Ainsi donc, frères, demeurez fermes, et conservez les traditions que vous avez apprises.
[II Thes II.14]
Etienne naquit à Constantinople, sous l’empire d’Anastase 11(713-719). Jean, son père, et Anne, sa mère, étaient riches ; mais ils n’avaient pas encore assez de biens pour contenter leur libéralité envers les églises et les pauvres.
Dieu leur ayant donné deux filles, ils souhaitèrent d’avoir un garçon; ils l’obtinrent par un vœu qu’ils firent de le consacrer à la sainte Vierge. Anne, étant enceinte de lui, pria saint Germain, patriarche de Constantinople, à son entrée dans l’église de Sainte- Sophie, de le bénir dans son sein. Il connut aussitôt, par un esprit prophétique, quel serait cet enfant, et il lui donna sa bénédiction, disant : « Que notre Seigneur bénisse ce fruit par l’intercession du premier des Martyrs ». Cette pieuse femme vit alors une flamme sortir de la bouche de ce glorieux prélat, et elle le supplia, dès que l’enfant fut né, de prendre lui-même la peine de le baptiser. Il le fit, et lui donna le nom d’Étienne. Aussitôt après son baptême, ses parents le portèrent à l’église des Blaquernes et l’offrirent à la sainte Vierge devant une de ses icônes, et Anne protesta à son mari que celle qui était représentée par cette image lui était apparue avant qu’elle conçût, et lui avait promis l’enfant dont elle avait le bonheur d’être mère.
Notre Saint s’appliqua à l’étude avec beaucoup de soin; mais il aimait par-dessus tout la lecture de l’Écriture sainte, qu’il apprit si parfaitement par cœur, que sa mémoire lui servait de livre. Il prenait aussi un singulier plaisir aux ouvrages de saint Jean Chrysostome pour qui il avait une affection presque incroyable; mais il faisait encore plus de progrès dans la vertu que dans la science. Il aimait à entendre la parole de Dieu; il méprisait les richesses et les grandeurs de ce monde périssable, et il n’avait point d’autre vue que de se rendre digne des biens immortels que l’on acquiert par une vie pure et innocente. Il travaillait incessamment à bien régler sa langue et à soumettre ses passions à l’empire de la raison; et, comme il évitait la conversation avec les hommes, il se rendit assidu à la prière, à la visite des églises et à toutes sortes d’exercices spirituels.
En ce temps-là, Léon l’Isaurien, ayant usurpé l’empire, commença une guerre acharnée contre les saintes icônes et contre les fidèles qui avaient fait profession de les honorer. Il chassa le patriarche saint Germain de son siège, fit mourir quantité de chrétiens, et, s’acharnant surtout contre les religieux, en confina dans les prisons et les basses-fosses, en envoya en exil, et en condamna plusieurs à mort. Cette persécution n’empêcha pas le père et la mère de notre Saint, dès qu’ils le virent âgé de seize ans, de le mener sur le mont Auxence, qui est vis-à-vis de Constantinople, vers la province de Bithynie, pour le dédier à Dieu, selon le vœu qu’ils avaient fait pour l’obtenir. Saint Auxent était le premier qui l’avait habité, et c’est de lui qu’il avait pris le nom d’Auxence. Serge, son disciple, avait été l’héritier de sa grotte aussi bien que de ses vertus. Bendien, qui était un homme d’un admirable sainteté, lui avait succédé. Grégoire en était demeuré possesseur après lui. Enfin, c’était Jean, personnage d’un mérite incomparable et doué de l’esprit de prophétie, qui l’occupait lorsque Étienne y fut conduit. Ce bienheureux vieillard reconnut d’abord les desseins de la divine Providence sur cet enfant, et qu’il serait une colonne inébranlable qui soutiendrait l’Église contre les attaques des hérétiques. Ayant donc dit à ses parents qu’il paraissait bien que l’Esprit de Dieu reposait sur lui, il le retint en sa compagnie; puis, après les prières de la nuit, et après lui avoir donné de saintes instructions sur l’état qu’il allait embrasser, il lui coupa les cheveux et le revêtit de l’habit religieux.
