Histoire, Œcumenisme, Orthodoxie, Russie

Nicolas Berdiaev — Prophète d’un « Âge Nouveau » III/IV │ « L’eschatologie » de Berdiaev

5 juillet 2021

Inutile de dire que les vues « eschatologiques » de Berdiaev ne ressemblent en rien à l’eschatologie chrétienne orthodoxe. En effet, lorsqu’il parle de « la perspective eschatologique ou prophétique », de « la Fin » et de « la nouvelle terre », il ne signifie nullement ce que l’orthodoxie signifie par ces termes. Par « la fin du monde », par exemple, il entend simplement « la fin du siècle » et « l’avènement d’un nouvel éon ».

 

La « seule vraie croyance messianique », dit-il, « est le messianisme qui attend une nouvelle ère de l’Esprit » [1] — « la face du monde et le caractère de l’histoire éprouveront un changement essentiel. »[2] Selon Berdiaev, ce monde ne finit pas vraiment ; il n’y a pas de Fin catastrophique, après laquelle une nouvelle terre soit créée par Dieu. Au lieu de cela, ce monde ayant atteint une unité et une « perfection » utopiques passe dans l’Éternité et se transforme d’une certaine manière en « Royaume de Dieu » et « terre nouvelle ». Par « terre nouvelle », Berdiaev n’entend clairement rien d’autre que ce monde entré dans le « Nouvel Éon », l’imaginaire « Ère du Saint-Esprit »[3]. Et l’homme, croyait-il, devait participer activement à la « création » ou à la « construction » de la « terre nouvelle », et surtout à l’établissement de « l’unité » religieuse et nationale ainsi qu’à une certaine forme de société utopique. Nous nous trouvons devant la perversion la plus affreuse de la Vérité qui soit : la confusion de ce monde avec l’autre monde, du Christ avec l’Antichrist, et du Saint-Esprit avec l’Esprit du mal. Berdiaev ne cherche pas non plus à dissimuler cette inversion flagrante de la Vérité. « Toutes les puissances de notre esprit doivent être employées à la réalisation du règne de Dieu sur terre »[4], écrit-il !

L’Antichrist qu’il décrit de manière variée, comme une représentation symbolique de « l’État » et de « l’autoritarisme » quelles que soient leurs formes spécifiques, et même comme un « pseudo-millénarisme »[5], tel que celui contenu dans le marxisme — comme s’il y avait un « vrai millénarisme ». En parlant des « Trois Conversations » de Soloviev, une étude sur l’Antichrist, qui est peut-être le seul écrit digne d’intérêt de Soloviev, et qui est en grande partie une exposition de l’enseignement eschatologique orthodoxe traditionnel, Berdiaev dit — « [L’histoire] fait partie des interprétations erronées et démodées de l’Apocalypse. […] C’est une eschatologie passive et non active et créatrice, qui ignore l’attente du Saint-Esprit. » (30) « Dans son dessin de la figure de l’Antichrist », poursuit Berdiaev, « c’est une erreur qu’il soit dépeint… comme un humanitaire » (31). Mais nous savons par la Sainte Tradition que l’Antichrist est précisément « un loup qui s’avance sous les traits d’un agneau », un « faux Christ »[6].

Dans la vision du monde de Berdiaev, le règne de l’Antichrist est remplacé par l’« ère imaginée du Saint-Esprit », dont les caractéristiques, cependant, sont presque identiques à celles que la tradition orthodoxe a toujours associées au règne de l’Antichrist. . Bien qu’en réalité Berdiaev soit un prophète de l’Antichrist, toute sa vision du monde repose sur une négation du règne à venir de l’Antichrist et de la Fin catastrophique des temps et de l’histoire, par un compromis avec l’humanisme et l’idéalisme utopique. La fin catastrophique du monde, le règne de l’Antichrist et le Jugement dernier sont tous rejetés comme « une menace pour une humanité plongée dans le mal ». « Il est impossible, écrit-il, de comprendre la fin du monde prédite par l’Apocalypse comme un fatum » ; il porte à sa fin logique la théorie de Fedorov selon laquelle « l’humanité peut éviter la fin fatale du monde, l’apparition de l’Antichrist, le jugement dernier et l’enfer », « passant ainsi directement dans la vie éternelle »[7]. Il croit, nous dit-il, à « interprétation active et créatrice de la fin du monde » et à « la vocation créatrice de l’homme intervenant dans la fin de l’histoire qui seule rendra possible la fin du monde et la deuxième venue du Christ » [8]! On peut observer que, comme les Adventistes du Septième Jour, les Témoins de Jéhovah et d’autres sectaires de type « millénariste »[9] qui insistent sur ce qu’ils appellent « la seconde venue », Berdiaev indique en réalité par la « seconde venue » non pas la seconde venue du Christ, mais plutôt la venue de l’Antichrist et de son royaume.

