Chrysostome, Orthodoxie

Saint Jean Chrysostome – À ceux qui se scandalisent des adversités II/IV

16 avril 2021

 

7° Démonstration de la divine Providence, tirée du spectacle de la création

Cette première démonstration suffit, je le répète, à ceux qui ont l’esprit droit ; mais, puisqu’il y a de ces hommes de boue qui résistent, qui ne se laissent pas persuader, qui n’écoutent que la chair, je vais, autant qu’il me sera possible de le faire, leur démontrer la divine Providence par le spectacle de la création.


 

Il ne serait pas facile de leur faire voir toute la grandeur de cette providence, ni même de la leur expliquer entièrement sous le moindre de ses aspects, tant elle est infinie et ineffable, tant elle éclate dans les plus petites comme dans les plus grandes choses, soit visibles, soit invisibles ! Ce n’est qu’à celles qui sont visibles que nous emprunterons nos preuves. O homme, cet univers si admirable, si harmonieux, le Seigneur ne l’a fait pour aucun autre que pour toi ! ce monde si beau, si grand, si varié, si riche, si plein de ressources, ce monde, dont chaque partie a son utilité, soit pour nourrir et réparer le corps, soit pour instruire l’âme et la conduire à la connaissance de Dieu, c’est pour toi qu’il l’a créé. Les anges n’en avaient pas besoin, car ils existaient avant qu’il fût sorti du néant : écoute en effet comment Dieu nous montre qu’ils ont reçu l’être longtemps avant la naissance du monde. Il dit à Job : Lorsque les étoiles furent créées, les anges m’exaltèrent et célébrèrent hautement mes louanges. (Job, XXXVIII, 7.) C’est-à-dire qu’ils furent étonnés de la grandeur de ces étoiles, de leur beauté, de leur position, de leur utilité, de leur variété, de leur éclat, de leur splendeur, de leur harmonie, et de tous leurs autres mérites qu’ils peuvent apprécier beaucoup mieux que nous. Mais le Créateur n’a pas décoré le ciel d’étoiles seulement, il l’a encore orné du soleil et de la lune, pour nous charmer et le jour et la nuit, et nous faire retirer de l’un et de l’autre de ces astres d’immenses avantages.

 

Utilité des étoiles qui nous guident du haut du ciel

Qu’y a-t-il de plus beau que le ciel qui tantôt brille de l’éclat du soleil ou de la lune, tantôt, comme s’il dardait sur nous ses yeux, éclaire la terre d’un nombre infini d’étoiles et fournit aux matelots et aux voyageurs des signes qui leur montrent leur chemin ? Voyez le pilote qui fend les mers, assis au gouvernail, pendant que les flots sont furieux, que les ondes déchaînées s’élancent sur son navire, que les vents soufflent avec violence et que la nuit ténébreuse est sans lune ; il se confie au ciel qui le guide, et l’étoile, qui, perdue dans les hauteurs, est si éloignée de lui, le conduit avec autant de sûreté que si elle était près du vaisseau ; elle le conduit au port sans parler ; son seul aspect indique à l’œil la voie qu’il faut suivre ; c’est à elle que les navigateurs doivent de fendre les mers sans péril ; car c’est elle qui leur indique les saisons, pour que tantôt ils retiennent le navire au port, que tantôt ils le lancent avec confiance au sein des flots, et que, par ignorance de l’avenir, ils n’aillent pas affronter imprudemment la tempête et le naufrage. Les étoiles ne nous indiquent pas seulement la mesure des années et l’indication des saisons, elles marquent aussi avec beaucoup d’exactitude l’heure et la marche de chaque nuit, elles font connaître si elle a dépassé, si elle n’a pas atteint la moitié de sa carrière, et réciproquement ; et cela n’est pas utile aux seuls navigateurs, mais même aux voyageurs, pour qu’ils ne se mettent pas en chemin pendant la nuit en temps inopportun, ou qu’ils ne continuent pas à se reposer lorsqu’est arrivée l’heure de marcher. L’observation de la lune vient en aide à celle des étoiles pour nous renseigner exactement sur ces choses ; car de même que le soleil règle les heures du jour, la lune règle celles de la nuit. Mais elle nous rend beaucoup d’autres services ; elle donne à l’air une douce température, elle engendre la rosée qui fait germer les semences, et elle est d’un grand secours pour fortifier l’homme. Elle tient le milieu entre le chœur des étoiles et l’éclat du soleil, plus petite que celui-ci, plus bienfaisante et beaucoup plus grande que celles-là. Cette variété est tout à la fois pour nous un grand charme et un grand avantage ; car quelle grande utilité ne retirons-nous pas des saisons et des heures, des dimensions des astres, de leur grandeur ou de leur petitesse, et de leur infinie variété. L’un est plus petit, l’autre plus grand et plus éclatant, et plusieurs brillent dans toutes les saisons. En effet, l’incomparable sagesse de Dieu montre partout dans ses œuvres une variété étonnante, et en même temps qu’elle donne une preuve de sa miraculeuse puissance, elle veille à l’utilité de ce qu’elle offre à nos yeux, nous fournit des ressources immenses, indicibles, et, avec tout cela, de grands agréments.

 

Beauté du soleil et son utilité

Y a-t-il rien de plus agréable que le ciel, qui, tantôt s’étend sur nos têtes comme un pavillon sans tache et resplendissant, tantôt ressemble à une prairie émaillée de fleurs, et nous montre sa couronne d’étoiles ? Non, il n’est pas aussi doux de voir une oasis dans le désert, qu’il n’est doux, qu’il n’est agréable de voir pendant la nuit le ciel partout couronné de mille étoiles comme de mille fleurs, et de fleurs qui ne se flétrissent jamais, de fleurs qui ont toujours toute leur beauté ? Y a-t-il rien de plus agréable que ce même ciel, lorsque, la nuit étant déjà sur son déclin et le soleil ne se levant pas encore, il se couvre d’un voile de pourpre et rougit à l’approche de l’astre du jour ? Y a-t-il un spectacle plus beau que celui que nous offre le soleil, lorsque, chassant l’aurore, en un instant il disperse au loin ses rayons et en éclaire toute la terre, toute la mer, toutes les montagnes, les vallons ; les collines, et tout le ciel ; lorsqu’il dépouille tous les objets du voile dont les couvrait la nuit, et qu’il les montre nus à nos yeux ? Comment pourrait-on assez admirer sa révolution, la régularité de sa course, sa fidélité à nous servir qui a persisté inaltérable à travers tant de siècles, sa beauté éternellement florissante, sa splendeur, son pur éclat que le contact de tant de corps ne saurait jamais ternir ? Ajouté à cela qu’il est utile au delà de toute expression aux semences, aux plantes, aux hommes, aux quadrupèdes, aux poissons, aux oiseaux, aux pierres, aux herbes, à la terre, à la mer, à l’air, en un mot à tout ce qui existe. Car tout a besoin ; tout tire profit de son influence : tout ce qui la sent, s’améliore, non seulement les animaux ou les plantes, mais les eaux, les marais, les sources, les fleuves et l’air lui-même, qu’elle rend plus léger, plus pur et plus clair. C’est pourquoi, voulant exprimer sa beauté, son éternel éclat, sa splendeur inaltérable, sa magnificence, la perfection de sa forme, la continuité de ses services, le Psalmiste dit : Le Seigneur a posé dans le soleil son pavillon. (Ps. XVIII, 6.) C’est-à-dire dans les cieux, car c’est là ce que le prophète entend par ces mots : Le pavillon du Seigneur. Et il est semblable à un époux qui sort de sa chambre nuptiale. Ensuite pour indiquer avec quelle facilité il accomplit sa fonction : Il est plein d’ardeur, pour courir comme un géant dans sa carrière ; pour enseigner qu’il suffit seul à toute la terre : Son départ est de l’une des extrémités du ciel, et il arrive à l’autre extrémité du ciel (Ibid.) pour montrer qu’il est utile et bienfaisant pour tous les hommes : Et il n’y a personne qui puisse se soustraire à sa chaleur.

 

Utilité de chacune des différentes parties de la création

Nous pourrions encore, si tu n’étais pas fatigué, examiner d’autres preuves de la Providence divine : elles nous seraient fournies par les nuages, par les saisons, par les solstices, par les vents, par la mer et par les diverses espèces d’êtres qu’elle nourrit ; par la terre, par ses quadrupèdes et par ses reptiles ; par les oiseaux qui s’élèvent dans les airs, par ceux qui restent sur le sol ; par les amphibies qui vivent dans les marais, dans les sources, dans les fleuves, par les contrées ou habitées ou inhabitées ; par les semences, par les arbres, par les herbes, par les plantes qui poussent soit dans les lieux sauvages, soit dans les terres cultivées, qui germent dans les plaines et dans les vallées, sur les montagnes et sur les collines, qui naissent. d’elles-mêmes ou qui ont besoin de soins et de culture ; par les animaux apprivoisés ou farouches, sauvages ou dociles, petits ou grands ; par les oiseaux, les quadrupèdes, les poissons, les plantes et les herbes qui paraissent en hiver, en été, en automne ; par les phénomènes de la nuit ou du jour ; par les pluies, par la durée de l’année, par la mort, par la vie, par les souffrances auxquelles nous sommes condamnés, par la tristesse, par la joie, par les aliments qui nous ont été accordés ; par les métiers, par les lois ; par les pierres, par les mines renfermées dans le sein des montagnes ; par la mer, soit qu’elle se prête, soit qu’elle se refuse à la navigation ; par les îles, par les ports, par les rivages, par la surface des ondes, par la profondeur : des flots ; par la nature des éléments dont, le monde est formé, par l’ordre des saisons, par la longueur inégale des jours et des nuits ; par la maladie et la santé, par les membres du corps, par la constitution de l’âme ; par les arts et par la sagesse qu’ils révèlent dans le genre humain ; par l’utilité dont nous sont les bêtes, les plantes et toutes les autres créatures qui nous servent en esclaves ; enfin par les plus petits et les plus vils animaux. Y a-t-il, en effet, rien de plus petit et de plus informe qu’une abeille ? rien de plus vil que les fourmis et les cigales ? Et pourtant ces animaux témoignent d’une voix éclatante en faveur de la providence, de la puissance, de la sagesse de Dieu. C’est pourquoi le prophète David, qui mérita d’être si grandement inspiré de l’Esprit-Saint, comme il parcourait les œuvres de la création et qu’il en avait nommé quelques-unes, fait retentir, frappé d’étonnement, cette admirable parole : Que tes ouvrages sont pleins de magnificence, ô, Seigneur ! tu les as tous faits dans ta sagesse. (Ps. CIII, 24.) Et tout cela, ô homme, a été fait pour toi ! Pour toi ont été faits les vents eux-mêmes (car je me reporte au début de mon énumération) ; ils ont été faits pour souffler sur les corps fatigués, pour chasser la boue et la poussière, pour nous délivrer du malaise que nous causent la fumée, les fourneaux et toutes les exhalaisons malsaines, pour tempérer l’ardeur du soleil, pour rendre la chaleur plus supportable ; pour nourrir les semences, pour faire croître les plantes, pour t’accompagner sur la mer, pour servir au travail des champs sur la terre ; car tandis que là ils poussent ton vaisseau avec plus de rapidité que la flèche, et te donnent ainsi une traversée facile et favorable, ici ils l’aident à nettoyer l’aire, à séparer la paille du grain, et ils allègent tes pénibles labeurs. Ils sont faits pour te rendre l’air doux et léger, pour te charmer diversement, tantôt en produisant un faible et agréable murmure, tantôt en effleurant mollement les herbes, en agitant le feuillage des arbres ; pour te procurer au printemps et en été un sommeil plus délicieux et plus doux que le miel ; pour rider le dos de la mer et la surface des fleuves comme ils agitent le feuillage des arbres. Ils soulèvent les flots dans les airs, et te procurent ainsi tout à la fois un beau spectacle et un grand avantage. En effet, ils sont d’une grande utilité pour les eaux, en ne leur permettant pas de croupir toujours et par suite de se corrompre ; en les agitant, en soufflant sans cesse sur elles, ils les renouvellent, les vivifient et les font plus propres à nourrir les poissons qui nagent dans leur sein.

