L’AMI DES LIONS
L’abba Polychronius nous racontait encore ceci. Un autre moine habitait dans la même laure de l’abbé Pierre.
Il s’en allait souvent et restait sur les rives du saint Jourdain; et quand il trouvait le repaire des lions, il y dormait. Un jour donc, il trouve deux lionceaux dans la grotte et les amène dans l’église, les cachant dans le manteau qu’il portait; et il dit : «Si nous gardions les préceptes de notre Seigneur Jésus Christ, ces animaux nous craindraient; mais par nos fautes nous sommes devenus des esclaves, et c’est plutôt nous qui les craignons.» Et les frères, grandement édifiés, se retirèrent dans leurs grottes.
LE LION NOURRI PAR LE MOINE
L’abba Alexandre, du monastère de Calamon qui est au saint Jourdain, disait : Un jour que j’étais chez l’abba Paul d’Hellade dans sa grotte, voici que quelqu’un vint et frappa à la porte. Le moine alla lui ouvrir, et apportant du pain et des pois chiches, il le mit devant lui, et l’autre mangea. Je pensais que c’était un pèlerin, et regardant par la fenêtre, je vois que c’était un lion. Je dis au moine : «Pourquoi, bon moine, lui as-tu donné à manger ? Donne-m’en la raison.» Il me répond : «Je lui ai enjoint de ne faire de mal ni aux hommes ni aux bêtes, et je lui ai dit : Viens chaque jour, et je te donnerai ta nourriture. Et voici déjà sept mois qu’il vient deux fois par jour, et je lui donne sa nourriture.» Je revins à lui quelques jours après, voulant lui acheter des bouteilles. Je lui dis : «Qu’en est-il, bon moine ? Comment va le lion ?» Il me répondit : «Mal.» Je demandai : «Pourquoi ?» Il me dit : «Hier il est venu ici, pour que je lui donne à manger, et je vois tout son menton taché de sang; et je lui dis : «Tu m’as désobéi, et tu as mangé de la chair. Par le Dieu béni, je ne te donnerai plus la nourriture des pères, mangeur de chair. Va-t-en d’ici.» Mais lui ne voulait pas s’en aller. Alors prenant une corde et la mettant en triple, je lui en donnai trois coups, et il s’en alla.»
L’ABBÉ PAUL ET L’ENFANT ÉCRASÉ
Les pères de ce même monastère nous racontèrent encore à propos d’un autre moine qu’il y en avait un là nommé l’abba Paul, Romain d’origine, qui était mort peu de temps auparavant. Un jour il s’en alla avec les mulets. Dans l’hôtellerie se trouvait un petit enfant, et sous l’action du diable le mulet écrasa l’enfant et le tua, à l’insu de l’abba Paul. Celui-ci donc affligé de cette affaire, se retira dans la solitude et partit pour Arona; là il devint anachorète, ne cessant de pleurer la mort de cet enfant et disant : «C’est moi qui ai causé la mort de cet enfant et j’aurai à être jugé comme meurtrier au jugement.» Il y avait près de là un lion, et chaque jour l’abbé Paul allait au repaire du lion, l’excitant et l’irritant afin qu’il bondisse et le dévore; mais le lion ne lui faisait aucun mal. Alors voyant qu’il n’aboutissait à rien, il se dit en lui-même: «Je m’endormirai sur la route que suit le lion, et quand il viendra en allant boire au fleuve, il me mangera.» Comme donc il était à terre, voici que, peu après, le lion, comme s’il avait été un homme, sauta par-dessus le moine tout tranquillement, et il ne le toucha même pas. Alors le moine fut persuadé que Dieu lui avait pardonné sa faute. Et revenant en son monastère, il vécut en servant et édifiant tous les autres jusqu’au jour où il se reposa en Dieu.
LE LION ET L’EULOGIE
Quelques-uns des pères du Sinaï nous racontèrent touchant l’abbé Serge, l’anachorète, que lorsqu’il demeurait au Sinaï, l’économe l’avait chargé des mulets. Un jour donc qu’il était en route, voici qu’un lion se trouvait couché sur le chemin. Les mulets et les muletiers voyant le lion furent pris de peur et s’éloignèrent. Alors l’abbé Serge, tirant de son sac une eulogie, s’approcha du lion et lui dit : «Prends cette eulogie des pères et va-t-en du chemin, pour que nous passions.» Et le lion ayant pris l’eulogie s’éloigna.
