Avant la fête de Pâque, sachant que Son heure était venue de passer de ce monde au Père, Jésus, après avoir aimé les Siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’à la fin. Et après le souper, le diable ayant déjà mis dans le cœur de Judas Iscariote, fils de Simon, le dessein de Le trahir, Jésus, sachant que le Père avait remis toutes choses entre Ses mains, et qu’Il était sorti de Dieu, et qu’Il retournait à Dieu, se leva de table et ôta Ses vêtements ; et ayant pris un linge, Il S’en ceignit. Puis, Il versa de l’eau dans un bassin, et commença à laver les pieds de Ses disciples, et à les essuyer avec le linge dont Il était ceint.
L’Évangile selon Saint Jean, chap. XIII, versets 1-5
Cinquante-cinquième traité sur Saint Jean
La fête de Pâques, c’est-à-dire, du passage des Israélites dans la terre promise, était l’annonce et la figure du passage de Jésus-Christ de ce monde à son Père, de notre passage de l’état du péché à l’état de la grâce. En cette fête, le Sauveur, qui devait donner à ses disciples la preuve du plus sincère amour en mourant pour eux, se mit à laver leurs pieds, même ceux de Judas, continuant ainsi à pratiquer l’humilité manifestée dans son Incarnation.
I. Nous voici parvenus au récit que Jean nous fait de la cène du Seigneur. Nous devons, avec la grâce de Dieu, l’exposer convenablement et l’expliquer selon qu’il nous donnera de le faire. « Avant le jour de la fête de Pâques, Jésus sachant que son heure était venue de passer de ce monde à son Père, comme il avait aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu’à la fin ». Le mot Pâque, mes frères, n’est pas, comme quelques-uns le pensent, un mot grec, mais bien un mot hébreu. Cependant il se présente très à propos sur ce mot une certaine concordance des deux langues. Comme souffrir, en grec, se dit pasxein, il semble que la passion est appelée Pâque, comme si ce nom indiquait les souffrances du Sauveur. Mais le mot Pâque, en sa propre langue, qui est la langue hébraïque, signifie passage. C’est pour cela que le peuple hébreu célébra la Pâque pour la première fois, lorsque, s’enfuyant d’Égypte, il passa la mer Rouge [Exod XIV.29]. Maintenant donc cette figure prophétique est accomplie dans la vérité, puisque, comme un agneau, Jésus-Christ est conduit au lieu de son immolation [Isa LIII.7] ; puisque son sang, qui teint nos portes, c’est-à-dire puisque le signe de la croix, dont nos fronts sont marqués, nous délivre de la corruption de ce siècle comme en quelque sorte de la mort et de la captivité d’Égypte [Exod XII. 23] ; nous effectuons ce passage salutaire, lorsque, de l’empire du diable, nous passons à celui de Jésus-Christ, et que, de ce monde si fragile, nous passons à son royaume inébranlable. Nous passons vers Dieu qui demeure toujours, pour ne point passer avec le monde qui s’en va. Louant Dieu de cette grâce qu’il nous a faite, l’Apôtre dit de lui « qu’il nous a arrachés de la puissance des ténèbres et nous a transportés dans le royaume du Fils de son amour. » [Coloss I.13] L’Évangéliste donc, comme pour nous expliquer ce mot de Pâque, qui, je l’ai dit, signifie passage, commence ainsi : « Avant le jour de la fête de Pâques, Jésus sachant que son heure était venue de passer de ce monde à son Père ». Voilà la Pâque, voilà le passage : le passage de quel endroit à quel endroit ? « De ce monde à son Père ». Et ce passage du chef donne à ses membres une ferme espérance qu’ils le suivront. Mais que deviendront les infidèles, et ceux qui sont séparés de ce chef et de son corps ? Ne passeront-ils pas aussi, puisqu’ils ne demeureront pas toujours à leur place ? Ils passeront assurément eux-mêmes ; mais autre chose est de passer de ce monde, autre chose est de passer avec ce monde ; autre chose est de passer vers le Père, autre chose est de passer à l’ennemi. Les Égyptiens aussi ont passé ; mais s’ils ont passé la mer, ç’a été pour tomber dans les bras de la mort, et non pour entrer dans le royaume de Dieu.