 

De l’utilité des vents et de la nuit en particulier

Il n’y a pas jusqu’à la nuit, qui, si tu veux l’observer, n’atteste la providence infinie de Dieu ; car elle met fin aux fatigues du corps, elle relâche et détend les membres, qu’ont tenus en contention les travaux du jour ; elle les ranime par son retour, et son repos leur rend une nouvelle vigueur. Mais ce n’est pas tout : elle allège le poids des chagrins du jour et nous délivre des soucis importuns ; souvent même elle éteint la fièvre du malade, en lui amenant un sommeil qui le guérit, conduit à bon port l’art hésitant du médecin, et le décharge de beaucoup de soins. Telle est son utilité, telle est la grandeur de ses services, que souvent la journée elle-même est perdue pour ceux qui ont été privés de repos pendant que son voile couvrait le ciel. Supprimez par la pensée cette tranquillité, ce repos, ce délassement de la nuit, qui raniment tout, et l’âme fatiguée, et le corps épuisé, et qui nous permettent de reprendre les travaux du jour avec les meilleures dispositions, et vous verrez que dès lors nous ne pouvons plus rien. Que si la nuit, comme le jour, nous restons éveillés à travailler ou même à ne rien faire, et que nous continuions ainsi pendant quelque temps, nous mourrions bientôt ; sinon, frappés d’une maladie de longue durée, nous ne retirerions aucun avantage des jours pour les travaux qui nous seraient utiles, tant nos forces seraient épuisées.

 

De diverses espèces de poissons et d’animaux farouches

Si nous arrêtions notre discours sur le peuple innombrable des poissons qui vivent dans les étangs, dans les sources, dans les mers ou navigables ou innavigables, ou sur les races infinies d’oiseaux qui volent dans les airs, qui se tiennent sur le sol, qui vivent également sur la terre et dans l’eau (car plusieurs d’entre eux ont cette double vie), qui sont doux ou farouches, qui, farouches de leur nature, se laissent ou ne se laissent pas apprivoiser, qui peuvent être mangés ou qui ne peuvent pas l’être ; si nous examinions la beauté, le plumage, la voix de chacun d’eux ; si seulement nous recherchions quelles différences ils nous offrent pour le chant, pour la nourriture, pour le genre de vie, quelles sont leurs habitudes et leurs mœurs ; si nous passions en revue tous les avantages que nous en retirons, tous les services qu’ils nous rendent ; si nous parlions de leur grandeur et de leur petitesse, de leur naissance, de leur croissance, et de la grande, de l’immense variété qu’on trouve en eux ; si nous entrions dans les mêmes détails sur les poissons ; si, de là, nous arrivions aux plantes qui poussent par toute la terre, et aux fruits que porte chacune d’elles ; si nous examinions leurs usages, leurs parfums, leur position, leurs feuilles, leurs couleurs, leur forme, leur grandeur ou leur petitesse, leur utilité, la manière dont leurs vertus opèrent, la différence de leurs écorces, de leurs troncs, de leurs rameaux ; si nous regardions les prairies et les jardins ; si nous parlions ensuite des divers aromates, de tous les lieux qui les produisent, et de la façon dont nous les avons trouvés, dont nous en prenons soin, dont nous nous en servons dans les maladies ; si, après tout cela, nous parcourions les montagnes, qui sont si nombreuses et si riches en métaux, et que nous portions notre investigation sur toutes les autres choses bien plus nombreuses encore qu’on voit dans la nature, quel discours serait le nôtre, quel espace de temps suffirait pour approfondir un si vaste sujet ! Et tout cela, ô homme ! a été créé pour toi. Pour toi, ont été inventés les arts et les métiers ; pour toi ont été fondés les villes et les bourgs ; pour toi, a été fait le sommeil ; pour toi, la mort ; pour toi, la vie et la croissance ; pour toi, les œuvres admirables de la nature ; pour toi, le monde tel que tu le vois aujourd’hui, pour toi encore, le monde avec les nouvelles perfections qu’il recevra : car il recevra de nouvelles perfections, et cela, pour toi. C’est ce que t’apprend l’apôtre Paul ; écoute-le : La créature sera délivrée elle-même de l’esclavage de la corruption (Rom. VIII, 21), c’est-à-dire : elle ne sera plus assujettie à être corrompue. Et, comme il veut montrer que c’est pour toi qu’elle recevra une faveur si grande, il ajoute : Pour la glorieuse liberté des enfants de Dieu.

Si je ne craignais de rendre ce discours trop long et de dépasser toute mesure, j’aurais parlé longuement de la mort, et j’aurais montré qu’elle est une très grande preuve de la sagesse et de la providence de Dieu ; je me serais étendu sur cette corruption, sur cette pourriture, sur ces vers, sur cette cendre du tombeau, qui arrachent le plus de plaintes et de gémissements à la plupart des hommes : car ils ne peuvent se résigner à la pensée que nos corps deviendront cendre et poussière et seront la pâture des vers. J’aurais tiré de là une démonstration de la providence et de la sagesse de Dieu. En effet, elle vient de la même providence, de la même bonté qui nous a tirés du néant lorsque nous n’étions pas encore, cette loi qui nous ordonne de mourir et de quitter la terre. Bien que la vie et la mort diffèrent, elles sont pourtant toutes deux l’œuvre de la même bonté ; car, pour celui qui quitte la vie, la mort n’est pas un mal, et pour celui qui vit encore, elle est un très grand bien. Le vivant tire profit pour lui-même du cadavre des autres : lorsqu’il voit que celui qui, hier ou avant-hier, marchait à ses côtés, est devenu la proie des vers et se dissout en pourriture, en poussière et en cendre, quand même il aurait l’orgueilleuse démence de Satan, il faut qu’il tremble, qu’il tressaille, qu’il se modère, qu’il apprenne à être sage, qu’il introduise dans son âme l’humilité, cette mère des vrais biens. Ainsi, celui qui quitte la vie n’est lésé en rien, car il doit recouvrer ce corps, mais incorruptible et immortel ; et celui qui reste dans la carrière retire un très grand avantage de ce qui n’est nullement un mal pour celui qu’il voit mourir. En effet, c’est une éloquente maîtresse de sagesse que la mort, soit pour régler notre vie, soit pour réprimer les passions de l’âme, pour apaiser leurs flots furieux et rendre le calme à cette mer agitée.

Puis donc que, par ces preuves et par beaucoup d’autres plus nombreuses encore, la Providence divine brille plus éclatante que le soleil, ne donne pas carrière à une curiosité inutile, ne poursuis pas une vaine recherche, n’essaye pas de connaître la raison de toutes choses. Nous vivons, et cette vie dont nous jouissons est un effet de sa pure bonté, puisqu’il n’avait pas besoin de nos services. Il faut donc l’admirer et l’adorer, non seulement parce qu’il nous a créés, parce qu’il nous a donné une âme immatérielle et raisonnable, parce qu’il nous a faits supérieurs à tous les animaux, qu’il nous a établis les rois de la création et qu’il l’a accordée tout entière à notre usage, mais aussi parce qu’il nous a créés n’ayant nul besoin de nous. Oui, sa bonté a cela d’admirable, que, n’ayant nul besoin de nos services, il nous a donné la vie ; car, avant la naissance des hommes, des anges et des autres esprits célestes, il jouissait de toute sa gloire et de toute sa félicité, et c’est par pur amour qu’il nous a donné la vie, qu’il a fait pour nous toutes ces choses, et tant d’autres bien plus nombreuses encore !

 

8

C’est une grande preuve de la Providence que la loi, soit naturelle, soit écrite, nous ait été donnée; qu’en quittant leur patrie, des hommes distingués aient enseigné les nations qui les avaient adoptés, et que, pour comble de faveurs, la venue du Sauveur nous eût été accordée.


