Ce n’est pas une faute ordinaire que de négliger ses frères; c’est une faute qui nous expose au dernier châtiment et à d’inévitables supplices, comme le prouve l’exemple du serviteur qui avait enfoui sou talent.
On ne lui reprochait pas, en effet, sa conduite ; il n’avait pas non plus trahi la confiance qu’on lui avait montrée, ayant rendu le dépôt tout entier ; mais c’est touchant l’usage de ce dépôt qu’il avait prévariqué. Il n’en doubla pas la valeur, et à cause de cela il fut puni; preuve que nous aurions beau être zélés et fervents, nous aurions beau écouter avec empressement la parole divine, ce ne serait pas suffisant pour notre salut ; il nous faut doubler la valeur du dépôt; ce qui aura lieu, lorsque notre sollicitude s’étendra et à notre propre salut, et au salut de nos frères. Ce serviteur avait dit : « Voilà ce qui vous appartient tel que vous me l’avez donné. » Excuse bien insuffisante, « car il fallait, reprit le Sauveur, confier cet argent aux banquiers. » 1. Examinez ici, je vous en prie, combien sont légers les préceptes du Seigneur. Parmi les hommes, si un serviteur prête l’argent de son maître, c’est lui qui est chargé de le réclamer. Vous l’avez prêté, lui dira-t-on, réclamez-le; pour moi, je n’ai rien à faire avec l’emprunteur. Dieu n’agit pas de la sorte : ce qu’il nous ordonne, c’est uniquement de prêter, et il ne nous rend aucunement responsables du recouvrement. Comme il dépend de l’orateur de donner des conseils, mais non de persuader, à cause de cela, lui dit le Seigneur, je vous demanderai compte de l’emploi de l’argent, mais je ne vous chargerai pas de le réclamer. Quoi de plus léger que cette obligation ? Et ce Maître si doux et si bon, le serviteur de l’Évangile le taxe de sévère ! C’est la coutume des serviteurs pervers et négligents ; toujours ils rejettent sur leurs maîtres la cause de leurs propres fautes. Voilà pourquoi celui-ci fut jeté chargé de fers et torturé dans les ténèbres extérieures.
Pour que ce sort ne soit pas le nôtre, répandons la doctrine parmi nos frères, qu’ils l’acceptent ou qu’ils ne l’acceptent pas. S’ils l’acceptent, ce sera pour leur bien et pour le nôtre ; s’ils ne l’acceptent pas, ils attireront sur leurs têtes un châtiment terrible, sans nous causer à nous le moindre préjudice. En leur donnant nos conseils, nous avons fait notre devoir ; que, s’ils ne les suivent pas, nous ne saurions en encourir la responsabilité. Il y a faute, non à ne pas persuader, mais à ne pas donner de conseils ; si nous offrons, continuellement et sans cesse, nos exhortations et nos conseils, ce n’est pas nous, ce sont nos frères qui entreront en compte avec Dieu.
Je voudrais bien savoir d’une manière sûre que vous ne cessez pas de les exhorter, et si néanmoins ils persistent dans leur négligence, je cesserai de vous importuner désormais. Malheureusement je crains que votre indifférence et votre insouciance ne soient la cause de leur opiniâtreté à ne pas s’amender. Car il est impossible qu’un homme soumis à des avis, à des leçons continuelles, ne devienne point meilleur et plus fervent. 11 est bien connu, l’adage que je vais citer ; il vient à l’appui de ma pensée : une goutte d’eau finit, dit-on, par creuser le rocher sur lequel elle tombe ; et cependant, quoi de moins résistant que l’eau, quoi de plus dur que le rocher ? C’est que la continuité vient à bout de la nature. Si la continuité vient à bout de la nature, à plus forte raison viendra-t-elle à bout de la volonté. Ce n’est point un jeu d’enfant que le Christianisme, mes bien-aimés ; ce n’est pas un hors-d’œuvre, nous ne cessons de vous le dire, et nous n’en sommes pas plus avancés.