II. « Jésus donc sachant que son heure était venue de passer de ce monde à son Père, comme il avait aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu’à la fin ». Sans doute afin qu’ils fussent à même de passer de ce monde où ils se trouvaient vers leur chef qui en était sorti. Que veut dire, en effet, « jusqu’à la fin », sinon jusqu’à Jésus-Christ ? « Jésus-Christ », dit l’Apôtre, « est la fin de la loi, pour la justification de tous ceux qui croient » [Rom X.4]. Il est la fin, non pas où finissent les choses, mais où elles trouvent leur perfection ; la fin où nous devons parvenir, mais non trouver la mort. C’est en ce sens qu’il faut entendre ces mots : « Jésus-Christ, notre Pâque, a été immolé » [I Cor. V.7]. Il est notre fin, c’est à lui que nous devons passer. Je sais bien que ces paroles de notre Évangile peuvent s’entendre d’une manière tout humaine ; voici comment : puisqu’il a aimé les siens jusqu’à la mort, on peut dire « qu’il les a aimés jusqu’à la fin ». Mais c’est là un sentiment tout humain, qui n’a rien de divin. Il ne nous a pas aimés seulement jusqu’à la mort, puisqu’il nous a toujours aimés et qu’il nous aimera sans cesse. Loin de nous la pensée que son amour ait fini par sa mort, puisqu’il n’a pas lui-même fini par la mort. Le riche superbe et impie de l’Évangile a aimé ses cinq frères, même après sa mort [Luc XVI.27-28]. Et Jésus-Christ ne nous aurait aimés que jusqu’à sa mort ? Dieu nous garde de le penser, mes très-chers frères. Car il ne nous aurait pas aimés jusqu’à mourir pour nous, si son amour avait dû finir avec sa mort. On pourrait néanmoins entendre ces paroles : « Il les a aimés jusqu’à la fin », en ce sens qu’il les a aimés au point de vouloir mourir pour eux. Il l’a témoigné lui-même en disant : « Personne ne « peut montrer un plus grand amour qu’en donnant sa vie pour ses amis » [Jean XV.13]. C’est pourquoi je n’improuve pas ceux qui veulent que ces paroles : « Il les aima jusqu’à la fin », signifient que son amour l’a conduit jusqu’à mourir pour eux.
III. « Et après que le souper fut fait, le diable ayant déjà mis dans le tueur de Judas Iscariote, fils de Simon, le dessein de le livrer, Jésus sachant que le Père lui avait donné toutes choses entre les mains, et qu’il était sorti de Dieu, et qu’il retournait à Dieu, se lève du souper, quitte ses vêtements, et, ayant pris un linge, il s’en ceignit. Ensuite il versa de l’eau dans un bassin et commença à laver les pieds de ses disciples et à les essuyer avec le linge dont il était ceint ». Par ces mots, après que le souper fut fait, nous ne devons pas entendre que le souper était terminé et achevé ; car on était encore à table lorsque Notre-Seigneur se leva et lava les pieds de ses disciples. Après cela, en effet, il se remit à table, et c’est alors qu’il donna le morceau de pain à celui qui devait le trahir. Le repas n’était donc pas fini, puisqu’il y avait encore du pain sur la table. Ainsi donc, après le souper veut dire après que le souper fut préparé et servi sur la table prêt à être mangé.
IV. Quant à ce qu’il est dit « que le diable avait déjà mis dans le cœur de Judas Iscariote, fils de Simon, le dessein de le trahir », si vous demandez ce qui fut mis dans le cœur de Judas, évidemment ce fut le « dessein de le trahir ». Cette transmission d’un pareil dessein est une suggestion toute spirituelle elle ne se fait point par les oreilles, mais par la pensée ; le corps n’y a aucune part, tout se passe dans l’esprit. Car tout ce qui est appelé spirituel ne doit pas toujours être pris en bonne part. L’Apôtre parle des esprits de malice répandus dans l’air, et contre lesquels il assure que nous avons à lutter. Or, il n’y aurait point de méchancetés spirituelles [Ephés. VI.12], s’il n’y avait aussi des esprits méchants ; car le mot spirituel vient de celui d’esprit. Mais comment se fait-il que les suggestions du diable se glissent dans la pensée humaine et se mêlent de telle sorte à cette pensée que l’homme les regarde comme ses propres pensées à lui ? Qui peut le savoir ? Nous ne pouvons douter non plus que les bonnes pensées ne viennent de même sorte du bon esprit et secrètement et spirituellement. Ce qui nous importe, c’est de savoir auxquelles de ces pensées l’âme humaine consent, si c’est aux mauvaises, quand elle est privée du secours de Dieu parce qu’elle l’a mérité, ou aux bonnes, quand elle est aidée par la grâce. Déjà donc le diable avait fait naître dans le cœur de Judas le dessein de trahir son maître, que cependant il n’avait pas encore reconnu pour son Dieu. Il était venu au repas pour espionner son Pasteur, tendre des pièges à son Sauveur et vendre son Rédempteur. Tel il était venu, Jésus le voyait et le supportait : pour lui, il croyait n’être pas connu et il se trompait sur le compte de celui qu’il voulait tromper. Mais Jésus, voyant ce qui se passait dans son cœur, le faisait sciemment servir, à son insu, à l’accomplissement de ses desseins.