Étienne entreprit ce genre de vie avec beaucoup de ferveur, et n’omit aucun des exercices qui pouvaient l’avancer dans la piété. Outre les veilles et les jeûnes qu’il employait pour mortifier sa chair, il pratiqua toutes les vertus monastiques dans un très haut degré de perfection. Il se faisait surtout remarquer par l’humilité et l’obéissance; il recherchait avec empressement les ministères les plus vils et les plus laborieux. On remarque qu’il allait tous les jours chercher de l’eau et les autres choses nécessaires en un lieu fort éloigné et de difficile accès; ce qui, dans les chaleurs de l’été et les glaces de l’hiver, lui causait des peines incroyables. Mais ce travail, quelque rude qu’il fût, ne tira jamais de sa bouche une parole d’impatience, ni ne lui fit manquer à aucune des observances, et il mérita par cette ferveur de si grandes grâces, que les animaux les plus farouches lui devinrent obéissants, et s’offraient d’eux-mêmes à lui rendre service.
Un jour qu’il venait de s’acquitter de quelques-uns de ces offices, il trouva le saint vieillard qui avait la tête appuyée sur sa fenêtre et pleurait amèrement. Après avoir été fort longtemps prosterné en terre, selon sa coutume, pour recevoir sa bénédiction, voyant qu’il ne la lui donnait point, il ne savait d’où cela pouvait venir. Enfin ce saint homme leva la tête et lui dit : « C’est à cause de vous, mon très cher fils, que je pleure de la sorte, parce que je sais certainement qu’après que le service de Dieu se sera accru en ce lieu sous votre conduite, il sera ruiné par ces impies ennemis des saintes images ». Ces paroles firent soupirer Étienne au fond de son cœur, et il répondit : « Quoi, mon père, prévoyez-vous aussi que je serai assez lâche pour me laisser empoisonner de cette fausse doctrine ? » – « Dieu me garde, mon fils », répliqua le saint vieillard, « d’avoir une telle pensée de vous ! Il ne permettra jamais que cela arrive; mais rendez-vous digne de cette grâce par une profonde humilité et une attention continuelle sur vous-même ». Il lui prédit ensuite plus clairement toutes les persécutions qu’il devait endurer.
Cependant le père d’Étienne mourut, et celui-ci s’en alla, par l’ordre de son supérieur, à Constantinople, pour lui rendre les derniers devoirs. Il y vendit tous ses biens et en donna le prix aux pauvres; laissant dans la ville une de ses sœurs, nommée Théodote, qui était déjà religieuse, il amena l’autre avec sa mère recevoir la bénédiction du saint vieillard; puis il les mit dans un monastère de femmes fondé par saint Auxent, où elles se firent aussi religieuses, et ainsi, de fils et de frère, qu’il leur était auparavant, il devint leur père spirituel. Peu de temps après, son admirable conducteur passa de cette vie à l’immortalité, et tous les solitaires d’alentour, en étant avertis, vinrent baiser son corps et le mettre en terre. Ils ne pouvaient assez déplorer leur perte, mais ils trouvèrent dans Étienne comme un autre Josué, successeur de Moïse, ou comme un autre Élisée qui n’hérita pas seulement du manteau d’Élie, mais encore de son double esprit. Il était alors âgé d’un peu plus de trente ans, et il s’enferma dans cette petite grotte, où, selon le conseil de l’Apôtre, il joignait le travail à la prière, soit en faisant des filets pour des pêcheurs, soit en copiant des livres, afin que non seulement il ne fût à charge à personne, mais qu’il eût même de quoi faire l’aumône aux nécessiteux.
