il faut pour cela comprendre l’autre au-delà de ses expressions. Car Pyrrhus est le type même (comme plus tard Photius) de l’érudit byzantin parvenu, non sans une immense ambition, aux plus hauts degrés du pouvoir. C’est donc avec élégance qu’il finit par se rendre, de lui-même, à la foi orthodoxe que lui expose, point par point, le Confesseur. Il finit par accepter d’aller à Rome et d’anathématiser le monothélisme sur le tombeau des Apôtres, devant le pape Théodore. Ce qu’il fit en allant à Rome où il fut reçu par le Pape avec toute la dignité due à son rang de Patriarche et où il vécut quelque temps aux frais du trésor pontifical. Mais s’étant rendu peu après à Ravenne, dès qu’il est auprès de l’exarque impérial, il s’empresse de revenir au monothélisme par ambition ou par faiblesse. La réaction du pape Théodore est terrible : il anathématise Pyrrhus au cours d’un synode romain, et signe sa condamnation devant le tombeau de S. Pierre en mêlant du Précieux Sang à l’encre dont il se sert (Mansi X, 610).
Maxime ne reste probablement que très peu de temps en Afrique après la dispute de Carthage. Il encourage les évêques à tenir des conciles locaux pour condamner l’Ecthèse. De ce courant d’hostilité à Constantinople, l’exarque Grégoire profite pour se révolter contre l’Empereur et pour s’attribuer à lui-même le titre impérial, en 646. Au moment de son procès, on reprochera à Maxime, à l’aide de faux témoins, d’avoir poussé Grégoire à la révolte (PG 90, 112 C – 113 C). Cela est certainement faux, mais Maxime a contribué à créer un climat défavorable à l’autorité impériale. Bientôt il devra payer cher toutes les fois où il s’est mis en travers du chemin de la politique, impériale.
Quant à l’Église d’Afrique, elle va, une dernière fois, en cette année 646, peser sur le destin de l’Église universelle. En effet, les conciles provinciaux de cette Église écrivent à l’Empereur, au Pape et au Patriarche Œcuménique pour condamner l’Ecthèse. À Paul, ils demandent « d’abandonner les nouvelles erreurs que vient de condamner Pyrrhus lui-même » (Mansi X, 919) ; suit une défense de la doctrine des deux volontés, appuyée sur des citations de S. Ambroise, et, cela est important, de S. Augustin : le chapitre 16 du Livre contre la doctrine des Ariens et un passage de la Lettre 120 à Honorat (Mansi X, 937 – 940). Cela confirme que l’Eglise d’Afrique, même sous domination byzantine, est restée une Église latine, comme le montrent d’ailleurs les noms latins que portent les évêques signataires de ces lettres synodales. Plus tard le pape félicitera cette Église pour sa promptitude à défendre la foi orthodoxe et dira que S. Augustin leur avait obtenu cette grâce (Mansi X, 798 – 799). L’Église d’Afrique se considère donc comme l’Église de S. Augustin. Cela est important car, en tenant compte de l’activité doctrinale de Maxime dans cette Église et de sa collaboration avec les évêques africains, nous sommes contraints d’affirmer que, selon toute vraisemblance, Maxime connaissait les œuvres de S. Augustin. S’il ne le cite jamais, c’est qu’il était quasi inconnu en Orient et qu’il n’était pas reçu, à la différence de S. Ambroise qui lutta contre les Ariens, comme Père de l’Église, c’est-à-dire, dans l’optique Orientale, comme défenseur de la Foi contre une hérésie condamnée par un Concile Œcuménique. Du reste, le florilège de textes patristiques du VIe Concile Œcuménique (681), destiné à convaincre les monothélites orientaux, cite S. Ambroise mais ne cite pas S. Augustin, qui était pourtant bien connu des évêques latins et des légats du Pape et que le Concile du Latran (649) avait cité.
Encouragé par les évêques africains qui demandent que « l’ivraie soit arrachée par le Siège Apostolique… et que l’évêque de Rome délivre le corps sain du membre gâté » (Mansi X, 919), le pape Théodore essaye d’obtenir une abjuration de l’Ecthèse de la part du patriarche Paul ; mais devant l’obstination de celui-ci il le dépose, en 647. Au même moment, il nomme Étienne de Dor, que Sophrone avait envoyé quelques années auparavant à Rome comme son ambassadeur, vicaire apostolique avec pouvoir de déposer les évêques hérétiques d’Antioche et de Jérusalem nommés par les monothélites après la mort de Sophrone.