V. « Sachant que le Père lui avait mis toutes choses entre les mains » ; par conséquent aussi celui qui le trahissait ; car s’il ne l’avait pas eu entre les mains, il ne s’en serait pas servi comme il le voulait. Le traître se trouvait donc en la puissance de Celui qu’il voulait livrer, et du mal qu’il faisait en le livrant devait résulter un bien qu’il ne soupçonnait pas. Car Notre-Seigneur savait ce qu’il faisait pour ses amis, en souffrant avec tant de patience ce que lui faisaient ses ennemis. Et c’est ainsi que le Père lui avait tout remis entre les mains : les maux, pour en user ; les biens, pour les produire. « Il savait aussi qu’il était sorti de Dieu et qu’il retournait à Dieu » ; sans cependant avoir quitté Dieu quand il venait à nous, et sans nous abandonner ; quand il retournait à lui.
VI. Jésus sachant cela « se lève de table et quitte ses vêtements, et ayant pris un linge, il s’en ceignit. Ensuite il met de l’eau dans un bassin et commence à laver les pieds de ses disciples et à les essuyer avec le linge dont il était ceint ». Nous devons, mes très chers frères, remarquer avec soin l’intention qu’a eue l’Évangéliste en nous parlant de cet acte d’humilité si grande de Notre-Seigneur ; il a commencé par nous donner une haute idée de sa grandeur ; c’est dans ce dessein qu’il a dit : « Il savait que le Père lui a donné toutes choses entre les mains, et qu’il était sorti de Dieu et qu’il retournait à Dieu ». Celui donc à qui le Père a remis toutes choses entre les mains, lave, non les mains, mais les pieds de ses disciples, et lui qui savait être sorti de Dieu et retourner à Dieu, il remplit l’office, non d’un Seigneur Dieu, mais d’un homme esclave. Et si l’Évangéliste a parlé d’un traître qui était venu dans la pensée de le livrer, mais que le Sauveur connaissait bien pour tel, c’est pour nous montrer le comble de l’humilité où il est descendu, en ne dédaignant pas de laver les pieds de celui dont il prévoyait que les mains allaient se souiller d’un pareil crime.
VII. Est-il étonnant que celui qui, ayant la forme de Dieu, s’est anéanti lui-même, se soit levé de table et dépouillé de ses vêtements ? Y a-t-il rien d’étonnant à ce qu’il se soit ceint d’un linge, celui qui, prenant la forme d’esclave, a été trouvé semblable à un homme [Philipp. II.6-7] ? Est-il étonnant qu’il ait mis de l’eau dans un bassin, pour laver les pieds de ses disciples, lui qui a répandu son sang sur la terre, pour effacer la souillure des péchés ? Qu’y a-t-il d’étonnant à ce qu’avec le linge dont il était ceint, il ait essuyé les pieds qu’il venait de laver, lui qui, dans la chair dont il était revêtu, a confirmé tous les dires des évangélistes ? Il est vrai que, pour se ceindre d’un linge, il quitta les vêtements qu’il avait, tandis que pour prendre la forme d’esclave au moment où il s’anéantit lui-même, il ne quitta pas ce qu’il avait, mais il prit ce qu’il n’avait pas. Pour être crucifié, il fut dépouillé de ses vêtements, et quand il fut mort on l’enveloppa dans un linceul. Et toute sa passion a servi à nous purifier. Avant donc de souffrir les derniers tourments, il a voulu s’abaisser, non-seulement devant ceux pour qui il allait subir la mort, mais encore devant celui qui devait le livrer à la mort. L’humilité est d’une importance si grande pour l’homme, que Dieu dans sa grandeur a voulu lui en laisser un exemple complet ; car l’homme aurait péri à jamais victime de son orgueil, si Dieu ne l’avait sauvé par son humilité. Le Fils de l’Homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu [Luc XIX.10]. Or, l’homme s’était perdu en imitant l’orgueil de son séducteur ; puisqu’il est retrouvé, qu’il imite l’humilité de son Rédempteur.
Œuvres complètes de Saint Augustin traduites pour la première fois en français sous la direction de M. Poujoulat et de M. l’abbé Raulx, Bar-Le-Duc 1864, tome X, pp. 693-696
Texte disponible également en format numérique [html] sur le site de la Bibliothèque virtuelle de l’Abbaye Saint-Benoît
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