Littérature, Orthodoxie, Russie

Conversations avec un vieil ami de Dieu

14 septembre 2020

Échanges entre l’adolescent (Arkadi Makarovitch Dolgorouki) et Macaire Ivanovitch Dolgorouki sur la beauté, le mystère de la vie et Dieu.


 

Ah ! comme c’est déplaisant, un vieillard malade, soupira-t-il. Je ne sais pas à quoi est accrochée mon âme, mais elle tient toujours, et toujours heureuse d’être au monde, et il semble que, si je devais recommencer ma vie, elle n’en aurait pas peur, bien que peut-être une telle idée soit un péché.
– Pourquoi un péché ?
– Arriver à la mort avec révolte ou mécontentement c’est un grand péché. Et si l’on quitte la vie avec un cœur bien gai, alors je pense que Dieu pardonne, même à un vieillard. Savoir ce qui est péché est chose difficile. Il y a là un mystère qui passe l’esprit humain, et le vieillard doit être content à chaque moment, et mourir en pleine connaissance de son esprit, heureux de ses jours, et réjoui d’accomplir son mystère.
– Vous dites « le mystère » ; que signifie « accomplir son mystère », demandai-je en jetant un regard vers la porte.
J’étais content d’être seul avec lui, et qu’autour régnât un silence absolu. Le soleil brillait dans les vitres avant de se coucher. Le vieillard s’exprimait un peu pompeusement, mais très sincèrement et avec quelque surexcitation, comme s’il s’était senti heureux de mon arrivée, mais je remarquai en lui, un état fébrile, très fébrile même. J’étais malade aussi, fébrile aussi, depuis que je me trouvais près de lui.
– Que signifie le mystère ? Tout est le mystère, mon ami : en tout est le mystère de Dieu. En chaque arbre, en chaque herbe. Le petit oiseau chante, ou les étoiles brillent au ciel dans la nuit, tout cela, c’est le même mystère. Et le plus grand mystère est dans ce qui attend l’homme en l’autre monde. Voilà, mon ami !
– Je ne saisis pas dans quel sens vous l’entendez… je ne dis pas cela pour vous désobliger, et soyez sûr que je crois en Dieu, mais tous ces mystères sont depuis longtemps élucidés par l’esprit, et ce qui ne l’est pas encore le sera sûrement, peut-être dans le plus bref délai. Le botaniste sait très bien comment grandit l’arbre ; le physiologiste et l’anatomiste savent même pourquoi chante l’oiseau, ou bientôt le sauront. Et quant aux astres, non seulement on les dénombre, mais chacun de leurs mouvements est calculé avec une précision telle qu’on peut prédire mille ans à l’avance l’apparition d’une comète. Maintenant on connaît même la constitution des étoiles les plus lointaines. Prenez un microscope, c’est un verre pur qui grossit les objets des milliers de fois, et regardez une goutte d’eau : on y distingue de nouveaux êtres vivants. Pourtant c’était aussi un mystère ; eh bien, on l’a percé.
– J’ai souvent entendu les hommes parler de cela, mon ami. Que dire ? c’est une grande chose ; tout nous est transmis par la volonté de Dieu. Ce n’est pas en vain que Dieu nous a soufflé la vie : vis et connais.
– C’est un lien commun… Cependant vous n’êtes pas un ennemi de la science, un clérical ? C’est-à-dire… je ne sais pas si vous comprendrez…
– Non, mon ami, depuis l’enfance j’ai respecté la science ; bien que je ne sois pas savant, je ne me révolte pas contre elle. Il vaut peut-être mieux que chacun ait sa spécialité. Parce que, mon ami, la science n’est pas toujours un avantage. On se laisse aller à vouloir étonner le monde, et moi, si j’étais savant, je le voudrais plus que tous. Ignorant, comment m’enorgueillir ? Quant à ce verre, que tu appelles microscope, il n’y a pas si longtemps que je l’ai vu.
Il soupira. Assurément mon arrivée lui faisait plaisir. Il avait un grand besoin de causer, un besoin presque maladif. En outre, je ne me tromperai pas en affirmant qu’il me regardait parfois avec une affection extraordinaire ; il posait sa main avec tendresse sur la mienne, me touchait l’épaule. Et, par moments, il faut l’avouer, il m’oubliait tout à fait, comme s’il avait été seul, et, bien qu’il parlât avec chaleur, on eût dit qu’il parlait pour lui-même.