Le « Christ » de Berdiaev n’est pas non plus le Christ du Jugement dernier, car cela irait à l’encontre de la sensibilité libérale-humaniste de Berdiaev. Berdiaev n’accepte pas en effet l’enseignement orthodoxe traditionnel concernant le Jugement et l’état posthume des âmes ; il n’accepte pas la doctrine orthodoxe de l’enfer, qui, dit-il, indique que « l’esprit d’amour n’a pas encore remporté la victoire »[10], révélant ainsi son propre isolement de la conscience du Corps mystique ainsi que sa compréhension superficielle. Bien qu’opposé à la théorie non chrétienne de la « transmigration des âmes » à une certaine étape de sa vie, il en vint plus tard à croire qu’elle est « préférable à la croyance en l’enfer éternel », et que « nous pouvons accepter l’idée de la réincarnation à différents niveaux »[11]. Telles sont les croyances de celui qui est si souvent décrit comme « le représentant le plus connu de l’orthodoxie en Occident ».

 

 

[1] Le sentiment messianique n’appartient pas seulement aux Russes, nous le trouvons chez les Polonais, et le destin tragique de la Pologne l’a accentué. Il n’est pas sans intérêt de comparer les idées messianiques et eschatologiques russes avec celles de l’admirable philosophe du messianisme polonais Ciezkowski qui n’a pas été suffisamment apprécié en son temps. Son œuvre principale en quatre volumes, Notre Père, se présente sous la forme d’un commentaire du Pater Noster. C’est une interprétation originale du christianisme dans son ensemble, mais surtout un point de vue chrétien sur la philosophie de l’histoire. Comme les Slavophiles et comme Soloviev, Ciezkowski a été à l’école de l’idéalisme allemand et a subi l’influence de Hegel, mais sa pensée reste originale et créatrice. Il veut rester catholique, ne rompt pas avec l’Église, mais dépasse les frontières du catholicisme historique. Avec plus de détermination que les penseurs russes, il exprime une religion du Saint-Esprit. Il aspire à ce qu’il nomme la Révélation de la Révélation. Une entière révélation de Dieu est la révélation du Saint-Esprit ; Dieu est l’Esprit-Saint, c’est son nom véritable. L’Esprit est ce qu’il y a de plus élevé. Tout est Esprit et passe par l’Esprit. Ce n’est qu’à la troisième révélation de l’Esprit, entière et synthétique, que se révélera la Sainte Trinité. Le dogme trinitaire n’a pas encore pu être révélé dans les Écritures. Seul le silence fait autour du Saint-Esprit était considéré comme conforme au dogme, tout le reste passait pour hérétique. Les hypostases de la Trinité sont les noms, les figures, les moments de la révélation. Des exégètes imbus d’orthodoxie pourront peut-être déceler chez Ciezkowski une tendance vers le sabellianisme. Selon Ciezkowski, dans les hérésies entre une part de vérité, mais non pas sa plénitude. Il prédit l’avènement d’une nouvelle ère du Saint-Esprit. Seule l’époque paraclétique correspondra à une entière révélation. À l’instar de l’idéalisme allemand et de Soloviev, il pose le principe d’un