L’éclat de ses vertus lui attira bientôt des disciples, et les moines n’eurent pas de peine à quitter les vallées pour aller sur ce rocher se mettre sous sa conduite. D’abord il en reçut douze, parmi lesquels les plus considérables furent Marin, Jean, Christophe et Zacharie; mais le nombre s’étant accru jusqu’à vingt, il nomma le premier de ces quatre pour leur supérieur et il résolut de mener une vie plus cachée et plus austère. Il se retira sur la cime de la montagne, où il s’était préparé une nouvelle grotte d’une structure extraordinaire. Elle n’avait que deux coudées de long et une demie-coudée de large, et si peu de hauteur, qu’à peine y pouvait-il tenir debout, même en se courbant. Elle était à moitié découverte, de sorte que l’ardeur du soleil pouvait l’y brûler pendant l’été, et la rigueur du froid l’y transir pendant l’hiver. Il n’avait pour vêtement qu’une simple peau de mouton fort petite, et cette austérité ne le satisfaisant pas entièrement, il se ceignit tout le corps avec une chaîne de fer. Il s’accoutumait ainsi aux tourments du martyre qui lui étaient préparés. Ses disciples, qui ne savaient pas encore sa retraite, allèrent, après Matines, se prosterner à l’entrée de sa grotte ordinaire, pour recevoir sa bénédiction; mais, ne l’y trouvant plus, ils le cherchèrent de tous côtés, et enfin ils le découvrirent dans sa nouvelle cellule. Surpris de le voir en cet état, ils lui dirent, les larmes aux yeux : « Eh quoi ! notre père, voulez-vous vous faire mourir par cette austérité ? voulez- vous nous rendre orphelins par une mort précipitée ? » – « Ne savez-vous pas, mes enfants», leur répondit-il, « qu’il est écrit que la voie du ciel est étroite ? » Ils n’osèrent rien répondre à ces paroles, mais ils le prièrent de couvrir au moins sa cellule. « Cela n’est point nécessaire », dit-il, « le ciel me tiendra lieu de couverture ».
Cependant, quelque désir qu’il eût de se tenir caché, il ne put empêcher que la réputation de sa sainteté ne se répandît de tous côtés et qu’elle n’attirât auprès de lui une infinité de personnes, qui venaient lui demander conseil dans la persécution dont l’Église d’Orient était agitée par la fureur des Iconoclastes. Car c’était en ce temps que le détestable empereur Constantin Copronyme, fils et successeur de Léon, voulant enchérir sur les crimes de sou père, désolait et ravageait les églises comme une bête farouche; et parce que des solitaires, pleins du zèle de Dieu et de l’honneur dû aux saintes images, l’avaient repris de son impiété, il leur déclarait une guerre plus cruelle. Il avait fait faire, à une grande multitude de peuple ignorant, un serment solennel et public sur la croix de Jésus Christ, sur l’Évangile et sur la sainte Eucharistie, qu’ils briseraient les images comme des idoles et qu’ils fuiraient la communion de tous ceux qui les honoraient, et principalement des solitaires, qui en soutenaient vigoureusement le culte sacré. Ceux-ci donc, qui étaient persécutés à outrance par ce misérable empereur, n’avaient point de plus fort refuge que de recourir à notre Saint, pour apprendre de lui ce qu’ils devaient faire dans une affliction si générale. Il les reçut avec beaucoup de charité, et, après les avoir puissamment exhortés et encouragés à défendre la vraie foi jusqu’à la mort, il leur conseilla de se retirer néanmoins dans les endroits qui n’étaient pas encore infectés du poison de l’hérésie, les assurant que Dieu serait leur protecteur, et qu’ils auraient enfin la joie de voir l’Église vengée de toutes ces injures et la paix rendue aux fidèles.