– Il y a, mon ami, continua-t-il, dans le couvent Guénadiéva-Poustine, un homme de haute intelligence. Il est d’origine noble, très riche, et a le grade de lieutenant-colonel. Voilà dix ans qu’il a fui le siècle pour cet asile, où il repose son esprit des tracas du monde. Il observe tous les règlements du couvent, mais il ne veut pas prendre le froc. Il possède tant de livres, mon ami, que je n’en ai vu autant chez personne. Il m’a dit lui-même en avoir pour huit mille roubles. On l’appelle Pierre Valérianovitch. Il m’a enseigné beaucoup de choses en divers temps, et j’aimais beaucoup l’écouter. Et, une fois, je lui ai dit : « Comment, monsieur, avec votre grand esprit, et vivant déjà depuis dix ans dans l’obéissance à la règle et l’abnégation de votre volonté, pourquoi ne prenez-vous pas le froc pour vous rendre plus parfait encore ? » Et il me répondit : « Vieillard que parles-tu de mon esprit ? Peut-être est-ce mon esprit qui m’a capté déjà, et non moi qui l’ai dompté. Et que discutes-tu de mon obéissance ? Peut-être y a-t-il longtemps déjà que j’ai perdu la mesure. Et que dis-tu de l’abnégation de ma volonté ? Vois-tu, je consentirais à abandonner sur-le-champ ma fortune, je vendrais immédiatement mes titres et mes ordres, mais voilà déjà dix ans que je m’efforce en vain de me déshabituer de la pipe, et je n’y puis parvenir ». Et je m’étonnais alors de son humilité. Eh bien, voilà, l’été passé, le jour de la saint-Pierre, je me trouvais de nouveau dans ce couvent, et je vois dans sa cellule ce même objet, le microscope. Ah ! il l’avait fait venir de l’étranger pour beaucoup d’argent. « Attends, dit-il, vieillard, je te montrerai une chose étonnante que tu n’as encore jamais vue. Tu vois cette goutte d’eau, pure comme une larme ? Eh bien ! regarde ce qu’elle renferme et tu verras que les mécaniciens, bientôt, découvriront tous les secrets de Dieu, sans en laisser un seul. » Or, moi, j’avais regardé dans un microscope, trente-cinq ans auparavant, chez Alexandre Vladimirovitch Malgassov, notre maître, oncle d’André Pétrovitch dans la ligne maternelle ; de son domaine, André Pétrovitch a hérité jadis. C’était un grand seigneur, un général très important, et il possédait une meute nombreuse, et pendant de longues années, je fus veneur chez lui. Voilà, il avait acheté aussi ce même microscope et avait ordonné à tous les domestiques de s’approcher à tour de rôle et de regarder dedans, et il leur a montré ainsi une puce, un pou, une pointe d’aiguille, un cheveu, une goutte d’eau. Ah ! c’en fut une réjouissance ! On avait peur de s’approcher et on avait peur aussi de mécontenter le maître si on ne s’approchait pas : car il était très emporté. Mais je n’ai pas raconté à Pierre Valérianovitch qu’ainsi plus de trente-cinq ans auparavant j’avais vu le même miracle, parce que je crois qu’il avait du plaisir à me montrer cela. Au contraire, je m’étonnai et fis semblant d’avoir peur. Au bout d’un instant il me demanda : « Eh bien, vieux, que diras-tu maintenant ? » Et moi, je le saluai et lui dis : « Dieu dit : Que la lumière soit, et la lumière fut. » Et lui, il me répond : « Et peut-être ce sont les ténèbres… » Et il dit cela si étrangement, sans sourire. Je m’étonnai alors en le regardant, et lui, comme fâché, se taisait.