progrès spirituel. L’humanité, manquant de maturité, n’était pas encore capable de comprendre le Saint-Esprit, mais l’ère d’une action particulière du Saint-Esprit approche, correspondant à une maturité spirituelle de l’homme qui lui permettra de concevoir la révélation du Saint-Esprit, de confesser une religion de l’Esprit. L’Esprit se répandra alors sur toute l’humanité, Il embrasera l’âme et le corps. A l’époque du Saint-Esprit participeront également les éléments sociaux et culturels du progrès humain. Ciezkowski insiste sur l’esprit social des Slaves. Il attend la révélation du Verbe dans un acte social. Il y a là une parenté avec la pensée russe. Il professe une communauté du Saint-Esprit. L’humanité va vivre au nom du Paraclet. Le Notre Père est une prière prophétique. L’Église ce n’est pas encore le Royaume de Dieu. L’homme a une part active à l’édification de ce monde nouveau. Très intéressante est l’idée de Ciezkowski que le monde agit sur Dieu. La réalisation de l’harmonie sociale au sein de l’humanité, et qui correspondra à l’époque du Saint-Esprit, conduira à une harmonie absolue en Dieu. Les souffrances de Dieu sont le signe de sa sainteté. Ciezkowski a été à l’école de Hegel, ce qui lui fait reconnaître la valeur du développement dialectique. Il se représente l’avènement de la nouvelle époque du Saint-Esprit s’étendant à toute la vie sociale humaine, moins sous la forme d’une catastrophe que d’une évolution. Il ne peut y avoir de religion nouvelle, mais il peut y avoir une évolution créatrice de l’éternelle religion. La religion du Saint-Esprit est cette éternelle religion chrétienne. La foi, pour Ciezkowski, est une connaissance admise par le sentiment. Il a encore de nombreuses idées philosophiques fort intéressantes sur lesquelles je ne peux m’arrêter ici. Il ne parle pas tant de la fin du monde que de la fin du siècle, l’avènement d’un nouvel éon. Le temps est pour lui une partie de l’éternité. Il était bien entendu un grand optimiste, plein d’espérance en l’avènement de ce nouvel éon, bien que la situation environnante fut bien peu réjouissante. Cet optimisme était propre à son époque, mais cela ne nous empêche pas d’apprécier toute l’importance de ses principales idées. Beaucoup d’entre elles étaient proches des idées et des espoirs chrétiens russes. Chez nous personne ne connaît Ciezkowski, personne ne le cite, et lui non plus ne connaissait pas la pensée russe. La parenté est sans doute pan-slave. À certains égards je suis prêt à placer la pensée de Ciezkowski plus haut que celle de Soloviev, bien que la personnalité de ce dernier soit plus complexe, plus variée et plus riche de contradictions. La parenté est en l’imminence d’une nouvelle époque du christianisme où se produira une nouvelle effusion du Saint-Esprit à laquelle l’homme participera activement. Le pressentiment apocalyptique est une attente de la révélation finale. L’Église du Nouveau Testament n’est que le symbole de l’Église éternelle. [p.219-221]