Constantin, qui connaissait la vertu d’Étienne, entreprit de le gagner à son parti, se flattant que, s’il pouvait l’y engager, il n’y aurait pas d’anachorète qui pût lui faire aucune résistance. Il envoya pour cela vers lui un sénateur nommé Calixte, qui était très instruit de son hérésie et parlait parfaitement bien, et qui lui fit des présents pour l’obliger de souscrire à un faux concile, ou, pour mieux dire, à un brigandage qu’il avait fait tenir dans l’église des Blaquernes, où, par la lâcheté et la trahison de trois cent trente-huit évêques, l’impiété des Iconoclastes avait été approuvée, et la doctrine catholique sur la vénération des images condamnée. Mais Étienne, qui ne cédait point en constance au premier des martyrs, dont il portait le nom, répondit généreusement :
« Je ne souscrirai point à ce faux Synode, qui s’est raidi contre la doctrine des Pères et la tradition de l’Eglise; je ne dirai point que ce qui est amer est doux, et que les ténèbres sont la lumière. Je suis prêt à mourir pour le culte dû aux figures de Jésus Christ et des Saints, et, quand je n’aurais plus de sang que plein le creux de ma main, je le répandrais volontiers pour la confession de cette doctrine ».
Calixte, tout couvert de honte, retourna vers l’empereur lui porter cette réponse.
Alors ce tyran plein de furie envoya des soldats sur le mont Auxence, pour arracher Étienne de sa cellule et le mener prisonnier dans le monastère qui était au dessous. Ses austérités l’avait réduit en un état si pitoyable, qu’il donna même de la compassion à ces barbares; car ses nerfs s’étaient tellement retirés à force d’être continuellement sur ses genoux ou assis contre terre, qu’il ne pouvait plus les étendre ni se tenir debout. Ils le portèrent donc sur leurs bras, et, l’ayant enfermé avec les solitaires qui étaient à la grotte de Saint-Auxence, ils firent garde à l’entrée, en attendant de nouveaux ordres du prince. Six jours se passèrent sans que le Saint prît aucune nourriture, et, pendant ce temps, Constantin ayant appris que les Scythes venaient en armes contre lui, il manda qu’on le reconduisît dans sa cellule.
A peine y fut-il, que Calixte, ce sénateur impie qui l’avait inutilement sollicité de se rendre au sentiment de son prince, ne doutant point qu’il ne fît quelque chose d’agréable à ce tyran, s’il pouvait ruiner la réputation d’un si saint homme, gagna par argent et par promesse le nommé Serge, un des douze premiers solitaires qui s’étaient donnés à lui, pour déposer contre son innocence et l’accuser de crimes détestables. Celui-ci donc, imitant le traître Judas, composa un libelle diffamatoire plein d’horribles calomnies contre lui, l’accusant, entre autres choses, d’avoir traité l’empereur de tyran, d’hérétique, et d’un autre Vitellius; et d’avoir eu un commerce impudique avec une dame nommée Anne, à qui il avait donné l’habit de religieuse, dans le monastère proche de sa cellule. Calixte, pour autoriser ces impostures, gagna aussi une esclave de cette dame, en lui promettant la liberté et un mariage avantageux, pour dire que ce commerce sacrilège d’Etienne avec sa maîtresse était véritable, et qu’elle-même en était témoin. Il fit tenir toutes ces écritures à l’empereur, en Scythie, lequel en eut une joie extrême et manda aussitôt à Anthète, préfet de Constantinople, de se transporter dans ce monastère de filles, d’en tirer Anne par force et de la lui envoyer au camp; elle y alla généreusement, et ce monstre d’iniquité n’épargna rien pour l’obliger de déchirer l’honneur d’Étienne, en avouant ces crimes dont il était innocent; mais ses efforts furent inutiles et, ni les menaces qu’il lui fit au camp, ni les supplices auxquels il la condamna à son retour, ne purent jamais arracher de sa bouche la calomnie et le faux témoignage qu’on lui demandait.