– Tout simplement, votre Pierre Valérianovitch fait le bigot dans le couvent et ne croit pas en Dieu, et vous êtes tombé dans un de ses moments de franchise. Voilà tout, dis-je. Et en outre, c’est un homme assez drôle : assurément il avait regardé dans le microscope dix fois avant. Pourquoi est-il devenu comme fou la onzième ? Effet d’une sensibilité nerveuse acquise au couvent.
– C’est un homme pur et de grand esprit, prononça le vieillard avec importance, et il n’est pas athée. En lui il y a une masse d’esprit, mais le cœur n’est pas tranquille. Il y a beaucoup d’hommes pareils, maintenant, et voilà ce que je te dirai encore : on se punit soi-même… Tu pries avant de dormir ?
– Non, je considère cela comme une coutume un peu sotte. Je dois vous avouer cependant que votre Pierre Valérianovitch me plaît : ce n’est pas un chiffon, mais un homme un peu semblable à quelqu’un que nous connaissons bien tous deux.
Le vieux ne fit attention qu’à la première partie de ma réponse.
– Tu as tort, mon ami, de ne pas prier : – c’est très bon et très gai pour le cœur, à l’aube, et au crépuscule du soir, et la nuit quand tu t’éveilles. Écoute. Pendant l’été au mois de juillet, nous nous hâtions vers le couvent de la Nativité pour une fête. À mesure que nous en approchions, la foule augmentait, enfin nous nous sommes trouvés plus de deux cents qui tous allions baiser les saintes reliques des deux martyrs Joanice et Grégoire. Nous nous étions couchés dans les champs et je me suis éveillé de bonne heure. Tous dormaient, et le soleil n’éclairait pas encore la forêt. Je jetais les yeux de tous les côtés et je soupirais. Partout la beauté inexprimable. Tout est calme, l’air est léger. L’herbe pousse, pousse, petite herbe de Dieu ! L’oiseau chante. Chante, petit oiseau de Dieu ! Un enfant aux bras d’une femme a lancé un cri. Dieu soit avec toi, petit enfant ; grandis pour le bonheur ! Et, pour la première fois de ma vie, je compris la beauté. Je m’endormis de nouveau, et si bien, si facilement. C’est beau le monde, mon ami ! Si je me porte mieux, j’y retournerai au printemps. Et que ce soit un mystère, tant mieux. C’est terrible pour le cœur et admirable, et cette peur concourt à la gaîté du cœur. « Tout est en toi, mon Dieu, et moi-même je suis en toi ; reçois-moi !… » Ne te révolte pas, jeune homme : c’est d’autant plus beau que c’est un mystère, ajouta-t-il avec attendrissement.
— « C’est d’autant plus beau que c’est un mystère… » Je me rappellerai ces paroles. Vous ne vous exprimez pas avec précision, mais je comprends… Vous savez et comprenez beaucoup plus que vous ne pouvez exprimer…
– Sais-tu, mon cher enfant, reprit-il, comme poursuivant son récit, sais-tu que la mémoire qu’on conserve d’un homme est limitée ? Elle est limitée à cent ans. Tous ceux qui l’ont vu vivant, sont morts. Sa tombe, au cimetière, est couverte d’herbes, de pierres, et ses descendants mêmes ont oublié jusqu’à son nom : car peu restent dans la mémoire des hommes… Eh bien, soit ! qu’ils m’oublient, les chéris, moi je les aimerai par delà le tombeau. J’entends, petits enfants, vos voix gaies, j’entends vos pas sur la tombe paternelle. Vivez tant que vous voyez le soleil, et cependant je prierai Dieu pour vous, et je paraîtrai dans vos rêves. … L’amour subsiste après la mort !…


 


 

– Ces savants professeurs (probablement venait-on de parler des professeurs), tout d’abord je les craignais beaucoup, dit Macaire Ivanovitch. Je n’osais rien devant eux, parce que je redoutais un athée plus que tout : je pense que je n’ai qu’une âme, et que, si je la perds, je n’en trouverai pas de rechange. Mais ensuite je m’encourageai : « Après tout, me dis-je, ce ne sont pas des dieux, mais des hommes comme nous. » Et une grande curiosité me vint : « Je saurai ce que c’est que l’athéisme. » Seulement, mon ami, depuis, cette curiosité même a passé.
Il se tut : la naïveté se fie à tous et à chacun sans soupçonner l’ironie. De tels hommes sont toujours bernés, étant prêts à tirer de leur cœur, devant le premier venu, ce qu’il renferme de précieux. Mais chez Macaire Ivanovitch, la naïveté n’était pas seule en cause. Il y avait de l’apôtre en lui. Je saisis au passage une moquerie fine, adressée par lui au docteur, peut-être même à Versilov. […]