N. Berdiaeff, L’IDÉE RUSSE. Problèmes essentiels de la pensée russe au XIXe et début du XXe siècle, traduit du russe et notes de H. Arjakovsky, MAME, 1969

[2] Le sol de l’histoire est volcanique et des éruptions volcaniques peuvent s’y produire. Seules les couches superficielles de l’histoire appartiennent à un ordre stable qui retient le mouvement vers la fin. Le monde n’est pas seulement un cycle cosmique que les Grecs et après eux les hommes du Moyen-Age étaient enclins à interpréter comme une harmonie cosmique ; le monde est aussi l’histoire avec ses catastrophes et ses ruptures. L’histoire contient à la fois la tradition, la conservation dans le temps et le catastrophisme. Elle est à la fois conservatrice et révolutionnaire. Et de nouveaux éons mondiaux sont possibles : nous ne vivons pas dans un éon complètement fermé. Le monde peut entrer dans un éon eschatologique, dans les temps du Paraclet et alors la face du monde et le caractère de l’histoire éprouveront un changement essentiel. [p.192]

N. Berdiaeff, Essai de métaphysique eschatologique. Acte créateur et objectivation, traduit du Russe par M. HERMAN, Éditions Montaigne, Paris, 1946

[3] Proclamer la pure vérité, détruire le mensonge social conventionnel ne signifie pas que l’on nie le relatif, mais qu’on lui retire son auréole sacrée, c’est-à-dire que l’on met fin à l’absolutisation du relatif. On ne doit pas donner une importance nouménale à ce qui porte exclusivement un caractère phénoménal. L’essentiel est de se libérer de l’assujettissant sociomorphisme dans la connaissance de Dieu. Même parvenus au monothéisme, les peuples continuaient de vivre, non de la réalité de Dieu, mais du mythe sociomorphique de Dieu, nécessaire à l’affermissement du pouvoir en ce monde. Il y a un mensonge socialement utile sur Dieu et seule une religion spirituelle purifiée peut s’opposer à lui. Seule la révélation complète du Saint Esprit et l’époque du Paraclet mèneront à cela. À un certain degré de développement cette « sacralisation » était indispensable. [p.173]

N. Berdiaeff, Essai de métaphysique eschatologique. Acte créateur et objectivation, traduit du Russe par M. HERMAN, Éditions Montaigne, Paris, 1946

[4] Leontieff considérait comme nécessaires toutes les formes de mysticisme. Seulement, lui-même ne suivait pas ce chemin. Il était par trop esthète pour être mystique. Il s’abîmait dans les merveilles de l’univers, mais non dans ses divins mystères. Quand il abordait ces derniers, c’était par le point de vue naturaliste et esthétique. Dans sa marche religieuse vers le Salut, il ne fait rien de plus que s’écarter du monde, ou que le fuir. Il ignorait ce triomphe mystique de l’Unité divine sur le dualisme. Il n’avait pas la force de retourner spirituellement dans le monde. Il ne voulait pas comprendre que toutes les puissances de notre esprit doivent être employées à la réalisation du règne de Dieu sur terre, c’est-à-dire de la vérité dans la vie en général. Et cela, quel que soit notre pessimisme à l’égard de l’avenir. [p.339]

N. Berdiaeff, Constantin Leontieff. Un penseur religieux du dix-neuvième siècle, traduit du russe par Hélène Iswolsky, Desclée de Brouwer et Cie., Paris, 1937

Telle semble être l’opinion acceptée des dirigeants du « nouveau christianisme ». Typique est une déclaration récente de L’archevêque catholique roman Thomas Connolly de Seattle — « Nous devons transformer ce monde moderne en Royaume de Dieu… en vue de Son retour » (The Monitor, 31 août)

[5] Deux desseins s’affrontent et luttent ici-bas : le Royaume de Dieu et le royaume de ce monde, et il est indispensable d’opérer entre eux une distinction spirituelle. Le millénarisme peut être compris d’une manière tangible et matérialiste et alors il devient un mensonge et une utopie terrestre. Telle fut la construction de la Tour de Babel ; c’est en réalité le royaume de l’Antéchrist, le pseudo-millénarisme, nous le retrouvons actuellement dans le communisme. Mais dans l’espérance millénariste, il y a aussi une attente réelle de la Nouvelle Jérusalem, une attente du résultat positif du processus universel, de la réalisation du Royaume de Dieu. [p.378]

N. Berdiaeff, ESPRIT ET LIBERTÉ. Essai de philosophie chrétienne, Les Éditions « Je sers », Paris, 1933

[6] Je vis aussi une autre bête qui montait de la terre, et qui avait deux cornes semblables à celles d’un agneau ; et elle parlait comme le dragon. Et elle exerçait toute la puissance de la première bête en sa présence ; et elle fit que la terre et ses habitants adorèrent la première bête, dont la blessure mortelle avait été guérie. Elle fit de grands prodiges, jusqu’à faire descendre le feu du ciel sur la terre, en présence des hommes. Et elle séduisit les habitants de la terre, à cause des prodiges qu’il lui aété donné de faire en présence de la bête, en disant aux habitants de la terre de faire une image de la bête, qui a la blessure de l’épée et qui a repris vie. Et il lui fut donné de mettre le souffle vital dans l’image de la bête, afin que l’image de la bête pût parler, et faire que tous ceux qui n’adoreraient pas l’image de la bête fussent mis à mort. Elle fera encore que tous, petits et grands, riches et pauvres, libres et esclaves, reçoivent une marque sur leur main droite ou sur leur front, et que personne ne puisse acheter ni vendre, s’il n’a la marque ou le nom de la bête, ou le chiffre de son nom. C’est ici qu’est la sagesse. Que celui qui a de l’intelligence calcule le nombre de la bête ; car c’est un nombre d’homme, et son nombre est six cent soixante-six.