L’empereur, après la guerre, voyant que ce stratagème n’avait pas réussi pour perdre le bienheureux solitaire, s’avisa d’un autre artifice ce fut de donner charge à un de ses favoris, nommé Georges, de faire semblant de vouloir se convertir et d’aller demander l’habit de moine à cet homme céleste dont la charité s’étendait sur tous les pécheurs qui voulaient faire pénitence. Georges y fut effectivement, et il fit si bien l’hypocrite, que le Saint, le croyant touché de Dieu, ne différa point de le recevoir au nombre de ses disciples et de le revêtir de l’habit d’obéissance. Il persista trois jours en cet état, pour mieux couvrir son imposture, et au bout de ce temps il vint retrouver l’empereur, lequel, ayant assemblé dans l’amphithéâtre une grande multitude de peuple, se plaignit hautement que les solitaires lui enlevaient ceux de sa cour, et, pour preuve, il produisit ce fourbe, encore couvert de la cucule religieuse; ensuite, il le dépouilla de cet habit, qu’il jeta dans l’assemblée, afin qu’on le foulât aux pieds, et il le fit laver depuis les pieds jusqu’à la tête, comme pour le purifier de la tâche qu’il avait contractée en portant ce vêtement. Enfin, tout écumant de rage, il envoya des gens sur le mont Auxence, qui en brûlèrent l’église et le monastère, dispersèrent les solitaires, et, ayant arraché une seconde fois le Saint de sa cellule, le traînèrent comme un voleur, avec toute la cruauté et les outrages imaginables, au bas de la montagne, et jusqu’à Chalcédoine.
Lorsqu’il y fut, ils l’embarquèrent, tout brisé qu’il était, dans un vaisseau et le transportèrent au monastère de Philippique, de la ville de Chrysopolis. L’empereur témoigna beaucoup de joie des mauvais traitements que l’on avait faits au saint martyr; et il fit aussitôt publier un ordre par lequel il défendait, sous peine de mort, de demeurer sur le mont Auxence et même d’en approcher, de peur que les disciples du Saint n’y retournassent. Il députa ensuite vers lui plusieurs évêques iconoclastes, avec son secrétaire d’État et un autre officier, pour lui faire subir un interrogatoire. Étienne souffrit de grands outrages de la part de ces évêques, dont l’un lui donna des coups sur le visage, et les autres le laissèrent maltraiter et fouler aux pieds par un soldat. Mais, d’autre part, il les couvrit de confusion, leur faisant voir clairement que le Concile de Constantinople, qu’ils appelaient saint, œcuménique et septième Concile général de l’Église, n’avait aucune de ces qualités; qu’il n’était point saint, parce qu’il avait aboli les choses saintes, savoir les saintes images et les vases sacrés, où l’histoire de l’Église était gravée; qu’il n’était point œcuménique, parce qu’il n’avait point été convoqué ni approuvé par le souverain Pontife, sans lequel on ne peut établir aucun dogme de foi; et que les patriarches même d’Alexandrie, d’Antioche et de Jérusalem n’y avaient point consenti; enfin, qu’il ne pouvait pas être appelé le septième concile, parce qu’il n’avait pas suivi les six autres; puisqu’au lieu que ces six avaient honoré les saintes images qui étaient dans les églises où ils avaient tenu leur Synode, au contraire, ils les avaient déchirées, rompues et condamnées au feu. Il leur demanda ensuite si ce qu’il disait n’était pas véritable; et, comme ils ne pouvaient pas le nier, levant les yeux et les mains au ciel, et jetant un profond soupir, il dit à haute voix :
« Quiconque ne révère pas l’image de notre Seigneur Jésus Christ selon son humanité, qu’il soit anathème et mis au nombre de ceux qui crièrent autrefois : Faites mourir cet homme, crucifiez-le, crucifiez-le ! »