L’athée-homme, continua le vieillard d’un air concentré, peut-être bien que je le redoute encore. Seulement voilà, mon cher Alexandre Semenovitch, cet athée-là, je ne l’ai jamais rencontré, pas une seule fois, et à sa place, j’ai rencontré l’athée brouillon, voilà comment il faut l’appeler. Ce sont des gens de toute espèce ; on ne peut pas même bien voir lesquels ; des grands et des petits, des sots et des savants, et même des gens du peuple, et tous des brouillons. Ils passent toute leur vie à lire et à raisonner, ils sont saturés du charme des livres, mais eux ils restent toujours dans le doute, sans rien pouvoir décider. Il y en a qui sont tout éparpillés, qui ne se remarquent plus eux-mêmes ; d’autres sont plus endurcis que pierre, et leur cœur est parcouru de rêves ; d’autres sont insensibles et légers, pourvu qu’ils lâchent leurs plaisanteries. D’autres n’ont pris dans leurs livres que la fleur, et encore à leur idée à eux ; mais ils sont toujours brouillons et sans décision. Voici ce que je vous dirai encore : il y a là beaucoup d’ennui. Le petit homme est dans le besoin, pas de pain, rien à donner aux enfants, il dort sur la paille piquante, mais il a toujours le cœur gai et léger ; il fait des péchés et dit des grossièretés, mais le cœur reste léger. Le grand homme se gave de boisson et de nourriture, il est assis sur son tas d’or, , mais son cœur est toujours plein d’ennui. Il en est qui ont traversé toutes les sciences, et l’ennui est toujours là. Je crois bien que, plus on a d’esprit, et plus on a d’ennui. Prenez seulement une chose : on enseigne depuis que le monde est monde, eh bien ! qu’est-ce qu’on a appris de bon, pour que le monde soit une demeure belle et gaie, au possible et débordante de toutes les joies ? Et je vous dirais encore : ils n’ont pas de beauté, ils n’en veulent même pas ; ce sont tous des morts, seulement chacun vante sa mort et ne songe pas à se tourner vers l’unique Vérité ; vivre sans Dieu n’est que tourment. Il arrive ainsi que nous maudissons ce qui nous éclaire, et cela sans même le savoir. Et quel bon sens y a-t-il ? L’homme ne peut pas vivre sans s’agenouiller ; il ne se supporterait pas, aucun homme n’en serait capable. S’il rejette Dieu, il s’agenouille devant une idole, de bois, ou d’or, ou imaginaire. Ce sont tous des idolâtres, et non des athées, voilà comment il faut les appeler. Et comment ne pas être athée ? Il y en a qui sont véritablement athées, seulement ceux-là sont beaucoup plus terribles que les autres, parce qu’ils se présentent avec le nom de Dieu à la bouche. J’en ai entendu parler bien des fois, mais je n’en ai jamais rencontré. Mais ils existent, mon ami, et je crois qu’ils doivent exister.

 


 

 


Je goûtais surtout en lui certaines vues très originales sur les événements de la vie courante.

Une fois, il racontait, par exemple, l’aventure d’un soldat en retraite dont il s’était trouvé presque témoin.
Le soldat, ses années de service achevées, rentra au pays : or il lui était désormais insupportable de vivre parmi les moujiks, et lui-même déplaisait aux moujiks. Le bonhomme perdit la tête de plus en plus, se mit à boire, et dévalisa quelqu’un. Malgré le manque de preuves décisives, on l’arrête, on le traîne devant le tribunal. L’avocat, grâce à l’incertitude de la culpabilité, est sur le point d’enlever son acquittement. Quand tout à coup l’ancien soldat se lève et interrompt l’orateur : « Non, attends, cesse de parler. » Et il raconte tout « jusqu’à la dernière miette » et se repent devant tous avec larmes. Les jurés, se retirent pour délibérer, puis ils reviennent ; ils prononcent : « Non coupable. » Et l’auditoire de se réjouir. Seul le soldat n’a pas bougé. Il ne comprend rien, il ne comprend pas davantage ce que le président lui dit en le remettant en liberté. Le soldat part enfin et toujours sans rien comprendre à ce qui lui arrive. Il devient pensif, taciturne, ne boit plus, ne mange plus, ne cause avec personne, et le cinquième jour se pend. « Voilà ce qu’il en coûte de vivre avec ses péchés sur l’âme ! » conclut Macaire Ivanovitch.

Cette aventure sans doute est banale et les journaux doivent en relater une foule de pareilles ; mais ce qui me saisit, c’est le ton et, plus que tout, certaines paroles exprimant une façon toute nouvelle de voir les choses. En expliquant, par exemple, comment le soldat revenu aux champs déplaisait aux moujiks, Macaire Ivanovitch disait : « Un soldat, on sait ce que c’est ; — un soldat, c’est un paysan dépravé ». Parlant ensuite de l’avocat qui avait enlevé l’acquittement, il s’exprimait ainsi : « Et l’avocat, on sait ce que c’est, — la conscience de louage». — Ces deux expressions, il les a employées en passant et cependant, elles formulent une conception arrêtée sur ces deux sujets, et, pour ne pas représenter l’opinion de tout le monde, elles ne correspondent que mieux à celle de Macaire Ivanovitch.