 
C’est encore par un effet de cette bonté que Dieu nous a donné la loi écrite, qu’il nous a envoyé les prophètes, qu’il a fait ses miracles. Mais même avant tout cela, dès qu’il eut créé l’homme il grava en lui la loi naturelle pour le diriger comme le pilote dirige le vaisseau, comme l’écuyer dirige le cheval. Ainsi Abel lui-même a connu Dieu : cependant les lettres n’étaient pas encore inventées, les prophètes et les apôtres n’avaient point paru, aucune loi écrite n’était établie : mais il possédait la loi naturelle. Il en est de même pour Caïn ; car lui aussi connut Dieu. Tous les deux savaient ses prescriptions, et reconnaissaient sa souveraineté, mais tous les deux ne suivirent pas la même voie : l’un prit celle du vice, et l’autre celle de la vertu. Même alors cependant le Seigneur n’abandonna pas Caïn, il voulut le relever de la chute qui l’avait jeté à terre, et il lui donna encore ses soins ; d’abord il emploie les conseils et les exhortations, ensuite c’est par la crainte et par la terreur qu’il l’avertit, qu’il l’enseigna, qu’il l’instruisit. Nombre d’hommes ont rejeté un si grand bienfait, je veux dire cette science naturelle qui nous est d’une si grande utilité : même alors il ne les a pas délaissés ni ne les a livrés aussitôt à la perdition ; mais il a toujours continué de les avertir et de les exhorter par la voix des choses elles-mêmes, par des récompenses, par des châtiments, par le spectacle de la création qui chaque jour fait son œuvre et remplit sa tâche accoutumée, par les événements extraordinaires et imprévus, par les justes qui ont vécu depuis la naissance du monde. Car il a conduit d’un pays dans un autre des hommes dignes de toute admiration et pleins de sagesse : il a envoyé Abraham d’abord en Judée, puis en Égypte, Jacob, en Syrie, Moïse encore en Égypte ; les trois enfants et Daniel et Ezéchiot en Babylonie, Jérémie, en Égypte. Ensuite il a donné les Tables de la loi, il a envoyé les prophètes ; il a abattu, il a relevé son peuple ; et l’a livré à la servitude, et il l’a délivré, et il n’a pas cessé depuis le commencement jusqu’à la fin de tout faire pour les hommes.

Il ne s’est pas contenté de nous instruire par la seule voix et la création, mais, comme beaucoup d’hommes, emportés par leur propre démence, n’en avaient retiré aucun fruit, il entra dans de nouvelles voies pour les convaincre, et enfin, pour mettre le comble à ses bienfaits, il leur envoya son Fils, son vrai Fils, son Fils unique : ce fils qui était de la même vraie nature que lui fut fait ce que je suis, il vécut sur la terre au milieu des hommes, et là il mangeait, il buvait, il parcourait la terre, enseignant, instruisant, exhortant, faisant des miracles, et en même temps il prophétisait, donnait des conseils et des exhortations, souffrait, supportait les fatigues, nous faisait des promesses, nous comblait de ses dons. En effet, il a accordé une partie de ses bienfaits aux hommes de son temps, et il a promis l’autre aux générations futures : mais l’on peut compter sur ses promesses, elles sont confirmées et par les prodiges qu’il a opérés pendant qu’il était encore sur la terre et par l’accomplissement de toutes les prophéties qu’il a faites : Qui pourrait réciter les exploits de l’Éternel ? qui pourrait faire retentir toute sa louange ? (Ps. CV, 2) Qui ne serait en extase, qui ne serait frappé d’admiration devant cette immense sollicitude, en considérant comment, pour des esclaves ingrats, il a livré son Fils unique à la mort, et à une mort exécrable, ignominieuse, à la mort des plus grands criminels, à sa mort des coupables condamnés par les juges ! Car il a été attaché à une croix, il a été couvert de crachats, il a reçu des soufflets, il a été frappé à la joue, il a été bafoué. Pour tous les bienfaits qu’il avait accordés, on l’ensevelissait et on scellait son tombeau ! Et toutes les injures, il les a subies pour toi, pour l’amour qu’il te portait, afin de t’arracher à l’esclavage du péché, de renverser l’empire de satan, de couper les nerfs de la mort., de t’ouvrir les portes du ciel, de te décharger de la malédiction qui pesait sur toi, d’effacer le jugement de ta première condamnation, de t’enseigner la patience et la force, et ainsi d’empêcher que rien ne te tourmente sur cette terre, ni la mort, ni les outrages, ni les injures, ni les ignominies, ni les verges, ni les pièges de tes ennemis, ni les offenses, ni les attaques, ni les calomnies, ni les soupçons injurieux, ni rien de semblable. Lui-même en effet, il a passé par toutes ces épreuves, il les a toutes partagées avec toi, il a triomphé de toutes avec la plus grande gloire, pour t’enseigner et t’apprendre à ne redouter aucune d’elles.

 

Hommes justes, forcés à voyager

Mais tout cela ne lui suffit pas encore remonté au ciel, il nous accorde une grâce surprenante, il fait descendre pour nous le Saint-Esprit, et nous envoie les apôtres par le ministère desquels il nous transmet sa doctrine. Il voit ces hérauts du salut accablés de mille maux, frappés de verges, outragés, jetés à la mer, torturés par la faim et la soie, poursuivis chaque jour, chaque jour en péril de mort, et pour toi, par amour pour toi, il les laisse endurer toutes ces souffrances ! C’est pour toi, ô homme, qu’il a préparé le royaume des cieux, c’est à toi qu’il a destiné ces biens ineffables, cet héritage céleste, ce séjour plein de vanité, cette béatitude qu’aucune parole ne peut exprimer. Lors donc que tu as tant de preuves de la Providence, celles de l’Ancien et celles du Nouveau Testament, celles de la vie présente et celles de la vie future, celles qui seront, celles qui ont été, celles que nous offre chacun des jours que nous vivons, celles du commencement de la création, celles du milieu des temps, celles de la fin des choses, celles qui subsistent éternellement, celles que fournit le corps, celles qui ont rapport à l’âme. Lors, dis-je, que tu vois pleuvoir pour ainsi dire sur toi de tous côtés tant de preuves qui proclament la Providence, doutes-tu encore ? Mais non, tu ne doutes pas ; tu crois â la providence, tu es convaincu de son existence. Arrête donc désormais ta vaine curiosité et sois sûr de cette vérité, que tu as un Dieu qui t’aime avec une tendresse qui surpasse celle des pères, avec une sollicitude que n’égale pas celle des mères, avec une ardeur que n’atteint pas celle d’un jeune époux, celle ; d’une jeune épouse ; un Dieu qui fait sa joie de ton salut, et s’en réjouit encore plus que tu ne te réjouis toi-même de l’éloignement du péril et de la mort : ce que j’ai montré par l’exemple de Jonas, un Dieu qui a pour toi toute l’affection que le père a pour ses enfants, la mère pour le fruit de ses entrailles, l’architecte pour son œuvre, le jeune époux pour sa jeune épouse, l’adolescent pour la vierge ; un Dieu qui veut éloigner de toi les maux, autant que l’Orient est éloigné de l’Occident, autant que le ciel est élevé au-dessus de la terre : car cela aussi je l’ai montré ; un Dieu enfin dont la bonté ne répond, mais seulement à ces comparaisons, mais se montre beaucoup plus grande encore, comme nous l’avons fait voir plus haut, en avertissant qu’il faut, non pas s’arrêter à ces exemples, mais aller plus loin par l’effort de la pensée. Car inexplicable est la providence de Dieu, incompréhensible sa sollicitude, inexprimable sa bonté, inimaginable son amour.

Maintenant donc que nous savons toutes ces choses, soit par les paroles de Dieu, soit par ses œuvres, par celles qu’il a faites, comme par celles qu’il doit faire, ne t’abandonne pas à une vaine curiosité, ne t’enquiers pas de tout, et ne dis pas : pourquoi ceci ? à quoi bon cela ? Une telle conduite serait d’un insensé : elle témoignerait de la dernière folie et de la plus grande démence. En effet le malade laisse le médecin lui couper les chairs, lui brûler les plaies, lui appliquer les remèdes les plus cuisants ; il ne lui demande compte de rien, quand même il serait son esclave ; mais, tout maître qu’il est, il supporte en silence toutes ses douleurs, il lui est même reconnaissant de cette brûlure, de cette amputation, de ces remèdes, et pourtant il ne sait pas ce qui pourra arriver : car combien de médecins n’ont pas enlevé la vie à leurs malades par leurs opérations ! enfin il lui obéit en tout avec la plus grande soumission. Il en est de même à l’égard du pilote, de l’architecte, et de tous ceux qui exercent un art quelconque. Puisqu’il en est ainsi, je trouve ridicule, je le déclare, qu’un simple mortel, tout plein de son ignorance, demande au divin Artisan la raison de tout ce qu’il a fait, qu’il scrute cette Sagesse ineffable ; indicible, inexprimable, incompréhensible, qu’il recherche le pourquoi de telle ou telle chose, et cela, lorsqu’il sait avec évidence que ce Dieu sage ne peut tomber dans l’erreur, que sa bonté est immense, que sa prévoyance est infinie, que tout ce qu’il fait pour nous arrive à bonne fin, pourvu que de notre côté nous aidions à la Providence, qu’enfin il ne veut la perte d’aucun de nous, mais le salut de tous. Ne serait-ce pas le suprême excès de la démence, que de soumettre à notre examen dès maintenant, dès ce jour, un Dieu qui veut, qui peut, nous sauver et de ne pas attendre la fin des choses.

 

9

Qu’il ne faut pas avoir une inquiète curiosité, mais qu’il faut attendre la fin des choses.