Cette généreuse liberté étonna tellement tous ces Prélats, qu’ils s’en revinrent tout confus vers l’empereur. Il leur demanda l’issue de leur conférence; mais, comme ils s’efforçaient de cacher leur honte, Calixte lui dit : « Nous avons été vaincus, seigneur, nous avons été vaincus. La doctrine de cet homme est profonde; il est puissant dans la discussion, sa vertu est incomparable et son âme est intrépide. Non seulement il méprise les menaces, mais il ne craint pas la mort ». Ce rapport fidèle ayant irrité l’empereur, il ordonna qu’Étienne fût conduit en exil dans le Proconèse, qui est une île de l’Hellespont. Il demeura néanmoins encore dix-sept jours dans le monastère de Philippique et passa tout ce temps sans rien manger; avant d’en sortir, il rendit miraculeusement la santé au supérieur de cette maison, qui était à l’extrémité. Lorsqu’il fut au lieu de son bannissement, il y rencontra une caverne que les gens du pays nommaient Cissade, où il y avait une chapelle consacrée à sainte Anne, mère de la glorieuse Vierge. Il en eut une joie extrême, et, ne doutant point que la Providence divine ne lui eût préparé cette demeure, il s’y établit, ne vivant que des racines des herbes qui croissaient à l’entour.
Ses disciples l’y vinrent trouver, excepté Serge, dont nous avons parlé, et un autre, nommé Étienne, qui renonça à sa profession et à son sacerdoce pour se donner au service de l’empereur impie et sacrilège. Sa mère et sa sœur, qu’il avait faites religieuses sur le mont Auxence, y vinrent aussi et y moururent au bout de quelque temps, à sept jours l’une de l’autre. Il avait alors quarante-neuf ans, et, comme s’il n’eût fait que commencer une vie pénitente, il bâtit une colonne sur laquelle il édifia une petite cellule où il se renferma et pratiqua de jour en jour de nouvelles austérités. Dieu le récompensa dès ce monde par la grâce des miracles car il donna la vue à un aveugle-né, il délivra le fils unique d’une grande dame de Cyzique, possédé du démon, et il rendit la santé à une femme d’Héraclée travaillée depuis sept ans d’un flux de sang. Lorsqu’il voyait la mer en tempête, il se mettait en prières pour les passagers, et ils l’ont vu souvent, tantôt soulever le vaisseau, tantôt travailler à la manœuvre, tantôt conduire lui-même le gouvernail : ce qui les préservait du naufrage.
Ces merveilles devaient sans doute confondre ses ennemis et les faire entrer en eux- mêmes; mais il en arriva tout le contraire, et elles furent cause qu’on lui suscita une nouvelle persécution. Car l’empereur ayant su qu’il avait guéri un paralytique en lui faisant révérer les saintes images de notre Seigneur et de la sainte Vierge, il envoya prendre saint Étienne dans le désert où il était exilé, et, l’ayant fait revenir à Constantinople, il le fit renfermer dans l’obscure prison de Phiale, les fers aux mains et les pieds étroitement serrés entre deux morceaux de bois. Quelques jours après, il le fit amener au lieu appelé le Phare, où il le traita avec la dernière indignité. Le Saint, ne perdant rien de sa douceur ordinaire, lui prouva solidement la sainteté du culte des images et lui fit voir, par des arguments invincibles, que le lecteur trouvera dans l’histoire entière de sa vie, que ce culte n’avait rien de l’idolâtrie; et, pour le confondre entièrement, il tira de son capuce une pièce d’or qu’il avait demandée sur le chemin à un homme de piété, et sur laquelle la figure de ce prince était gravée; puis il lui dit, comme Jésus Christ l’avait dit autrefois aux Juifs : « De qui est cette inscription ? » Copronyme, étonné de cette demande, lui répondit fièrement : « De qui serait-elle, sinon de l’empereur ? » – « Et si quelqu’un », ajouta Étienne, « la jetait par terre avec mépris et la foulait aux pieds, lui ferait-on souffrir quelque châtiment ? » – « Oui, sans doute », répliquèrent ceux qui étaient présents, « et ce serait avec beaucoup de justice, puisqu’il aurait traité outrageusement la figure du prince ». L’homme de Dieu jeta sur lui un profond soupir, et, ayant le co»ur pénétré de douleur, il s’écria :
« O aveuglement déplorable ! vous dites qu’il faudrait châtier celui qui aurait foulé aux pieds la figure de l’empereur, qui n’est qu’un homme mortel; et quelle peine ne méritent donc pas ceux qui ont foulé aux pieds et jeté dans le feu les images du Fils de Dieu et de sa très sainte Mère ? »
Et, en achevant ces paroles, il jeta à terre cette pièce d’or et marcha dessus. A l’heure même, on se jeta sur lui pour l’aller précipiter dans la mer; mais l’empereur, dissimulant sa fureur, voulut seulement qu’on le menât dans la prison du prétoire, la corde au cou et les mains liées, afin d’être puni de ce prétendu attentat dans une justice réglée et selon l’ordonnance des lois.