– Et comment, Macaire Ivanovitch, considérez-vous le péché de suicide ? lui demandai-je.
– Le suicide, c’est le plus grand péché humain, répondit-il en soupirant. Mais le juge ici, c’est Dieu seul : lui seul connaît tout, chaque limite et chaque mesure. Nous, il nous faut absolument prier pour un tel pécheur. Chaque fois que tu entendras parler d’un péché pareil, avant de dormir prie de toute ta tendresse pour le pécheur.
– Une prière lui viendra-t-elle en aide, s’il est déjà condamné ?
– Qu’en sais-tu ? Plusieurs ne le croient pas, et il ne faut pas que tu les écoutes : ils ne savent eux-mêmes où ils marchent. C’est pourquoi, quand tu prieras avant de dormir, à la fin ajoute : “Pardonne, Jésus, à tous ceux pour qui personne ne prie.” Une telle prière est agréable et efficace. Il faut aussi prier pour tous les pécheurs qui vivent encore. “Seigneur Dieu, sauve tous les impertinents !” C’est encore une bonne prière.
Je lui promis de prier, — pour lui faire plaisir. Et, en effet, la joie éclaira son visage. Mais je me hâte d’ajouter qu’en pareil cas, il ne le prenait jamais de haut avec moi : il évitait ce ton morigénant et cet étalage d’expérience qui rend les vieillards insupportables à la jeunesse. Il se rendait compte que, s’il avait sur moi la supériorité, contestable, de l’âge, j’avais sur lui celle de la culture.
Par exemple, il parlait très volontiers de la vie du solitaire et il la prisait bien plus haut que celle du pèlerin. Je le contredisais avec chaleur, insistant sur l’égoïsme de ces hommes qui, au bénéfice de leur salut personnel, abandonnent le monde, le frustrant ainsi de leur concours. Tout d’abord il ne comprit pas. Alors je lui développai le tableau complet de l’activité utile d’un savant, d’un médecin, en général de tout serviteur de l’humanité, et le menai ainsi jusqu’à l’enthousiasme, de sorte que lui-même m’interrompait à tout moment pour m’approuver.
– Oui, c’est cela, mon ami ! que Dieu te bénisse, tu penses la vérité !
Mais quand j’eus terminé, il ne souscrivit pas entièrement à ma conclusion :
– C’est cela, soupira-t-il profondément ; mais en est-il beaucoup qui persévèrent dans leur souci du bonheur des autres. L’argent, s’il n’est pas un dieu tout à fait, est un demi-dieu. Et les femmes… Et puis, dans la solitude, l’homme se fortifie pour les œuvres de sainteté. Oui, mon ami ! Mais dans le monde que se passe-t-il ?
Et il s’écria avec un sentiment extraordinaire :

– N’est-ce pas seulement un rêve ? Prends du sable et sème-le sur des cailloux ; quand ce sable jaune lèvera sur tes cailloux, alors ton rêve se réalisera dans le monde, voilà comment on parle chez nous. Mais chez le Christ : “Va et distribue ta richesse et fais-toi le serviteur de tous.” Et tu seras plus riche qu’avant, une infinité de fois ; car ce n’est pas la nourriture seulement, ni les habits précieux, ni l’orgueil et l’envie qui donnent le bonheur, mais l’amour infiniment multiplié. Ce n’est pas une petite richesse, ni cent mille, ni un million, mais l’univers entier que tu gagneras ! Maintenant, nous amassons sans nous rassasier et nous dissipons follement : mais alors il n’y aura ni orphelins, ni pauvres, car tous sont à moi, tous sont mes parents, je les ai tous acquis, tous achetés jusqu’au dernier ! Aujourd’hui, il n’est pas rare que même le riche et le grand soient indifférents au nombre de leurs jours, et ne sachent pas eux-mêmes quelle distraction inventer ; mais alors tes jours et tes heures seront multipliés mille fois, car tu ne voudras plus perdre une seule petite minute et de chacune tu prendras conscience dans la joie de ton cœur. Alors, tu acquerras la sagesse non point par les livres seulement, car tu seras avec Dieu lui-même face à face ; et la terre resplendira plus que le soleil, et il n’y aura ni chagrin, ni soupir, mais seulement un unique paradis, sans prix…

 


 

F. M. Dostoïevski, Un Adolescent, roman traduit du russe par J. W. Bienstock et F. Fénéon, Éditions de la Revue blanche, Paris, 1923
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