 
Ce qu’il y aurait de mieux pour toi, ce serait de ne pas vouloir tout connaître, ni dès le début ni plus tard ; mais si ta curiosité est si grande et si active, attends au moins la fin, regarde où tendent les choses, et ne te trouble pas, ne t’effraye pas dès le commencement. Si un ignorant voit un orfèvre commencer par fondre l’or et le mêler à la cendre et à la poussière, et qu’il n’attende pas la fin, il croira que l’or a péri. De même, supposez un homme né et élevé sur la mer, qui serait porté tout à coup au milieu des terres, sans avoir jamais entendu parler de la manière dont on cultive les campagnes : s’il voyait du blé entassé dans un grenier, défendu par des portes et des verrous, protégé contre l’humidité, et que tout aussitôt le laboureur l’enlevât à ses yeux, le répandit et le jetât dans la plaine, le laissât à la merci de tous ceux qui pourraient passer dans son champ, et non seulement ne le garantît pas contre l’humidité, mais même l’abandonnât à la boue et au fumier, sans y mettre de gardiens ; ne croirait-il pas que c’en est fait du blé, et ne blâmerait-il pas le laboureur d’avoir agi ainsi ? Pourtant rien dans la nature n’autorise ce blâme : il vient de l’ignorance de cet homme et de sa folle prétention de vouloir porter son jugement sans attendre. Qu’il attende donc l’été : alors la moisson est luxuriante, la faux est aiguisée et le blé qui a été répandu çà et là, laissé sans gardien, livré à la pourriture et à la corruption, abandonné dans la boue, a germé, s’est multiplié, a reparu brillant, a repris son ancienne splendeur, s’est dressé dans la plaine avec une grande vigueur, et déjà il est comme entouré de satellites, comme recouvert d’un vêtement brillant ; il porte la tête dans les airs, et réjouit l’œil du cultivateur qui va en retirer une nourriture abondante et un grand gain. À ce spectacle, quel ne sera pas l’étonnement de notre ignorant, lorsqu’il verra que le grain de blé a passé par de telles vicissitudes pour arriver à tant de fécondité et de beauté ! Averti par cet exemple, garde-toi, ô homme, de soumettre à ton examen le Maître qui nous gouverne tous. C’est là ce qu’il y a de plus sage. Mais si tu es assez opiniâtre, assez téméraire pour vouloir satisfaire un désir si déraisonnable, attends du moins la fin des choses. Le laboureur attend tout l’hiver en arrêtant sa pensée non pas sur les souffrances de blé pendant la saison du froid, mais sur la douce influence qui le ranimera au beau temps : à plus forte raison devrais-tu attendre la fin, lorsqu’il s’agit de Celui qui cultive toute la terre ; qui prend soin de toutes les âmes. Quand je dis : la fin, je ne parle pas seulement de cette vie mortelle (bien que souvent dès cette vie les œuvres de Dieu aient leur fin), mais aussi de la vie future. Car ces deux vies sont ordonnées en vue d’une seule fin qui est notre salut et notre gloire. Bien qu’elles soient divisées par les temps, elles sont réunies par le but, et de même qu’il y a dans l’année un hiver et un été, mais que ces deux saisons concourent à une même fin, qui est la maturité des fruits, de même notre vie aussi a deux saisons et une seule fin. Lors donc que tu vois l’Eglise dispersée et endurant les maux les plus cruels, les chrétiens qui font sa gloire, persécutés et frappés de verges, son chef relégué au loin n’arrête pas seulement ton esprit sur ces malheurs ; considère aussi les biens qui en résulteront, les couronnes, les récompenses, les prix réservés aux vainqueurs. Car celui qui aura persévéré jusqu’à la fin, celui-là sera sauvé (Matth. X, 22), dit Jésus. Dans l’Ancien Testament, comme le dogme de la résurrection n’était pas encore connu, tout avait sa fin dans cette vie ? Dans le Nouveau, il n’en est pas toujours ainsi, et quelquefois le malheur afflige cette vie, le bonheur est réservé à l’autre. Mais bien que chez les Juifs le bonheur se trouvât toujours sur cette terre et pour cette vie, voici en quoi auraient été le plus digne d’admiration ceux qui n’auraient pas voulu en jouir : ne connaissant pas encore le dogme de la résurrection, et voyant que les faits allaient à l’encontre des promesses de Dieu, ils auraient surtout mérité tout éloge, s’ils ne s’étaient ni scandalisés, ni troublés, ni effrayés de ce qu’ils avaient sous les yeux ; s’ils avaient humilié leur esprit devant l’incompréhensible providence du Seigneur, si, sans permettre que ce spectacle des faits leur fût une occasion de scandale, restant assurés malgré tout de la grandeur de la sagesse divine et de ses ressources inépuisables, ils avaient attendu la fin, ou mieux, avant de voir arriver la fin, avaient supporté avec reconnaissance tous les malheurs qui pouvaient les affliger, et n’avaient pas cessé de glorifier Celui qui leur envoyait ces souffrances. Peut-être ces paroles sont-elles obscures pour votre esprit. Je vais donc m’efforcer de les rendre plus claires.
 

10

Anciens qui ont attendu la fin des choses.


 

Comme Abraham était chargé d’années et que sa vieillesse l’avait rendu comme mort aux joies de la paternité : car il n’était pas plus en état d’être père que les morts eux-mêmes ; comme donc ce juste était vieux et très-vieux, qu’il avait dépassé de beaucoup les limites naturelles de l’âge où l’on peut encore avoir des enfants, et qu’il avait dans Sara une épouse plus stérile que la pierre, Dieu lui promit de lui donner une postérité si féconde, que le nombre de ses descendants égalerait le nombre des étoiles du ciel. (Gen. XV, 5.) Les plus grands obstacles s’opposaient à l’accomplissement de cette promesse, puisque le patriarche avait atteint les dernières limites de l’âge, et que sou épouse était doublement stérile, par vieillesse et par nature. En effet, ce n’était pas seulement la vieillesse qui la rendait stérile, c’était aussi sa nature, puisque dans sa jeunesse, elle n’avait pas pu enfanter. Elle était donc inféconde, c’est ce que saint Paul faisait entendre, par ces paroles : Le ventre de Sara était comme mort. (Rom. IV, 19.) Il ne dit pas seulement Sara, car tu pourrais croire qu’il fait allusion à son âge ; il dit : le ventre de Sara, car sa Stérilité ne vient pas seulement de vieillesse, mais de nature. Malgré qu’il y eût, comme je l’ai dit, de si grands obstacles, comme Abraham savait ce que c’est que la promesse du Seigneur, combien elle a de ressources et d’expédients, et comment ni les lois de la nature, ni la difficulté des choses, ni aucun autre empêchement ne peut l’entraver, comme il était assuré au contraire qu’elle aime à trouver ses voies et à atteindre ses fins à travers les obstacles mêmes, il accueillit avec foi la parole divine, espéra en son accomplissement, et ne laissa pas entrer dans son âme le trouble qu’auraient voulu y jeter ses raisonnements ; il jugea la puissance de Dieu assez grande, comme elle l’est en effet, pour tenir sa parole et ne recherche pas comment, ni de quelle manière cette paternité pouvait lui être donnée, pourquoi elle avait été refusée à sa jeunesse, pourquoi elle était accordée si tardivement à sa vieillesse. Aussi Paul proclame-t-il ses louanges d’une voix éclatante par ces paroles : Espérant contre toute espérance, il crut qu’il deviendrait le père de beaucoup de nations. (Rom. IV, 18.) Cela signifie : contre toute espérance humaine, il espéra en cette puissance de Dieu, qui triomphe de tout, qui peut tout, qui est supérieure à tout : Il crut non seulement qu’il serait père, mais même qu’il serait père de beaucoup de nations, et cela, malgré son âge, malgré la stérilité naturelle et la vieillesse de son épouse, selon ce qui lui avait été dit : Ta postérité sera sans nombre. Il ne s’affaiblit point dans sa foi et il né considéra point, qu’étant âgé de cent ans, son corps était comme mort, et que le ventre de Sara n’avait plus la vertu de concevoir. Il n’hésita point, et il n’eut pas la moindre défiance de la promesse de Dieu ; mais il se fortifia par la foi, rendant gloire à Dieu pleinement persuadé qu’il est tout-puissant pour faire tout ce qu’il a promis. (Rom. IV, 19-21)

 

L’ordre donné à Abraham d’immoler son fils

Cela veut dire : Ayant rejeté aussitôt loin de lui la faiblesse humaine, s’en remettant à la toute-puissance du Dieu qui lui faisait ces promesses, et croyant que ses voies sont infinies, il crut avec une pleine conviction à l’entier accomplissement de la parole divine ; il glorifia le Seigneur autant qu’il était possible par cela seul qu’il ne montra pas une vaine et inquiète curiosité, mais qu’il s’humilia devant la profondeur incompréhensible de la sagesse et de la puissance de Dieu et qu’il ne douta pas un seul instant que ce qui lui était promis ne s’accomplit. Ne vois-tu pas que c’est rendre gloire à Dieu, autant qu’il est en nous, que de s’humilier toujours devant les conseils impénétrables de la Providence, devant les mystères de sa puissance et de sa sagesse ; de ne pas se laisser aller à une vaine et inutile recherche et de ne pas se demander : Pourquoi ceci ? à quoi bon cela ? comment cela se peut-il faire ? Mais ce qui est digne d’admiration dans Abraham, ce n’est pas seulement qu’il eût cette foi ardente, mais encore qu’ayant, après cette promesse, reçu l’ordre d’immoler son fils unique, son fils chéri, il n’ait pas même alors été scandalisé, et pourtant que de causes de scandale pour l’âme faible qui n’aurait pas été attentive et vigilante ! tout d’abord l’ordre même du Seigneur ne prêtait-il pas au scandale ? Quoi donc, Dieu accepterait-il de tels sacrifices ! ordonnerait-il aux pères d’immoler leurs enfants, de finir leur vie par une mort violente, d’être les meurtriers de ceux qu’ils ont engendrés ! voudrait-il souiller ses autels d’un tel sang ! armerait-il la main d’un père contre son fils unique ? souffrirait-il que le juste fût plus cruel que les assassins ? Ajoutez qu’Abraham était éprouvé dans une affection que nous impose impérieusement la nature, et cela, non seulement parce qu’il était père, mais encore parce qu’il était bon père, et qu’il s’agissait d’un tel fils, d’un fils chéri, d’un fils unique, d’un fils dont la beauté, si grande au premier aspect, ne paraissait pas moins grande après examen. Il était en effet dans la fleur de l’âge, dans la force de la vertu, éclatant d’une double splendeur, de la splendeur de l’âme comme de celle du corps. De plus son père avait pour l’aimer un autre motif d’un bien grand poids : c’est qu’il l’avait eu contre toute espérance, et vous savez combien sont chéris ces enfants, qui, comme lui, naissent contre toute espérance et toute attente, qui nous sont accordés, comme l’avait été celui-ci, par une exception aux lois ordinaires de la nature.