2. Si vous saviez la douleur que j’éprouve en songeant que, dans nos belles solennités, la foule qui se presse dans cette enceinte ressemble aux flots de la mer ; tandis que maintenant, cette assemblée ne renferme pas de cette foule la plus petite partie ? Où sont les fidèles qui nous assaillaient en ces jours de fêtes ? Ce sont eux que je réclame, sur eux que je gémis, en pensant au grand nombre de ceux qui, après avoir été sauvés, périssent ; à la multitude de nos frères perdus pour nous ; au petit nombre de ceux qui arrivent au salut ; à cette partie importante du corps de l’Église, partie semblable à un corps sans mouvement et sans vie. Et que nous importe ? dira-t-on. Il vous importe beaucoup, à vous surtout, qui refusez à vos frères vos soins, vos exhortations, vos conseils ; à vous qui ne leur faites pas de violence, qui ne les entraînez pas de force, et qui ne les arrachez pas à cette profonde indifférence.
Le Christ ne nous enseignait pas à ne nous occuper que de nous, mais encore à nous occuper du prochain, lorsqu’il nous comparait au sel, au levain, à la lumière, car c’est à autrui que ces choses sont utiles et profitables. Le flambeau ne brille pas pour lui, mais pour les personnes assises dans les ténèbres. Vous êtes un flambeau ; donc vous ne devez pas jouir seul de la lumière, mais servir à ramener votre frère égaré. À quoi sert un flambeau s’il n’éclaire pas les ténèbres dans lesquelles on est plongé ? À quoi sert le chrétien, s’il ne gagne aucune âme, s’il n’en ramène aucune à la vertu ? De même, le sel ne se conserve pas seulement lui-même, il conserve encore les corps sujets à la corruption ; il les empêche de se dissoudre et de périr. C’est ce que vous devez faire vous aussi ; puisque Dieu a fait de vous un sel spirituel, vous devez conserver les membres corrompus, à savoir, vos frères indifférents et charnels, les délivrer de la négligence comme d’un principe de gangrène, et les rattacher au reste du corps de l’Église. C’est pour la même raison qu’il vous a qualifiés de levain : le levain ne se lève pas de lui — même ; quoique petit en volume, il fait lever une quantité considérable de farine. Qu’il en soit de même de vous : bien que petits en nombre, soyez forts et puissants par la foi, par le zèle de la gloire de Dieu. De même que son peu de volume n’affaiblit pas le levain, et exerce une action efficace, grâce à la chaleur et à la vertu dont il est naturellement doué ; ainsi, pourvu que vous le vouliez, vous pourrez ramener à la même ferveur un grand nombre de vos frères.
Et s’ils cherchaient dans l’été un prétexte ? Effectivement, je les entends tenir ce langage : mais la température est excessive, la chaleur est insupportable ; nous ne saurions nous résoudre aux incommodités inévitables parmi une foule compacte ; à ruisseler de sueur, sous une chaleur accablante. — Je rougis pour ces hommes, croyez-le bien : ce sont là des excuses de femmes ; et même ces prétextes ne seraient pas suffisants pour justifier ces dernières, quoique leurs corps soient moins robustes et leur sexe plus faible. Sans doute il est honteux de répondre à une telle justification, et c’est néanmoins nécessaire ; du reste, s’ils ne rougissent pas d’alléguer ces raisons, à plus forte raison ne devons-nous pas rougir de les réfuter. Que dire donc à des gens qui mettent en avant de pareils motifs ? Je leur rappellerai ces trois enfants qui, plongés dans les flammes d’une fournaise, envahis de tout côté par le feu qui enveloppait leurs bouches, leurs yeux et leur respiration elle-même, ne cessaient de chanter avec les créatures cet hymne saint et mystique en l’honneur de Dieu ; et, debout au milieu de ce brasier, faisaient retentir avec plus d’ardeur qu’ils ne l’eussent fait dans une prairie, les louanges du Maître commun de l’univers. Avec ces trois enfants, je leur rappellerai encore les lions de Babylone, Daniel et la fosse ; en outre, je les prierai de se