VIE ET MORT DE L’ABBA PŒMEN
L’abba Agathonique, higoumène du monastère de Castellium de notre saint Père Sabas, disait : Un jour je descendis à Rouban pour aller voir l’abba Pœmen, brouteur. L’ayant trouvé, je lui dis mes pensées; et comme il était tard, il m’envoya dans une grotte. C’était l’hiver, et cette nuit-là il fit grand froid, et je frissonnai beaucoup. En venant à moi le matin, le moine me dit : «Qu’as-tu, mon fils ?» Je répondis : «Pardonne-moi, Père, j’ai passé une nuit pénible à cause du froid.» Il me dit : «Vraiment, mon fils ? Moi, je n’ai pas eu froid.» Je fus étonné d’entendre cela; car il n’était pas couvert. Et je lui dis : «Fais-moi le plaisir de me dire, comment n’as-tu pas eu froid ?» Il répondit : «Un lion est venu; il ·a dormi à côté de moi et il m’a réchauffé. Cependant je te le dis, mon frère, je serai dévoré par les bêtes.» Je lui demandai : «Pourquoi ?» Il me dit : «Parce que quand j’étais dans notre pays (ils étaient tous les deux Galates), je gardais les moutons; j’ai méprisé un étranger qui passait, et mes chiens l’ont dévoré. Je pouvais le sauver et je ne l’ai pas fait, mais je l’ai laissé et les chiens l’ont tué. Je sais que moi aussi je dois mourir de cette manière.» Et trois ans après, le moine fut dévoré par les bêtes, comme il l’avait dit.
L’ETROIT SENTIER
Le même prêtre Denys nous disait encore ceci à propos du même anachorète. Un jour le moine se promenait à l’intérieur du domaine de Socho où était sa grotte; et tandis qu’il marchait, il vit un énorme lion qui venait en face et qui était tout près. Il marchait sur un chemin très étroit situé entre deux haies, comme les cultivateurs ont accoutumé d’en entourer leurs champs, en y mettant des buissons d’épines; et le chemin était si étroit, en raison des épines, qu’il permettait tout juste à une personne ne portant rien d’y passer à pied, et qu’il ne laissait pas aisément avancer celui qui y marchait. Lorsque tous deux, le moine et le lion, furent près l’un de l’autre, ni le moine ne revint sur ses pas pour donner passage au lion, ni le lion, en raison de l’étroitesse du chemin, ne pouvait revenir en arrière; et il était impossible à tous deux de passer ensemble. Le lion voyant donc le serviteur de Dieu qui entendait passer et ne voulait pas revenir sur ses pas, se leva sur ses pattes de derrière, et s’étant dressé, il se coucha sur la haie à la gauche du moine, et par son poids et sa force physique ayant fait une petite place libre, il permit au juste de passer sans difficulté; et ainsi le moine passa en frôlant le derrière du lion. Alors, quand il fut passé, le lion se releva de dessus la haie et put continuer son chemin. Un frère alla voir l’abba Jean et ne trouva rien dans sa cellule. Il lui dit : «Père, comment peux-tu habiter ici, sans avoir ce qui t’est nécessaire ?» Le moine répondit : «Mon fils, cette grotte est une vraie palestre : donne des coups, et reçois-en.»
LE LION DE L’ABBA GÉRASIME
A un mille environ du fleuve du saint Jourdain est la laure du saint abbé Gérasime. Dans cette laure, quand nous y allâmes, les pères qui s’y trouvaient nous racontèrent au sujet de ce saint qu’il se promenait un jour le long du saint Jourdain.
Un lion se présenta devant lui, hurlant terriblement parce qu’il avait mal à la patte était enfoncée; la patte était enflée et remplie de pus. Lorsque le lion vit le moine, il vint à lui et lui montra sa patte blessée par la pointe du roseau; il avait l’air de pleurer et de lui demander de le guérir. Le moine le voyant dans un tel besoin s’assit, prit sa patte, et débridant la plaie fit sortir le roseau avec beaucoup de pus; puis ayant bien nettoyé la blessure et entouré la patte avec un linge, il le congédia. Mais le lion guéri ne quitta pas ainsi le moine; comme un disciple bien né, il l’accompagnait partout où il allait; en sorte que le moine admirait une telle amabilité de la part de l’animal. Et dès lors le moine le nourrissait en lui jetant du pain et des légumes bouillis. La laure avait un âne pour porter l’eau destinée aux besoins des moines. Car ils boivent l’eau qui vient du saint Jourdain, et le fleuve est distant d’un mille de la laure.
Les pères avaient donc pris l’habitude de confier l’âne au lion, pour qu’il le fit paître sur le bord du saint Jourdain. Un jour, l’âne qui paissait sous la garde du lion, s’éloigna de lui à une distance un peu grande; et voici que des chameliers venant d’Arabie et trouvant l’âne le prirent et s’en allèrent chez eux. Le lion ayant perdu l’âne revint à la laure tout triste et la tête basse vers l’abbé Gérasime. L’abbé crut que le lion avait mangé l’âne. Il lui dit : «Où est l’âne ?» L’autre, tout comme un homme, restait silencieux et penchait la tête. Le moine lui dit : «Tu l’as mangé ? Par le Dieu béni, ce que l’âne faisait, c’est toi qui le feras désormais.» Et depuis lors, quand le moine le lui commandait, le lion portait le bât avec ses quatre vases d’eau.