Mais, outre toutes ces considérations, ce qui était surtout propre à fournir une occasion de scandale, c’était la promesse de Dieu, car cet ordre allait contre elle. En effet, Dieu lui avait dit : Tes enfants seront aussi nombreux que les étoiles du ciel (Gen. XV, 5) ; et maintenant, voilà que ce fils unique, qui devait remplir toute la terre de sa postérité, va être ravi à ce monde, livré à la mort, immolé avec la dernière cruauté. Cependant cette contradiction n’a pu scandaliser ni troubler ce juste, il a évité le coup qui aurait infailliblement atteint tout homme insensé, tout homme qui ne s’élève jamais de terre. Il ne s’est pas dit : Qu’est-ce donc ? suis-je trompé ? est-ce qu’on m’abuse ? est-ce là l’ordre de Dieu ? Non, et je n’obéirai pas : il est impossible que je sois le meurtrier de mon fils, que je rougisse ma main d’un sang si précieux ! Comment donc la promesse aurait-elle son accomplissement ? si je coupe la racine, comment y aurait-il des branches, comment y aurait-il des fruits ? Si je comble la source, que deviendra le fleuve ? Si je fais mourir mon fils, comment aurai-je une postérité si féconde, que le nombre de mes descendants égale le nombre des étoiles ? Abraham n’a rien dit, rien pensé de tel ; mais, s’en remettant de nouveau à la puissance de Celui qui lui avait fait cette promesse, à cette puissance infinie si riche en moyens, si féconde en ressources, et qui, éclatante de lumière à travers les obstacles mêmes, supérieure aux lois de la nature et plus forte que tout ce qui existe, ne trouve rien qui lui puisse résister, il a rempli cet ordre avec une pleine assurance, il a égorgé son fils, il. a ensanglanté sa main, il a rougi son glaive, il a enfoncé son épée dans le cou de la victime ; oui, il a fait tout cela, sinon en action, du moins en intention. Aussi Moïse l’exalte et dit : Il arriva après ces choses que Dieu éprouva Abraham et cria : Abraham ! et il répondit : me voici ; et Dieu lui dit : Prends maintenant ton fils unique, le fils de tes affections, Isaac, pour l’offrir en holocauste sur une des montagnes que je te dirai. (Gen. XXII, 1, 2)

Est-ce là la parole de la promesse par laquelle Dieu lui disait qu’il serait le père d’une féconde postérité et que ses descendants égaleraient en nombre les étoiles du ciel ? Mais vois comment, après avoir reçu ce commandement, il accepta d’immoler le fils qui devait lui donner une telle postérité, de le ravir à la lumière et de l’offrir en holocauste à Dieu.. Saint Paul, exaltant et proclamant ses louanges, s’exprime en ces termes : C’est, par la foi qu’Abraham offrit Isaac lorsque Dieu voulut le tenter. (Hébr. XI, 17.) Ensuite, pour montrer toute la grandeur de son action, toute la vivacité de la foi dont il fit preuve, il ajoute : Car c’est son fils unique qu’il offrait : lui qui avait reçu les promesses du Seigneur.

Ce qu’il veut exprimer par ces paroles, le voici : On ne peut pas dire qu’Abraham avait deux enfants chéris, et que, le premier étant sacrifié, il espérait que le second le rendrait père d’une nombreuse postérité ; non, il n’avait que ce fils, en lui. seul était placée toute l’espérance qu’on pouvait avoir en l’accomplissement de la parole de Dieu, et pourtant il ne craignit pas de l’immoler ; de même que ni le dépérissement de sa vigueur ni la stérilité dont était frappé le ventre de Sara, n’avaient pu l’empêcher de croire à la paternité que Dieu lui ordonnait d’espérer, ainsi dans cette occasion la mort même de son fils ne pouvait lui enlever sa confiance. Compare cette conduite avec celle des hommes qui nous entourent, et tu verras quelle pusillanimité est la tienne, quelle petitesse d’âme ont ceux qui se scandalisent aujourd’hui, et tu comprendras clairement que si le scandale t’atteint, la seule cause en est que, loin de t’humilier devant les mystères de la divine Providence, tu recherches partout la manière dont se déroule le plan de la création, tu veux connaître toutes les raisons de toutes les choses, tu portes ta curiosité sur tout ce qui existe : Si Abraham avait agi comme tu fais, il aurait chancelé dans sa foi, mais tout autre a été sa conduite, aussi a-t-il obtenu une gloire éclatante, et a-t-il vu s’accomplir les promesses du Seigneur ; il ne s’est scandalisé ni à cause de son âge ni à cause de l’ordre qu’il reçut ensuite ; il n’a pas cru que le sacrifice d’Isaac arrêterait l’effet des promesses du Seigneur et il n’a pas désespéré de la parole divine, bien que la fin des choses fût proche pour lui. Ne viens pas me dire que Dieu n’a pas permis que son commandement fût exécuté ni que la main du juste fût ensanglantée, mais considère qu’il ignorait qu’il ne savait pas qu’il obtiendrait la vie de son fils et le ramènerait dans sa demeure, qu’au contraire il s’était mis tout entier à l’exécution du sacrifice qui lui était ordonné. C’est pour cela que la voix de l’ange cria par deux fois son nom du haut du ciel, car l’ange ne dit pas seulement : Abraham, mais : Abraham, Abraham ; car, comme toute son attention était tournée vers le sacrifice, il fallut l’appeler par deux fois pour arracher son esprit à la préoccupation qui le remplissait : tant il s’était porté tout entier à l’exécution du commandement du Seigneur ! Tu vois donc qu’il l’exécuta complètement en intention, et que jamais cependant il ne fut scandalisé ; pourquoi ? parce qu’il ne chercha pas à pénétrer les desseins cachés de Dieu.

 

Histoire de Joseph

Parlons maintenant de Joseph. Dis-moi : ne lui est-il pas arrivé quelque chose de semblable ? À lui aussi Dieu promit une grande destinée et les faits allaient à l’encontre de la parole divine. Car il lui avait été promis en songe que ses frères se prosterneraient devant lui. Deux rêves le lui avaient annoncé clairement : l’un, par la vision des astres ; l’autre, par la vision des gerbes de blé ; mais les événements qui survinrent ensuite démentaient complètement ces promesses. En effet, ces visions eurent pour premier effet d’exciter une guerre violente sous le toit paternel : ses frères, ces fils d’un même père, violant les lois du sang, déchirant les liens de l’amour fraternel, renversant l’ordre même de la nature, devinrent ses adversaires, et ses ennemis, et eurent pour lui, à l’occasion de ces songes, une cruauté plus grande que celle des loups. Comme des bêtes farouches et indomptables, qui auraient enlevé un agneau, ils lui dressaient sans cesse des embûches. Une haine insensée et une jalousie odieuse étaient la cause de cette guerre : bouillants de colère, chaque jour ils respiraient le meurtre, et l’envie allumait en eux comme une fournaise ardente, d’où s’élançait la flamme. Mais, comme ils ne pouvaient lui faire aucune violence, parce qu’il restait dans la maison paternelle auprès de Jacob et de Rachel, ils attaquèrent sa réputation, ils lui firent une renommée honteuse, ils lui intentèrent d’odieuses accusations, pour lui enlever ainsi l’amour de son père et le faire tomber plus facilement dans leurs pièges. Ensuite, l’ayant surpris loin des yeux de Jacob, lorsqu’il venait leur porter leur nourriture dans le désert et s’informer de leur état, sans tenir compte du motif qui l’amenait vers eux, sans rougir de honte en voyant qu’il leur apportait leur nourriture, ils tirèrent leurs épées, s’apprêtèrent à l’égorger et à devenir fratricides. Cependant ils n’avaient aucun reproche, ni petit ni grand, à lui adresser ; mais cette vertu même, qui aurait dû les porter à l’honorer et à le glorifier, ne leur inspirait qu’une inimitié jalouse et pleine de dénigrement. Joseph, malgré leur jalousie, loin d’éviter leur commerce, gardait toujours des dispositions fraternelles pour ceux qu’aveuglait une telle méchanceté : eux au contraire, malgré son affection pour eux, entreprirent de le tuer, et, autant qu’il fût en eux, ils le tuèrent, ils ensanglantèrent leurs mains, ils furent fratricides. Mais l’infinie sagesse de Dieu, qui marche à l’aise dans les sentiers impraticables, dans les abîmes eux-mêmes et jusque dans les voies de la mort, l’arracha de leurs mains sacrilèges. L’un des frères ouvrit l’avis qu’il ne fallait pas se souiller d’un tel sang. Dieu persuada les autres, et arrêta le meurtre. Cependant Joseph ne vit pas s’arrêter là le cours de ses malheurs quelle longue carrière d’épreuves, il avait encore à parcourir ! Après que Dieu eut empêché ses frères de l’immoler, comme leur cœur respirait encore la colère et que la tempête de leurs passions était encore dans toute sa force, ils ouvrirent à leur vengeance une nouvelle voie : ils dépouillèrent leur frère, le lièrent, le jetèrent dans une fosse, les cruels les inhumains ! les barbares ! Ensuite ils mangèrent les aliments qu’il leur avait apportés, et, tandis que jeté dans la fosse il craignait pour sa vie, eux faisaient bonne chère et s’enivraient.