souvenir l’exemple d’une autre fosse et d’un autre prophète, de ce bourbier où Jérémie fut plongé jusqu’au cou. Une fois remonté de ces fosses, j’introduirai ces fidèles qui allèguent l’incommodité de la chaleur, dans une prison où je leur montrerai Paul et Silas, enchaînés avec des ceps, couverts de plaies et de meurtrissures, le corps entier déchiré par une infinité de coups, et pourtant célébrant au milieu de la nuit les louanges de Dieu, accomplissant une veille sacrée. Or, ne serait-il pas inconcevable, tandis que ces saints n’ont jamais prétexté cette fournaise, ces flammes, ces fosses, ces bêtes féroces, ce bourbier, cette prison, ces ceps, ces mauvais traitements, ces captivités et tant d’autres maux affreux, n’ont jamais cessé de s’appliquer, avec une indomptable énergie et une ferveur brûlante, à la prière et aux saints cantiques ; que nous, à cause de la chaleur, d’un peu de sueur et d’une légère élévation dans la température, quoique nous n’ayons jamais enduré aucune de ces épreuves, ni grandes ni petites, négligions notre propre salut, renoncions aux assemblées, pour errer au dehors et prendre part à des réunions qui, loin de nous être en quelque façon salutaires, nous corrompent ? La rosée de la divine parole se répand avec abondance, et vous alléguez la chaleur ! « L’eau que je donnerai, disait le Christ, deviendra une source d’eau jaillissant jusqu’à la vie éternelle. Celui qui croit en moi, dit-il encore, verra, selon l’expression de l’Écriture, des fleuves d’eau vive jaillir de son sein. » 2 . Vous possédez ces sources, et ces fleuves spirituels, et vous redoutez une chaleur matérielle ! Mais, dites-moi, sur l’Agora, où le tumulte, l’encombrement et la chaleur sont au comble, comment n’alléguez-vous pas les ardeurs étouffantes de la température ? Vous ne pouvez pas nous dire que sur l’Agora vous respiriez un air plus frais, tandis qu’ici nous serions plongés dans une atmosphère embrasée. C’est tout le contraire : ici, soit à cause des dalles qui forment le pavé, soit à cause de la disposition de l’édifice et de la hauteur immense qu’il atteint, l’air est moins lourd et plus frais ; mais là, le soleil darde ses rayons de toute part, la foule qui s’y presse, la fumée, la poussière et une infinité d’autres causes augmentent l’incommodité ; preuve évidente que la négligence et la lâcheté d’une âme privée de la flamme de l’esprit, dictent seules ces prétextes absurdes.
3. Ces réflexions, je les dirige moins contre eux que contre vous qui ne les arrachez pas à leur indifférence, qui ne les entraînez pas, et qui ne les amenez pas à cette table salutaire. Les serviteurs qui ont à remplir une tâche commune y invitent leurs semblables, et vous qui avez à remplir ce service spirituel, vous laissez dédaigneusement vos pareils privés de cet avantage.
— Mais, s’ils n’en veulent pas, objectera-t-on.
— Décidez-les à vouloir par vos pressantes instances
— S’ils voient que nous insistons, ils ne pourront pas ne pas vouloir.
Non, ce ne sont là que de vains prétextes. Combien n’y a-t-il pas ici de pères qui n’ont point leurs fils avec eux ? Vous était-il donc bien difficile d’attirer ici vos enfants ? D’où il résulte que l’absence des autres fidèles est due, non-seulement à leur indifférence personnelle, mais encore à votre négligence. Si vous ne l’avez pas fait jusqu’ici, sortez du moins de votre torpeur, et que chacun arrive à l’Église avec un de ses membres, le père avec son fils, le fils avec son père, les maris avec leurs femmes, les femmes avec leurs maris, le maître avec son serviteur, le frère avec son frère, l’ami avec son ami, que tous en un mot s’excitent et s’encouragent à se réunir en ce lieu.
Homélie sur le souvenir des injures
Œuvres complètes de saint Jean Chrysostome, traduction nouvelle par M. l’abbé J. Bareille
Tome troisième, pp. 140-142
Librairie de Louis Vivès, éditeur, Paris, 1867
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