Dès que le Saint vit la prison, il connut par un mouvement de l’Esprit de Dieu qu’il y finirait ses jours. Il y trouva aussi trois cent quarante- deux solitaires d’une éminente vertu, qui y avaient été amenés de divers endroits. On avait coupé le nez à quelques-uns, à d’autres les oreilles, à d’autres les mains, et plusieurs avaient eu les yeux crevés ou arrachés pour avoir défendu de bouche ou par écrit le culte des saintes images. Ils portaient encore les marques de mille autres indignités qu’on leur avait fait souffrir. Le Saint, à la vue de tant de tourments qu’ils avaient endurés, ne pouvait se lasser de relever leur bonheur et de se plaindre lui-même de n’avoir pas encore perdu un seul membre pour une si juste cause. D’autre part, ces solitaires vinrent à lui comme à leur maître, afin de recevoir de sa bouche de salutaires instructions. Il les encouragea à persévérer dans les souffrances et leur enseigna à pratiquer dans la prison même tous les exercices de la vie régulière; de sorte que le prétoire fut bientôt changé en un monastère.
Les geôliers étaient si édifiés de sa conduite, qu’ils le considéraient comme un ange venu du ciel; l’un d’eux l’ayant témoigné à sa femme, celle-ci, qui était fort sage, vint se jeter à ses pieds et le pria d’intercéder pour elle auprès de Dieu, et d’agréer qu’elle le nourrit pendant sa captivité. Il lui refusa d’abord le second point, croyant qu’elle était hérétique iconoclaste; mais il apprit de sa bouche qu’elle honorait les images; elle lui en apporta même trois : l’une de la sainte Vierge tenant l’enfant Jésus entre ses bras, et les deux autres des Apôtres saint Pierre et saint Paul, qu’elle avait gardées dans sa cassette; il consentit alors à recevoir d’elle les aliments qui lui étaient nécessaires. Ce n’était que six onces de pain et un peu d’eau par semaine.
Après neuf mois, le moment de son triomphe et de sa récompense approchant, il voulut passer quarante jours sans aucune nourriture corporelle. Il appela donc sa geôlière, la remercia de sa charité, et lui dit de ne plus rien lui apporter, parce qu’il voulait passer les quarante jours qui lui restaient de vie dans une pénitence continuelle. Il accomplit heureusement son projet, et néanmoins, durant tout ce temps, il ne laissa pas de chanter les louanges de Dieu et de s’occuper de la méditation de ses bontés. Il s’entretenait aussi quelquefois avec les solitaires de la constance des martyrs qui avaient déjà souffert la mort pour la vénération des saintes images; et leurs colloques étaient si saints et si spirituels, que les séculiers même se procuraient à l’envi l’entrée de la prison pour en être témoins. Le trente- huitième jour, il donna de nouvelles bénédictions à sa pieuse nourricière, et lui rendit les trois images qu’elle lui avait prêtées, l’assurant qu’elles la préserveraient de toutes sortes de maux et seraient un gage de son respect et de son amour envers Dieu; puis, jetant un profond soupir, il dit : « J’irai demain dans un autre monde et voir un autre empereur ».