Leur démence alla plus loin encore : ayant vu des étrangers d’un pays très éloigné du leur qui se rendaient en Égypte, ils leur vendirent leur frère, et lui préparèrent ainsi une autre mort, plus longue, plus cruelle et pleine de misère. Car il était jeune ; tout à fait jeune, il avait été élevé avec une grande liberté sous le toit paternel, il n’avait jamais subi ni la servitude, ni les maux de la servitude : aussi vois ce qu’il dut souffrir, lui qui tout à coup de libre devint esclave, de citoyen, étranger, et supporta le plus dur esclavage. Mais l’esclavage ce n’était pas tout encore : le voilà arraché à son père, à sa mère, à toute sa famille, nu, étranger, sans patrie, sans cité, livré par sa condition d’esclave à des mains barbares ! Y avait-il là une seule circonstance qui ne fût accablante pour lui ? L’imprévu, la surprise d’un événement qui arrive contre toute attente, contre toute prévision, la gravité d’une telle infortune, la pensée qu’il a été jeté dans ce malheur par des frères et par des frères qu’il chérit, par des frères auxquels il n’a jamais fait une seule injure ni petite ni grande, auxquels il a prodigué au contraire ses bons offices : y a-t-il rien enfin qui ne fût fait pour le jeter hors de lui ? Rien toutefois ne l’a troublé. Cependant il était conduit par les marchands en Égypte, pour y échanger une fois de plus un joug contre un autre. Car arrivé là, après avoir passé de maître en maître, il fut encore esclave, et il habita avec des barbares, lui fils de la Judée, lui noble, lui deux fois libre, libre de corps et libre d’âme. Malgré ces malheurs il ne se scandalisait pas quand le souvenir des songes qui lui avaient promis un tout autre sort lui revenait à la mémoire. Il ne se demandait pas même : pourquoi enfin tous les maux m’arrivent-ils ? Ainsi pendant que ces fratricides, ces loups, ces animaux féroces, vivaient dans les délices malgré leur crime sous le toit paternel, lui, qui devait être leur roi, maintenant esclave, soumis à un maître, vendu dans une terre lointaine, accablé par le poids de la misère, non seulement il n’était pas leur roi, mais il était devenu leur esclave, et ses infortunes contredisaient de point en point les promesses qu’il avait reçues. En effet, bien loin de gagner un trône, il perdait sa patrie, sa liberté, la vue de ses parents, et ses épreuves n’étaient pas encore à leur terme.

Un nouvel abîme, plus profond que tous les autres, s’ouvre pour l’engloutir et le menace une fois de plus de mort et de supplice, mais de mort ignominieuse et de supplice plein de déshonneur. Car la reine a porté sur lui des yeux impurs ; séduite par la beauté de l’adolescent, captivée par l’éclat de son visage à son tour ; elle ourdit contre lui des pièges et des embûches. Lorsque sa luxure eut tendu ses filets de tous côtés, elle observait chaque jour comment elle pourrait prendre l’adolescent dans ses mailles, le précipiter dans le gouffre de l’adultère et le livrer à une mort éternelle. Chaque jour elle allait à cette chasse, aiguillonnée par sa passion ; chaque jour son lascif amour lui donnait de nouvelles armes. Enfin, l’ayant surpris loin de tous les regards, elle l’entraîna de force dans ses bras impudiques, voulut le contraindre à souiller la couche de son époux, et s’efforça de faire violence à sa chasteté. Ce juste est pourtant sorti sans blessure d’une telle lutte : l’empire de la concupiscence, le trouble des sens dans un âge si tendre, les pièges d’une épouse impudique, les efforts d’une reine, l’emportement de la jeunesse, toutes les impressions que pouvaient éveiller en lui le contact, la vue, la fureur passionnée d’une femme ; il surmonta tout avec la plus grande facilité, comme l’aigle qui élève son vol vers les plus hautes régions de l’air ; et, se dépouillant de ses habits, les abandonnant à ces mains impures, il sortit nu ; mais tout nu qu’il était, la chasteté le couvrait d’un vêtement splendide et plus éclatant que la pourpre elle-même.

Cet acte de vertu lui valut devoir encore une fois le glaive menacer sa tête, la mort lui dresser ses embûches, la tempête redoubler de violence, et la fureur de la reine jeter plus de flammes que la fournaise de Babylone. Car ses désirs s’étaient rallumés plus ardents, et la colère, autre passion terrible, qui venait s’ajouter à sa luxure, avait rempli son âme d’une extrême cruauté, se portait tout entière au meurtre, saisissait le glaive, méditait les châtiments les plus injustes, et hâtait le supplice de cet athlète de la chasteté, de la fermeté et de-la constance. Elle va donc vers son époux, et lui expose les faits, mais non dans leur vérité. Elle ourdit la trame de la calomnie, fait croire au juge tout ce qui lui plaît d’imaginer, accuse Joseph de l’avoir surprise seule, et, comme si elle avait été outragée, demande vengeance : enfin, comme pièce de conviction, ses mains impures portent les habits de l’innocent jeune homme. Ainsi corrompu, le juge n’appela point l’accusé devant son tribunal ; et ne lui donna pas la parole. Sans l’avoir vu, il le condamna comme coupable et convaincu d’adultère, et le fit jeter chargé de chaînes dans la prison. Ainsi, celui que la vertu ornait, d’une si belle couronne, dut vivre en prison avec des imposteurs, des briseurs de sépulcres, des meurtriers, des hommes souillés de tous les forfaits : et pourtant toutes ces ignominies n’ont pas pu le troubler ! Un prisonnier qui avait offensé le roi fut relâché, mais lui, détenu depuis longtemps, il restait toujours enfermé : et ce qui eût dû lui mériter, récompense et gloire lui avait valu le dernier des châtiments. Il ne s’en émouvait pas, s’en scandalisait pas, il ne se disait pas même : pourquoi ces souffrances ? À quoi bon ces épreuves ? Moi qui devais régner sur mes frères, non seulement je n’ai pas les honneurs suprêmes, mais j’ai même perdu patrie, maison, parents, liberté, repos ; j’ai été immolé par ceux qui devaient se prosterner devant moi, et, après qu’ils m’eurent ainsi sacrifié, ils m’ont vendu ; je suis devenu esclave dans un pays barbare, j’ai passé de maître en maître, et là ne s’arrêtent pas mes malheurs : il n’y a autour de moi que gouffres et que précipices. Car, après que mes frères m’eurent entouré de pièges, m’eurent immolé, m’eurent livré à la servitude, à la servitude des marchands, à la servitude des Égyptiens, voilà que : de nouveau je vois se dresser devant moi les pièges de la mort, une calomnie plus noire encore que celle dont j’avais déjà été victime d’habiles machinations, une attaque passionnée, une justice corrompue, une accusation qui me couvre de honte et me livre au supplice. Sans avoir pu plaider ma cause, je suis, quoiqu’innocent, jeté dans une prison où, chargé de chaînes, je dois vivre avec des adultères, des meurtriers, des criminels souillés de tous les forfaits. Cependant le premier échanson est relâché, la prison s’ouvre pour lui, et moi, je ne puis pas, même après lui, obtenir de trêve à mes souffrances ; il a vu s’accomplir les promesses de son rêve, selon l’interprétation que j’en avais donnée, et moi je reste accablé de maux intolérables ! Est-ce là ce que m’avaient annoncé mes songes ? Est-ce là ce que me présageaient et les astres et les gerbes de blé ? Où sont les promesses du Seigneur ? où sont ses paroles ? Serais-je donc trompé ? serais-je donc abusé ? Car comment mes frères se prosterneraient-ils devant moi, pauvre esclave chargé de chaînes, condamné comme adultère, sans cesse en péril de mort et si éloigné de la terre qu’ils habitent ! Les promesses de Dieu ont péri et s’en sont allées au néant. Non, il n’a rien dit, rien pensé de tel ; mais il attendait la fin, de toutes ces choses en homme assuré que la sagesse de Dieu est infinie ; que ses ressources sont innombrables ; et non seulement il ne se scandalisait pas, mais même il était fier et glorieux de ses maux.

 

Exemple de David propre à consoler les affligés

Que dire de David ? N’avait-il pas été sacré roi ? n’avait-il pas été désigné par le suffrage de Dieu ? ne tenait-ils pas le sceptre au milieu des Juifs ? n’avait-il pas remporté sur le barbare Goliath un glorieux triomphe ? Cependant voilà qu’il souffre les maux les plus cruels, entouré d’ennemis, environné de pièges par Saül, courant risque de la vie, entraîné dans les combats les plus périlleux, sans cesse chassé dans le désert, errant, fugitif, sans cité, sans pays, habitant une terre étrangère : Qu’ai-je besoin d’en dire plus ? Enfin, il n’avait plus de patrie, il avait perdu tout son royaume, il vivait au milieu d’ennemis barbares acharnés à sa perte, il supportait une vie plus triste que la servitude : car il manquait des premiers aliments, et il endurait ces souffrances après que Samuel lui était apparu, après qu’il l’avait oint de l’huile sainte, après qu’il avait reçu la promesse de la royauté, après qu’il avait tenu le sceptre et porté le diadème, après que Dieu l’avait élu et lui avait donné son suffrage. Cependant tant de malheurs n’ont pu le scandaliser, et il ne s’est pas dit : pourquoi donc tous ces maux ? Moi, souverain, moi, qui devais posséder un si grand empire, je ne puis pas même avoir la sécurité du simple citoyen ; mais errant, fugitif, sans cité, sans pays, habitant une terre étrangère, chassé dans un pays barbare, je manque de la nourriture nécessaire, et chaque jour Je vois suspendus sur ma tête les plus grands dangers. Où sont les promesses de royauté ? où sont les paroles qui me disaient d’espérer un empire ? — Non, il n’a rien dit, rien pensé de tel ; il ne s’est pas scandalisé de ce qui arrivait, mais il a attendu l’accomplissement des promesses.

J’en pourrais citer mille autres qui, tombés dans des maux terribles, bien loin de se troubler, ont continué d’avoir confiance dans les paroles du Seigneur, même lorsqu’ils voyaient que les faits étaient contraires aux promesses. Grâce à leur patience, ils ont remporté de glorieuses couronnes. Vous donc aussi, vous que j’aime, attendez la fin : car tout sera accompli, soit maintenant, soit plus tard. Humiliez-vous devant l’incompréhensible providence de Dieu, ne dites pas : quel remède pourra-t-il trouver à de si grands maux ? et ne recherchez pas curieusement par quelles voies le Seigneur accomplit ses miracles.

 

11

Les Anciens ne se sont pas scandalisés dès le moment où ils ont vu les événements contraires aux promesses de Dieu.