Le patriarche Paul décide alors de faire jouer à fond le pouvoir politique de l’Empereur Constant, un jeune homme qu’il manipule à volonté avec l’aide du parti des nobles byzantins et arméniens qui l’ont porté au trône en novembre 641. Paul est le même type de patriarche-ethnarque que Sergius ; sans la subtile érudition d’un Pyrrhus, sans sa versatilité non plus, il se dévoue sans faiblesse à la cause politico-religieuse de l’Empire Chrétien. Trouvant en face de lui une résistance décidée, sa réaction sera, dix ans après, la même que celle de Sergius en 638 : il tente d’imposer silence à ses opposants au moyen du pouvoir impérial. En 648, le Typos impérial interdit à tous les chrétiens « de disputer d’une façon quelconque au sujet d’une volonté ou d’une opération, de deux opérations ou de deux volontés » (Mansi XI, 1029 – 1032). Mais le silence, qui était encore admissible en 638, est maintenant impossible, car on était allé loin de part et d’autre. Et c’était ignorer que le Siège de Rome, lent à se mettre en mouvement, n’a eu jamais l’habitude de revenir en arrière une fois qu’il s’est engagé en matière dogmatique. Aussi quand le Typos arrive à Rome, en 649, le successeur du pape Théodore, le pape Martin, refuse énergiquement d’y adhérer et convoque un synode auquel il invite des évêques occidentaux et les quelques orientaux qui avaient résisté au monothélisme.
Quant à Maxime, il a repris, vers 646, sa vie d’errant : il quitte l’Afrique et se dirige vers Rome où il sent que va se jouer l’avant- dernier acté du drame. En devenant de plus en plus un confesseur, il voit s’élever contre lui d’innombrables haines et médisances. Ainsi, à son passage par la Sicile, il est sommé de montrer son orthodoxie devant une assemblée d’évêques ; il nous reste le tome de sa déposition où il doit se défendre contre l’accusation d’avoir affirmé trois volontés dans le Christ (PG 91, 112 – 132). Mais il est désormais décidé à aller jusqu’au bout dans la vocation de Confesseur que Dieu lui a pour ainsi dire imposée. Vers 643, au moment où les Arabes envahissent la Tripolitaine et menacent Carthage, il pouvait encore dire :
Que les monothélites cessent de spéculer, car le moment n’est plus d’agiter et de confronter de pareilles choses. Le moment n’est plus aux dogmes mais au sang versé aujourd’hui à cause de nos péchés ; le moment est venu pour les forts de se lamenter dans la crainte de Dieu et non de se disputer en sophistes pour exciter son indignation contre nous 1.
En ce temps-là, Maxime voyait dans le monothélisme une fuite spéculative devant l’événement tragique de l’invasion, ou encore une formule politico-religieuse destinée à conjurer l’imminence eschatologique de la fin d’un monde. En 646, Maxime a compris que l’effondrement politique devant les arabes est lié à une eschatologie appartenant à une Économie supérieure : c’est le jugement que représente pour l’Église l’hérésie et que le confesseur doit, en s’avançant jusqu’au martyre, manifester comme une Venue du Seigneur :
Laissons-nous instruire par les événements mêmes et observons que le processus (de l’hérésie) conduit manifestement et ouvertement à proclamer le renversement de toute piété et à nier la vraie connaissance du Monogène. C’est la proclamation de l’ultime erreur et de la Bête finale, selon la prédiction des saints hommes qui ont discerné cela grâce à l’inspiration divine et à la bienheureuse illumination, pour que nous la gardions, nous qui atteignons la fin des temps, et que nous nous préservions avec toute la force de notre cœur de cette innovation introduite du dehors, de manière à ne pas nous laisser détourner par imprévoyance et par négligence, mais à faire face avec fermeté et courage à toute impiété 2.
C’est en marchant de plus en plus consciemment vers le martyre, par le chemin de là confession, que Maxime.se dirige vers’ Rome comme vers le plus haut lieu où peut se consommer la confession de foi de l’Église :
Tous les confins de la terre et tous ceux qui par toute la terre confessent le Seigneur de manière orthodoxe et pure fixent leur regard droit sur la très sainte Église de Rome et sur sa foi et sa confession, comme sur un soleil d’éternelle lumière 3.
Maxime s’installe à Rome dans un des premiers monastères grecs de la Ville Éternelle. […]
Quant à l’activité doctrinale de Maxime à Rome, nous savons aujourd’hui qu’il a été l’inspirateur de l’approfondissement dogmatique du Synode du Latran, qui se tint en 649 sous la présidence du pape Martin. Il réunit d’abord un florilège de textes patristiques qu’il envoie à un des principaux acteurs du synode, Étienne de Dor, vicaire apostolique pour l’Orient et ancien émissaire de Sophrone à Rome (PG 91, 153-184). Comparé avec celui du Synode, on est frappé par les très nombreuses citations parallèles. Mais ce sont les formules mêmes de la confession de foi du synode, surtout dans leur « traduction » grecque (qui dut être plutôt l’original), qui portent la marque de Maxime. Maxime a dû même assister au synode puisqu’il avoue lui-même à son procès avoir jeté l’anathème contre le monothélisme, et qu’il précise que cela s’est fait dans l’église du S. Sauveur (S. Jean de Latran) et dans celle de la Mère de Dieu (S. Marie Majeure), ce qui prouve qu’il y était présent (PG 90, 128 B).
Sa confession étant ainsi achevée, il ne reste plus à Maxime qu’à la sceller par le martyre.
Garrigues, Juan Miguel, Maxime le Confesseur – La charité, avenir divin de l’homme, Éditions Beauchesne, Paris, 1976, p. 56-63
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