Apocalypse de Saint Jean, XIII.11-18

[7] On doit à Fedorov une exégèse originale des prophéties de l’Apocalypse que l’on pourrait appeler exégèse active par opposition à l’habituelle exégèse passive. Il propose de considérer les prophéties de l’Apocalypse comme conditionnelles, ce qui est tout à fait original. Et en effet, on ne peut comprendre la fin du monde prédite par l’Apocalypse comme un fatum, ce qui contredirait l’idée chrétienne de liberté. La fin fatale, décrite dans l’Apocalypse, se produirait si les forces du mal triomphaient. Si les commandements du Christ ne sont pas observés par les hommes, voici ce qui se passera… Mais si le peuple chrétien s’unit pour triompher en commun de la mort et réaliser la résurrection générale, il pourra éviter la fin fatale du monde, l’apparition de l’Antéchrist, le jugement dernier et l’enfer. Alors l’humanité passera directement dans la vie éternelle. L’Apocalypse est donc une menace pour une humanité plongée dans le mal et propose à l’homme une mission active. Une attente passive d’une terrible fin n’est pas digne de l’homme. L’eschatologie de Fedorov se distingue donc très nettement de celle de Soloviev et de Leontiev et la vérité est de son côté, l’avenir lui appartient. Il est un adversaire résolu de l’interprétation traditionnelle de l’immortalité et de la résurrection. « Le Jugement Dernier n’est qu’une menace pour une humanité encore infantile. Le commandement du christianisme est dans l’union du céleste et du terrestre, du divin et de l’humain et la résurrection active, immanente, obtenue par les efforts et le zèle de tous les fils de l’homme, est l’observation de ce commandement du Christ, Fils de Dieu et en même temps fils de l’homme. » La résurrection active s’oppose au progrès qui se résigne à la mort de toutes les générations, elle renverse le cours du temps, car l’activité de l’homme s’attache au passé et non seulement au futur, elle s’oppose également à la civilisation et à la culture qui florissent sur des cimetières et reposent sur l’oubli de la mort des pères. [p.218]

N. Berdiaeff, L’IDÉE RUSSE. Problèmes essentiels de la pensée russe au XIXe et début du XXe siècle, traduit du russe et notes de H. Arjakovsky, MAME, 1969

[8] La doctrine de la divino-humanité poussée jusqu’au bout devrait déboucher sur une eschatologie active, la révélation d’une vocation créatrice de l’homme intervenant dans la fin de l’histoire qui seule rendra possible la fin du monde et la deuxième venue du Christ. La fin de l’histoire, la fin du monde est une fin divino-humaine, elle dépend de l’homme et de son activité. Chez Soloviev on ne voit pas à quel résultat positif aboutirait le processus divino-humain de l’histoire. Au début il se le représentait sous une forme abusivement évolutionniste, maintenant il voit, avec raison, la fin de l’histoire comme une catastrophe. Mais le catastrophisme ne signifie pas qu’il n’y aura aucun résultat positif de l’action créatrice de l’homme œuvrant pour le Royaume de Dieu. Le seul aspect positif de cette œuvre est l’union des Églises réalisée en la figure du pape Pierre, du starets Jean et du docteur Paulus. L’Orthodoxie y apparaît comme la religion la plus mystique. L’eschatologie solovienne apparaît en fin de compte comme une eschatologie du jugement dernier, ce qui n’est qu’un des aspects de l’eschatologie. Il doit en exister un autre. Toute autre est l’attitude de Fedorov envers l’Apocalypse. [p.215]

N. Berdiaeff, L’IDÉE RUSSE. Problèmes essentiels de la pensée russe au XIXe et début du XXe siècle, traduit du russe et notes de H. Arjakovsky, MAME, 1969

[9] Le terme « millénariste » ou « chiliaste » est utilisé pour désigner celui qui, interprétant à tort le « règne de mille ans » mentionné dans l’Écriture sainte, croit que le processus historique culmine dans le « millénaire » ou l’établissement du Royaume de Dieu dans ce monde au moment de la seconde venue du Christ.