 

Les justes dont je viens de parler n’ont recherché ni pourquoi ni comment s’accompliraient les promesses du Seigneur ; mais, lors même qu’ils voyaient que tout était désespéré aux yeux de la raison humaine, ils ne se troublaient pas, ils ne s’effrayaient pas, ils supportaient courageusement toutes les épreuves ils s’en remettaient à l’avenir, assurés que la parole du Tout-Puissant ne saurait faillir, et ne se laissaient pas abattre dans le moment même par les événements contraires. Ils étaient en effet pleinement convaincus que Dieu a dans sa sagesse des ressources infinies, qu’il peut, même après avoir tout obscurci, remettre tout dans un plus beau jour, et qu’il lui est très facile de mener à leur fin ses promesses. Toi aussi, mon ami, si dès cette vie tu vois finir ce qui t’afflige, glorifie le Seigneur ; si au contraire les malheurs s’ajoutent aux malheurs, glorifie-le encore et ne te scandalise pas, persuadé que la providence de Dieu est infinie, qu’aucune expression ne peut la rendre, et que toutes choses auront la fin que réclame la justice soit maintenant, soit plus tard. Que si quelqu’un, en m’entendant dire : Plus tard, s’imagine dans sa petite intelligence qu’il verra tout s’accomplir ici-bas, nous lui dirons que notre vraie vie, que l’état où nous resterons à jamais, nous est réservé dans l’avenir. Nous ne sommes ici, que sur une route, là nous serons dans la patrie ; ici tout passe comme les fleurs du printemps, là tout subsistera comme le roc, là sont les couronnes et les récompenses qui ne périssent pas, là sont les prix destinés aux vainqueurs, là sont les peines et les châtiments intolérables qui attendent ceux qui se seront couverts d’une telle iniquité. Mais enfin, me dira-t-on, pourquoi ne pas voir aussi ceux qui ont été scandalisés ? Et moi, je te demande pourquoi, ne parlant pas de ceux qui ont brillé d’un plus grand éclat, tu choisis, pour les mettre en avant, ceux qui d’abord se sont couverts du masque de la piété, mais qui sont maintenant démasqués ? Ne sais-tu pas que le feu purifie l’or et montre le vil plomb dans, toute sa laideur ? Ne distingues-tu pas la paille du froment, les loups des agneaux, les hypocrites de ceux qui ont montré dans leur vie une piété sincère ? Lors donc que tu verras le scandale dans ceux-là, songe à la gloire dont brillent ceux-ci. Oui, il en est qui ont trébuché, mais il en est bien plus qui sont restés fermes, qui se sont préparé de grandes récompenses, et n’ont cédé ni à la puissance des méchants qui leur dressaient des piégés, ni à la difficulté des temps. Que ceux qui ont été scandalisés se l’imputent à eux-mêmes, puis que trois enfants arrachés du milieu des prêtres, éloignés, du temple et de l’autel, vivant au milieu d’un pays barbare où aucune pratique de la loi n’était observée, ont pourtant observé avec une scrupuleuse exactitude toutes les prescriptions de cette loi. Il en est de même de Daniel et de mille autres : mais tandis que les uns, même réduits en esclavage, ont préservé leur foi de toute atteinte, il en est d’autres qui, restant chez eux et jouissant de tous les avantages de la patrie, se sont heurtés, sont tombés et ont été condamnés.

 

12

Pourquoi il y a dans le monde des méchants et des démons; pourquoi Dieu permet le scandale.


 

Si tu cherches à savoir pourquoi le scandale est permis, si, ne t’inclinent pas devant les raisons cachées des conseils de Dieu, tu t’efforces de satisfaire sur tous les points ton inquiète curiosité, de questions en questions combien d’autres difficultés ne vas-tu pas te proposer ? Tu voudras savoir pourquoi Dieu a laissé les hérésies se produire, le diable et les démons nous tenter, les méchants entraîner dans leur chute beaucoup d’entre nous, et, ce qui résume tout, pourquoi l’antéchrist s’avance, lui dont le pouvoir est tel pour tromper, que, dit le Sauveur, il irait jusqu’à séduire, s’il était possible, les justes eux-mêmes. (Matth. XXIV, 24.) Mais il ne faut pas se poser ces questions ; en toutes choses, rapportons-nous-en à la sagesse incompréhensible de Dieu. Car, quand mille vagues, mille tempêtes l’assailleraient, celui qui se tient ferme plein d’une mâle assurance, non seulement ne sera pas atteint, mais même deviendra plus fort, tandis que l’homme faible et sans consistance, qui n’a qu’une mollesse négligente tombe souvent, même sans être poussé par personne. Si pourtant tu veux une explication, écoute celle que nous connaissons. Il en est assurément bien d’autres qui sont connues de Celui dont la providence nous gouverne par des voies si différentes et si variées : pour celle que nous connaissons, la voici. Le scandale, disons-nous, est permis pour que les récompenses réservées aux âmes fortes et vertueuses ne perdent rien de leur éclat : c’est ce que nous enseigne Dieu lui-même ; lorsque, parlant à Job, il lui dit : Si je t’ai répondu, crois-tu que, ce soit pour autre chose que pour faire briller ta vertu ? (Job, XL, 3.) Paul dit également : Il faut qu’il y ait même des hérésies afin qu’on découvre par là ceux d’entre vous qui ont une vertu éprouvée. (I Cor. XI, 19.) Lorsque tu l’entends dire : Il faut qu’il y ait des hérésies ; ne crois pas que l’Apôtre parle ainsi pour nous engager à être hérétiques, loin de toi cette pensée ; mais il annonce ce qui doit arriver et il prédit l’avantage qu’en retirent les fidèles attentifs et vigilants : car, dit-il, c’est alors que votre vertu paraîtra dans tout son éclat à vous qui ne vous serez pas laissé tromper. Outre cette considération, Dieu a encore permis pour un autre motif qu’il y eût des méchants : c’est pour qu’ils ne fussent pas privés des avantages qu’ils retirent de leur conversion ; c’est ainsi qu’ont été sauvés l’apôtre Paul, le bon larron, la femme de mauvaise vie, le publicain et mille autres. Si, avant leur conversion, ils avaient été enlevés de ce monde, aucun d’eux n’eût été sauvé. Quant à la venue de l’antéchrist, Paul en donne encore une autre raison, quelle est-elle ? c’est que les Juifs n’auront ainsi à se couvrir, d’aucune défense. De quel pardon en effet, pourraient-ils être dignes, eux qui n’ont pas reçu le Christ, en qui ils devaient croire ? C’est pourquoi l’Apôtre dit : De la sorte seront condamnés tous ceux qui n’ont, point cru ci la vérité, c’est-à-dire au Christ, mais qui ont estimé l’injustice (II Thess. II, 11), c’est-à-dire l’antéchrist. Ils prétendaient en effet qu’ils ne croyaient pas en lui parce qu’il se proclamait Dieu. Nous te lapidons, disent-ils, parce qu’étant homme, tu te fais Dieu. (Jean, X, 33). Pourtant ils l’avaient entendu attribuer une grande puissance au Père, il leur avait annoncé qu’il venait avec la permission de son Père, et il en avait donné beaucoup de preuves. Comment donc s’excuseront-ils, lorsqu’ils auront accueilli l’antéchrist, qui, lui aussi se dira Dieu, mais qui, bien loin de parler du Père, n’en fera pas même mention. Aussi, le Christ au milieu des reproches qu’il leur adresse, leur fait-il cette prédiction : Je suis venu au nom de mon Père, et vous ne me recevez pas ; si un autre vient en son propre nom, vous le recevrez (Jean, V, 43) ; voilà pourquoi le scandale est permis. Que si tu mets en avant ceux qui ont été scandalisés, je t’opposerai ceux qui ont brillé d’une plus grande gloire, et je te dirai qu’il ne fallait pas qu’à cause de la négligence et de la paresse de ceux qui ne peuvent pas être attentifs et vigilants, et gagner ainsi d’innombrables couronnes, les récompenses réservées aux justes, perdissent de leur éclat. Supprimez en effet ces occasions de combattre et de vaincre, et vous faites tort aux justes ; donnez-les, et si les faibles ne s’en tirent pas sans blessure, ils ne peuvent du moins en accuser qu’eux-mêmes ; pour les convaincre de leur faute et le leur reprocher, ils ont l’exemple de ceux qui non seulement n’ont pas été scandalisés, mais qui même sont sortis de la lutte plus glorieux et plus forts.

 

13

Rien ne peut blesser ni renverser ceux gui sont attentifs et vigilants; Abraham, Noé, Job.


 