En effet, le lendemain, il se fit ôter son habit, de peur qu’il ne fût déshonoré par les hérétiques impies et sacrilèges; deux misérables frères, pour complaire à Copronyme qui se plaignait de ce que personne ne le défaisait de ce malheureux Étienne, entrèrent avec une troupe de soldats dans la prison et commandèrent au geôlier de le leur mettre entre les mains. Il vint lui-même au-devant d’eux, et, disant comme Jésus Christ aux Juifs, qu’il était celui qu’ils cherchaient, il s’abandonna à leur cruauté. Ils le jetèrent par terre et l’entraînèrent par les rues et les ruisseaux de la ville, l’accablant de coups de pied, de pierres et de bâtons, comme un abominable scélérat qui aurait causé la ruine de toute la République. Lorsqu’il fut devant l’église de Saint-Théodore, qui n’était pas loin du prétoire, il s’appuya de ses deux mains sur la terre, et, levant la tête, il rendit un dernier témoignage de vénération à ce glorieux martyr. Alors Philomace, l’un de ses bourreaux, lui déchargea un grand coup sur la tête, qui lui ôta la vie temporelle, pour le mettre en jouissance du bonheur de l’immortalité. Ce fut le 28 novembre 756.
Son corps fut ensuite traité avec toutes les indignités que l’on aurait pu faire à celui d’un incendiaire et d’un parricide. On continua de le traîner dans la boue; on lui perça le ventre et on en fit sortir les entrailles; on lui brisa le crâne et on en fit jaillir le cerveau. Les femmes et les enfants étaient tellement acharnés contre lui, par complaisance pour l’empereur, que chacun tâchait de le frapper. On voulait même forcer sa sœur, religieuse, en passant devant son monastère, de lui jeter des pierres; mais elle évita cette violence en sa cachant dans l’obscurité d’un sépulcre. Enfin on enterra ce qui en restait, après tant de cruautés, dans la fosse où l’on jetait les païens que l’on avait exécutés publiquement pour leurs crimes. C’était là qu’était auparavant l’église de saint Pélage, martyr; mais l’impie Copronyme, qui avait ôté à tous les bienheureux, soit martyrs, soit confesseurs, le titre de Saints, l’avait fait détruire et en avait souillé le lieu par cet usage profane. Dieu fit aussitôt paraître qu’il voulait être le vengeur d’un massacre si barbare; car celui qui donna au Saint le coup de la mort fut à l’heure même saisi, tourmenté et étranglé par le démon; toute la ville de Constantinople fut couverte d’un nuage si épais, quoiqu’il fît très serein auparavant, que le jour était devenu semblable à la nuit; et, après un horrible tourbillon de vent, il tomba autour du palais une grêle d’une grosseur si excessive que plusieurs pensèrent en être écrasés. Le cerveau du Saint et quelques autres parties de son corps furent recueillis par un saint homme nommé Théodore, qui les porta au monastère de Die, où on les mit sous l’autel de la chapelle de saint Étienne, premier martyr. Les bienheureux Basile, Pierre et André, avec tous les autres saints solitaires prisonniers dont nous avons parlé, endurèrent aussi en même temps la mort pour l’honneur des saintes images.
Les petits bollandistes, Vies des saints de l’Ancien et du Nouveau Testament, par Mgr. Paul Guérin, septième édition, tome treizième, p. 650-657, Bloud et Barral, Libraires, Paris, 1876
Version électronique [pdf] disponible sur le site des Vrais chrétiens orthodoxes
Publiée ici avec l’aimable autorisation de l’archimandrite Cassien
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