Eh bien! nous prenons acte de vos paroles, dites-vous. Pourquoi donc vous plaindre de la persécution, puisque vous voulez être persécutés? Vous devez aimer ceux de qui vous souffrez ce que vous voulez souffrir!
– Sans doute, nous aimons la souffrance, mais comme on aime la guerre, où personne ne s’engage volontiers à cause de ses alarmes et de ses périls. On n’en combat pas moins de toutes ses forces: après avoir accusé la guerre, on se réjouit de la victoire, parce qu’on en sort chargé de gloire et de butin. [pullquote] Eh quoi! il est permis d’endurer pour la patrie, pour l’empire, pour l’amitié, ce qu’il est défendu d’endurer pour Dieu! Vous érigez des statues à ces héros profanes; vous gravez leurs éloges sur le marbre; vous éternisez leur nom sur l’airain; autant qu’il est en vous, vous leur créez après leur mort une existence indestructible! Et le héros chrétien qui attend de Dieu la résurrection véritable, qui souffre pour lui dans cette espérance, le héros chrétien n’est à vos yeux qu’un homme saisi de démence![/pullquote]Notre champ de bataille à nous, ce sont vos tribunaux où l’on nous traîne, et en face desquels nous combattons pour la vérité, au péril de notre tête. Notre victoire, c’est le suffrage de Dieu; notre butin, l’éternité. Nous perdons la vie, il est vrai; mais nous emportons le trophée en mourant. En mourant, nous triomphons, nous échappons à nos ennemis. Insultez à nos douleurs tant qu’il vous plaira! Appelez-nous hommes de poteaux et de sarments, parce que vous nous immolez au pied des poteaux, sous la flamme du sarment. Voilà nos palmes à nous, voilà notre pourpre, voilà notre char de triomphe. Les vaincus ont bien sujet de ne pas nous aimer; aussi nous regardent-ils comme des furieux et des désespérés.
Mais que cette fureur et ce désespoir soient allumés chez vous par une vaine passion de gloire et de réputation, ils se convertissent en étendard d’héroïsme. Scevola brûle volontairement sa main sur un autel: quelle constance! Empédocle se précipite dans le gouffre embrasé de l’Etna: quelle énergie! La fondatrice de Carthage, je ne sais quelle Didon, livre au bûcher son second hymen: ô prodige de chasteté! Régulus, plutôt que de vivre, échangé contre plusieurs ennemis, endure dans son corps mille et mille aiguillons: ô magnanimité romaine, libre et triomphante jusque dans les fers! Anaxarque, pendant qu’on le broie dans un mortier, s’écrie: « Broyez, broyez l’enveloppe d’Anaxarque! car, pour Anaxarque, il ne sent rien: » admirable force d’âme, énergique philosophie qui plaisante jusque dans les angoisses d’une pareille mort! Laissons de côté ceux qui ont cherché la louange publique dans leur propre poignard, ou dans quelque genre de mort plus doux: vous-mêmes, vous couronnez la constance dans les supplices. Une courtisane d’Athènes, après avoir lassé le bourreau, se coupa la langue avec ses dents, et la cracha au visage du tyran qui la torturait, pour qu’il lui fût impossible de révéler les conjurés, quand même, vaincue par la douleur, elle en aurait la volonté. Zenon d’Elée, interrogé par Denys à quoi pouvait servir la philosophie: « A braver la mort, » répondit-il. Déchiré par les fouets du despote, le philosophe scella sa réponse de tout son sang. La flagellation des jeunes Lacédémoniens, irritée encore par la présence et les exhortations de leurs parents, les couvre de gloire à proportion du sang qu’ils répandent.
Voilà une gloire légitime, parce que c’est une gloire humaine! Il n’y a là ni préjugé, ni fanatisme, ni désespoir dans le mépris de la vie et des supplices. Eh quoi! il est permis d’endurer pour la patrie, pour l’empire, pour l’amitié, ce qu’il est défendu d’endurer pour Dieu! Vous érigez des statues à ces héros profanes; vous gravez leurs éloges sur le marbre; vous éternisez leur nom sur l’airain; autant qu’il est en vous, vous leur créez après leur mort une existence indestructible! Et le héros chrétien qui attend de Dieu la résurrection véritable, qui souffre pour lui dans cette espérance, le héros chrétien n’est à vos yeux qu’un homme saisi de démence!
Courage, dignes magistrats! Assurés que vous êtes des applaudissements populaires tant que vous immolerez des Chrétiens à la multitude, condamnez-nous, déchirez nos corps, appliquez-les à la torture, broyez-les sous vos pieds ! Vos barbaries prouvent notre innocence: c’est pourquoi Dieu nous envoie la tribulation. Dernièrement, en condamnant une Chrétienne à être exposée dans un lieu infâme plutôt qu’au lion de l’amphithéâtre, vous avez reconnu que la perte de la chasteté est pour nous le plus grand des supplices, et plus terrible que la mort elle-même.
Mais où aboutissent les raffinements de votre cruauté? Ils sont l’amorce du Christianisme. Plus vous nous moissonnez, plus notre nombre grandit: notre sang est une semence de Chrétiens. La plupart de vos sages ont recommandé le courage dans la douleur et la confiance dans la mort. Cicéron l’a fait dans ses Tusculanes; Sénèque, Pyrrhon, Diogène, Callinicus l’ont fait dans divers traités. Mais l’exemple des Chrétiens est mille fois plus éloquent que les prédications de vos philosophes. Cette invincible fermeté elle-même que vous nous reprochez, qu’est-elle autre chose que la leçon la plus puissante? Qui peut assister à ce spectacle sans éprouver le désir de scruter le mystère qu’il renferme? Le mystère une fois pénétré, ne vient-on pas se joindre à nous? Une fois dans nos rangs, n’aspire-t-on pas à souffrir, pour obtenir en échange la plénitude des grâces divines, pour acheter au prix de son sang le pardon de ses iniquités? car il n’en est point que le martyre n’efface. Aussi, grâces vous soient rendues pour vos sentences de mort! Mais que les jugements de Dieu sont bien loin des jugements des hommes! Tandis que la terre nous condamne, le ciel nous absout.
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