Dis-moi, je t’en prie, de quels prêtres Abraham a-t-il eu le secours? de quels docteurs pouvait-il consulter les lumières ? par qui a-t-il été catéchisé, exhorté, conseillé ? Il n’y avait pas alors d’Écriture, de loi, de prophètes, ni rien de semblable ; il naviguait sur une mer qui n’avait pas encore été ouverte, il marchait dans une voie qui n’avait pas été frayée, bien plus, il était né d’une famille et d’un père impies. Malgré tant de désavantages qu’il avait sur nous, il n’a pas chancelé. Voyez au contraire de quel éclat a brillé sa vertu ! ce qu’après un si long temps, après les prophètes, après la loi, ce qu’après une si longue instruction, confirmée par tant de preuves, par tant de prodiges, le Christ a dû enseigner aux hommes ! Abraham en avait beaucoup de siècles avant, donné l’exemple ; il a montré une charité ardente et sincère, a méprisé les richesses, il a été plein de sollicitude pour tous ceux qui lui étaient unis par le sang, il a foulé aux pieds tout faste, il a rejeté loin de lui toute mollesse et tout relâchement, et il a vécu avec plus d’austérité que les moines qui habitent maintenant sur le sommet des montagnes. En effet, il n’avait pas de maison, et c’était un toit de feuillage qui abritait et couvrait la tête de ce juste ; étranger dans la terre qu’il habitait, il n’en avait pas moins de zèle à accorder l’hospitalité, et tout étranger qu’il était sur cette terre étrangère, il s’employait chaque jour à recevoir et à soigner tous ceux qui pouvaient voyager à l’heure du midi, il les servait de ses propres mains et se faisait aider par sa femme dans cette noble occupation. Que n’a-t-il pas fait pour son neveu, bien que celui-ci se fût mal comporté envers lui et qu’il eût voulu prendre la plus belle part dans le partage, et cela après que l’élection du Seigneur avait choisi Abraham ! N’a-t-il pas versé le sang ? n’a-t-il pas armé tous ses serviteurs ? ne s’est-il pas jeté dans un danger manifeste ? au temps où il lui fut ordonné de quitter son pays et d’aller dans une autre contrée, n’a-t-il pas obéi sur l’heure ? n’a-t-il pas abandonné sa patrie, ses amis, ses proches, tous ceux qu’il connaissait ? par soumission au commandement du Seigneur n’a-t-il pas délaissé des biens assurés ? ne les a-t-il pas sacrifiés dans sa pensée à des biens incertains, tant il croyait aux promesses de Dieu, tant il avait toute la foi qui nous est prescrite ! Après tout cela, comme la disette le faisait souffrir de la faim, et qu’il avait dû changer de pays une seconde fois, loin de se troubler et de s’effrayer, n’a-t-il pas montré la même obéissance, la même sagesse, la même constance ? n’est-il pas allé en Égypte, et, docile à la voix de Dieu qui le lui ordonnait, ne s’est-il pas séparé de son épousé ? n’a-t-il pas vu l’Égyptien la souiller autant qu’il a été en son pouvoir ? n’a-t-il pas été frappé à l’endroit le plus sensible d’un coup plus terrible que la mort ? Car, dis-moi ; y a-t-il rien de plus affreux que de voir, après toute une vie de vertu, une femme à laquelle on est uni par les liens du mariage, livrée en pâture aux désirs effrénés d’un barbare, conduite dans le palais du roi, enfin déshonorée ? Il est vrai que l’outrage n’a pas été jusqu’au fait même, mais Abraham s’attendait à le voir consommé, il n’en supportait pas moins avec courage toutes les épreuves ; ni le malheur ne pouvait l’abattre, ni la bonne fortune le gonfler d’orgueil, mais il conservait en toutes circonstances une admirable égalité d’âme. Ce n’est pas tout, lorsqu’il lui fut annoncé qu’il aurait un fils, son esprit ne lui montrait-il pas mille obstacles qui s’y opposaient ? Mais n’a-t-il pas apaisé ses raisonnements, calmé leur tumulte, et brillé ainsi de tout l’éclat de la foi ? Lorsqu’ensuite il reçut l’ordre d’offrir son fils en holocauste, n’a-t-il pas mis à le mener au sacrifice tout l’empressement qu’il aurait mis à le marier, à le conduire au lit nuptial ? n’a-t-il pas pour ainsi dire dépouillé sa nature et cessé d’être homme ? n’a-t-il pas offert au Seigneur un sacrifice nouveau et extraordinaire ? n’a-t-il pas, à lui seul, supporté tout le poids de la lutte, sans vouloir appeler à son aide sa femme, son esclave ou tout autre ? Il savait, oui, il savait clairement combien était profond le précipice qui s’ouvrait sous ses pieds, combien lourd le fardeau qui lui était imposé, combien terrible le combat qu’il allait soutenir, et c’est parce qu’il le savait qu’il a voulu parcourir seul toute la carrière, qu’il l’a parcourue, qu’il a combattu, qu’il a remporté la couronne, qu’il a été proclamé vainqueur. Quel prêtre lui a enseigné cette foi ? quel docteur ? quel prophète ? aucun ; mais, comme il avait une âme forte, il s’est suffi à lui-même en toute occasion.

Que dire de Noé ? quel prêtre, quel docteur, quel maître l’a instruit ? N’a-t — il pas, par ses seules forces, alors que tout l’univers était rempli de crimes, suivi une voie tout opposée à celle qu’il voyait suivre ? n’a-t-il pas cultivé la vertu ? n’a-t-il pas brillé d’un tel éclat au milieu des hommes, qu’il a pu sortir lui-même sain et sauf de la ruine commune de toute la terre, et, par sa sublime vertu, arracher beaucoup d’autres que lui aux dangers qui les menaçaient ? De qui a-t-il appris à être juste, à être parfait ? De quel prêtre, de quel docteur a-t-il reçu l’enseignement ? D’aucuns que tu puisses citer. Voyez au contraire son fils ! bien qu’il ait eu sous les yeux, pour l’instruire sans cesse, la vertu d’un tel père, bien qu’il ait entendu les leçons que Noé lui donnait par ses actions comme par ses paroles, bien qu’il ait eu pour l’exhorter la voix puissante des événements, celle de la perte du genre humain, celle du salut de sa famille, il se montra cependant coupable envers lui, se moqua de sa nudité, et la livra à la risée. (Gen. IX, 22.) Ne vois-tu pas qu’on a toujours besoin d’avoir une âme forte et généreuse ?

Mais parlons de Job. Dis-moi, quels prophètes avait-il entendus ? quel enseignement avait-il reçu ? aucun. Cependant, quoique privé de ces secours, il s’est montré d’une scrupuleuse exactitude dans l’observation de tous les devoirs. Il a partagé avec les pauvres tous ses biens, il a fait plus ; il a mis son corps à leur service, car il recevait les voyageurs, et sa maison leur appartenait plus qu’au possesseur lui-même. Il employait la vigueur de son corps à défendre les opprimés ; par la sagesse et la modération da sa parole, il réduisait au silence les calomniateurs ; enfin, il faisait briller dans toutes ses actions une conduite vraiment évangélique. En effet, le Christ dit : Bienheureux les pauvres d’esprit (Matth. V, 3) ! et c’est ce dont Job a montré la vérité par tout ce qu’il a fait. Si j’avais dédaigné, dit-il, de faire droit à mon serviteur et à ma servante, quand ils ont contesté avec moi, qu’eusse je fait, quand le Dieu fort se serait levé ? et quand il m’aurait demandé compte, que lui aurais-je répondu ? Celui qui m’a créé dans le sein de ma mère, n’a-t-il pas fait aussi celui qui me sert ? Nous avons été formés de même dans le sein maternel. (Job, XXXI, 13-15.) Bienheureux ceux qui sont doux, parce qu’ils posséderont la terre ! (Matth. V, 4.) Qui a donc été plus doux que celui dont ses serviteurs disaient : Qui nous, donnera de sa chair ? nous n’en saurions être rassasiés (Job, XXXI, 31), tant ils avaient pour lui un ardent amour ! Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu’ils seront consolés ! (Matth, V, 5) Ce, mérite ne lui a pas manqué plus que les autres. Écoute-le en effet : Quand j’ai péché volontairement, ai-je redouté la foule du peuple pour ne pas raconter mon iniquité ? (Job, XXXI, 33-34.) Un homme ainsi disposé devait évidemment verser une grande abondance de larmes. Bienheureux ceux qui sont affamés et altérés de la justice ! (Matth. V, 6.) Tu vois que cette parole s’est admirablement vérifiée en lui. J’ai brisé, dit-il, les mâchoires de l’injuste, et je lui ai arraché la proie d’entre les dents. (Job, XXIX, 17.) Je m’étais revêtu de la justice ; mon équité était comme un manteau qui me servait de vêtement. (Ibid. 14.) Bienheureux ceux qui sont miséricordieux, parce qu’ilsobtiendront eux-mêmes miséricorde ! (Matth. V, 7) Or, Job a été miséricordieux non seulement en donnant son bien, en couvrant les nus, en nourrissant les affamés, en secourant les veuves, en défendant les orphelins, en portant remède aux blessés, mais aussi en compatissant dans son âme à toutes les souffrances. Car, dit-il, j’ai pleuré sur toutes les infirmités, et j’ai gémi chaque fois que j’ai vu un homme dans la nécessité. (Job, XXX, 25.) En effet, comme s’il avait été le père de tous les infortunés, il venait en aide au malheur des uns, il pleurait sur le malheur des autres, et se montrait miséricordieux en paroles, et en actes, par sa compassion et par ses larmes ; il employait tous les moyens pour relever ceux qui étaient accablés de maux et il était pour tous les faibles comme un port hospitalier. Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu ! (Matth. V, 8.) Cela s’est encore vérifié en lui avec éclat. Écoute en effet le témoignage que lui rend le Seigneur : Il n’a point d’égal sur la terre cet homme intègre et droit, qui craint Dieu et se détourne du mal. (Job, XVIII.)

Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, car le royaume des cieux est à eux ! (Matth. V, 10.) C’est ainsi qu’il a triomphé dans beaucoup de combats et remporté un grand nombre de couronnes. Ce n’étaient pas les hommes qui le tourmentaient, c’est le démon, ce principe de tous les maux, qui, après avoir fait avancer toutes les machines de guerre, l’assaillit, le chassa de sa demeure. et de sa patrie, le jeta sur le fumier, lui enleva toutes ses richesses, tous ses enfants, la santé même, et le tortura par les douleurs de la faim. Ensuite plusieurs de ses amis lui prodiguèrent l’insulte et rouvrirent toutes les blessures de son âme. Vous serez heureux lorsqu’à cause de moi on vous dira des injures, qu’on vous persécutera et qu’on dira faussement contre vous toute sorte de mal. Réjouissez-vous alors et tressaillez de joie, parce que votre récompense sera grande dans les cieux. (Matth. V, 11, 12.) Cette béatitude, il l’a encore obtenue, et avec quelle plénitude ! En effet, ceux qui se trouvaient auprès de lui le déchiraient dans leurs paroles ; ils prétendaient que son châtiment n’était pas assez grand pour ses fautes, ils l’accablaient d’interminables accusations et ourdissaient contre lui le mensonge et la calomnie. Job les arracha pourtant au péril que Dieu avait déjà suspendu sur leurs têtes, et ne leur fit aucun reproche pour les injures qu’ils lui avaient adressées. Car là il a suivi ce précepte : Aimez vos ennemis, priez pour ceux qui vous persécutent. (Matth. V, 44.) Il les a aimés en effet, il a prié pour eux, il a apaisé la colère de Dieu, et il a racheté leurs fautes. Cependant ni prophètes ni évangélistes, ni prêtres ni docteurs, personne enfin ne l’avait exhorté à la vertu. Vois-tu de quel prix est une âme généreuse, et combien elle se suffit à elle-même dans la pratique du bien, même lorsque personne ne lui donne ses soins ? Bien plus, il avait eu pour ancêtres des hommes sans piété et souillés de tous les crimes. Paul, parlant de son ancêtre Ésaü, s’exprime ainsi : Qu’il n’y ait pas de fornicateur et de profane comme Ésaü, qui vendit son droit d’aînesse pour un seul mets. (Hébr. XII, 16.)

 


 


 

Saint Jean Chrysostome
Œuvres complètes traduites pour la première fois en français sous la Direction de M. Jeannin
Tome quatrième, pp. 362-375
Sueur-Charruey, Imprimeur-Libraire-Editeur, Arras, 1887

 


 

 

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