Un jour, un soldat vint pour demander quelque chose au moine. Voyant le lion qui portait l’eau et en apprenant la raison, il en eut pitié. Il tira trois pièces d’argent qu’il donna aux moines afin d’acheter un âne pour le service de l’eau et de libérer le lion de cet office. Quelque temps après que le lion avait été ainsi libéré, le chamelier qui avait pris l’âne revint dans la ville sainte vendre du blé. Il avait l’âne avec lui, et avant traversé le Jourdain, il se trouva par hasard en face du lion. Celui-ci reconnaissant l’âne fonça sur lui, et de la gueule lui mordant le garrot, comme il en avait l’habitude, il l’entraîna, et avec lui les trois chameaux. A la fois heureux et rugissant d’avoir retrouvé l’âne qu’il avait perdu, il s’approcha du moine. Ce dernier avait cru que le lion avait mangé l’âne : il reconnut alors que le lion avait été accusé faussement. Il appela le lion Jourdain.
L’animal vécut donc dans la laure avec le moine, dont il fut inséparable durant cinq ans. Quand l’abbé Gérasime s’en alla vers le Seigneur et fut enterré par les pères, le lion, par une disposition de Dieu, ne se trouvait pas à la laure. Il y vint quelque temps après et chercha le moine. Le disciple du moine et l’abbé Sabbatios, en le voyant, lui dirent : «Jourdain, notre moine nous a laissés orphelins et s’en est allé vers le Seigneur; mais viens ici et mange.» Mais le lion ne voulait pas manger; il ne cessait de tourner les yeux çà et là pour voir son moine, poussant de grands rugissements et ne pouvant pas supporter son départ. L’abbé Sabbatios et les autres pères le voyant ainsi lui caressaient l’échine et lui disaient : «Le moine est parti vers le Seigneur et il nous a quittés.» Et en disant cela ils ne parvenaient pas à faire cesser ses cris et ses lamentations. Mais plus ils croyaient l’apaiser par leur paroles et le consoler, plus il continuait à rugir, plus il criait fort et se plaignait, montrant par sa voix, par son air et ses yeux, le chagrin qu’il éprouvait à ne plus voir le moine. Alors l’abbé Sabbatios lui dit: «Viens avec moi, puisque tu ne nous crois pas, et je vais te montrer où repose notre moine.» Et le prenant avec lui, il l’emmena à l’endroit où on l’avait enterré. C’était à un demi mille de l’église. L’abbé Sabbatios Se tenant sur la tombe de l’abba Gérasime dit au lion: «Voilà où est notre moine.» Et l’abbé Sabbatios se mit A genoux. Quand Il le vit ainsi prosterné, le lion, frappant violemment la tête contre terre et rugissant mourut aussitôt sur la tombe du moine. Tout cela se fit non pas qu’il faille attribuer au lion une âme raisonnable, mais parce que Dieu voulait glorifier ceux qui le glorifient, non seulement durant leur vie, mais encore après leur mort, et montrer comment les bêles étaient soumises à Adam avant qu’il eût transgressé son commandement et qu’il eût été chassé du paradis de délices.
Jean Moschus, Le pré spirituel, introduction et traduction de M.-M. Rouët de Journel, S. J., les éditions du Cerf, Paris, 1946
Document également disponible en format numérique sur le site de la Foi orthodoxe et sur le site des Vrais chrétiens orthodoxes francophones
Saint Jean Moschus
Né à Damas (ou en Isaurie) vers le milieu du VIe siècle (entre 540 et 550), Jean Moschus, surnommé le «Tempérant » (Eukratas) embrassa très tôt la vie monastique, probablement au monastère de Saint-Théodose, proche de Jérusalem, en compagnie de Sophrone, futur patriarche de Jérusalem et compagnon de presque toute sa vie. Il se retire ensuite à la laure de Pharan, dans le désert de Juda. Il y demeure une dizaine d’années avant d’entreprendre, toujours avec Sophrone, une série de grands voyages pour visiter de nombreux monastères et y recueillir les souvenirs des saints moines qui y vivaient. Quittant la Palestine pour l’Égypte, il parcourt les couvents de Thébaïde jusqu’à la Grande Oasis, avant de séjourner dix ans encore au Sinaï, puis de regagner Jérusalem et la Palestine. Il la quitte définitivement en 602, après l’assassinat de l’empereur Maurice par Phocas, gagne la Phénicie et les monastères de Syrie et de Cilicie, puis s’embarque pour Alexandrie où il séjourne encore une dizaine d’années, en combattant avec Sophrone l’hérésie monophysite. Devant la menace d’une invasion perse en Égypte, il décide de partir pour Rome et, en cours de route, visite les monastères de Chypre et de Samos. Arrivé à Rome, il rédige Le Pré spirituel, dédié à Sophrone, qui se chargera de l’éditer après sa mort survenue à une date incertaine (619? 634?). Selon ses dernières volontés, son corps sera ramené en Palestine par les soins de Sophrone pour être enseveli dans le monastère de Saint-Théodose.
Cf. C. Mondésert – J.-N. Guinot, Lire les pères de l’Église, dans la collection « Sources chrétiennes », Cerf, Paris 2012, p.132-133.
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