[10] Chez les anciens Hébreux l’espoir en l’immortalité n’était pas lié à une doctrine de l’âme, mais à une doctrine de Dieu concernant la réalisation par Dieu des promesses faites au peuple. C’était une foi et une espérance messianiques. Dans le Christianisme cette foi et cette espérance prennent un caractère universel : c’est l’espoir d’une résurrection et d’une transfiguration générales, l’espoir en la venue du Royaume de Dieu. La doctrine de l’enfer éternel dans l’eschatologie chrétienne signifie que la conscience universelle n’a pas encore été complètement touchée et que l’esprit d’amour n’a pas encore vaincu l’esprit d’antique vengeance. La conscience chrétienne n’a pas encore été libérée des reliquats d’eschatologie pénale et vindicative. Cette conscience doit encore être purifiée de l’antique terreur, du terror anticus. Dans cette terreur on a confondu avec la terreur divine celle de ce monde menaçant l’homme de son tourment. L’idée de Dieu a été étouffée par les catégories du sociomorphisme, de l’anthropomorphisme, du cosmomorphisme. Mais cette conception révèle une insuffisante vénération du Mystère Divin. Des calculs humains, trop humains, ont été attribués à Dieu, à ses rapports avec le monde et avec l’homme. Dieu a été pensé dans nos catégories de force, de pouvoir, de gouvernement, de justice. Mais il ne ressemble à rien de ce qui se trouve dans le monde d’objectivation. Il n’est même pas être : il est moins encore force dans le sens que nous lui donnons ici-bas, ou pouvoir, mais il est esprit, liberté, amour, création éternelle. [p.266-267]

N. Berdiaeff, Essai de métaphysique eschatologique. Acte créateur et objectivation, traduit du Russe par M. HERMAN, Éditions Montaigne, Paris, 1946

[11] De toute manière on ne peut rattacher le destin eschatologique de l’homme au seul monde des phénomènes, à celui que j’appelle monde de l’objectivation. L’existence de l’homme sur ce plan du monde n’est qu’un moment dans sa route spirituelle. Mais le sort de l’homme est plongé dans l’éternité et ne peut définitivement dépendre de ce monde déchu. La chute de l’homme s’est produite hors de ce monde des phénomènes et hors de ce temps. Ce monde et ce temps sont au contraire produits de la déchéance. C’est pourquoi la voie que suit l’homme et qui décide de son destin ne peut se trouver exclusivement dans ce monde, dans cet éon mondial. La doctrine populaire de la migration des âmes reste au fond dans ce temps-ci, lequel est pensé comme infini et ne connaît pas de sortie dans l’éternité. La doctrine de l’enfer n’en connaît pas davantage. Cela montre l’importance fondamentale du problème du temps pour l’eschatologie. Toutes les difficultés qui se présentent à la conscience eschatologique proviennent de ce qu’on pense dans les catégories du passé et du futur. Mais la perspective eschatologique se trouve hors de ces catégories. C’est pourquoi la doctrine de métamorphoses infinies et celle d’infinies tortures infernales sont également inadmissibles. Elles sont deux formes de rationalisation du mystère. La doctrine populaire de la métempsychose sur un seul plan morcelle la personne humaine en niant l’importance de la forme corporelle pour la personne, en niant l’indissoluble lien entre la personne et cette forme, entre la personne et le visage unique de l’homme. La métempsychose sur plusieurs plans ne signifie pas nécessairement le passage dans un autre corps. La matière du corps est changée, mais non sa forme qui est spirituelle. Il est erroné de penser que « ce monde » signifie monde corporel et que « l’autre monde » veut dire : monde incorporel. Matérialité et corporalité ne sont pas une seule et même chose. « L’autre monde » est lui aussi corporel dans le sens de forme éternelle, de figures éternelles, d’éternelle expression de visages. La qualité du corps dépend de l’état de l’esprit et de l’âme. L’esprit-âme crée son corps. C’est pourquoi la doctrine la plus vraie et la plus profonde est celle de la résurrection, de la résurrection de l’être entier, non la conservation de parties morcelées de l’être. [p.270-271]

N. Berdiaeff, Essai de métaphysique eschatologique. Acte créateur et objectivation, traduit du Russe par M. HERMAN, Éditions Montaigne, Paris, 1946

Jon Gregerson, Nicholas Berdyaev – Prophet of a « New Age », Orthodox Life, Nov-Dec 1962 (6/78), pp. 11-24

Traduction: hesychia.eu

 


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