Lorsque Dioclétien et Maximien, ces ennemis acharnés du véritable roi, tenaient les rênes de l’empire, ils envoyèrent dans l’univers entier des édits par lesquels il était enjoint de pratiquer leur religion impie, et de mettre à mort ceux qui refuseraient d’obtempérer, en ne renonçant pas à la foi de Jésus Christ.
Dès lors, que n’eurent pas à souffrir ceux qui aimaient le Seigneur ? Les prisons n’étaient plus assez spacieuses pour contenir la multitude de ceux qu’on y amenait journellement : des maisons qui naguère regorgeaient d’habitants, étaient alors désertes, tandis que les lieux déserts se transformaient soudainement en cités, vu la multitude de ceux qui y cherchaient un refuge. Les amis de la vérité étaient livrés aux supplices, comme d’insignes malfaiteurs : on pillait leurs biens. Les lois mêmes de la nature étaient foulées aux pieds : on voyait le père livrer son fils à la mort, le fils dénoncer soit père pour le faire condamner. De profondes ténèbres semblaient envelopper tous les esprits ; car si, d’une part, les fidèles étaient partout traqués ou mis en fuite, de l’autre, les prôneurs et les adeptes de l’impiété troquaient en tout lieu applaudissements et assurance : l’air même était empesté de sang humain, et les plus robustes poitrines étaient suffoquées par l’odeur nauséabonde qui s’exhalait des sacrifices.
A cette époque vivait en Égypte, sa patrie, Menas, homme admirable et doué d’une vertu éclatante, d’autant plus digne d’éloges que son père et ses aïeux ne demeurèrent pas stables dans la piété chrétienne, mais au contraire se montrèrent faibles à soutenir ce qu’il y a de plus ferme et de plus solide. Menas avait embrassé l’état militaire sous Firmilien, tribun de la milice. Peu de temps après, il fut nommé préfet de la cohorte des Rutiliaques, qu’il surpassait tous par sa présence d’esprit, par sa grandeur d’âme, par sa belle taille et par tous les autres avantages du cœur et du corps qui rendent un homme accompli. Comme il se trouvait dans la métropole des Cotyeus, étant un jour alléchez le tribun, il prit connaissance de l’édit impie des empereurs. Aussitôt il jette sa ceinture militaire et s’enfuit en un lieu désert, préférant vivre avec les bêtes féroces plutôt qu’avec les adorateurs de vains simulacres. Là il s’adonnait aux jeûnes, aux veilles et à la méditation des oracles divins. Après avoir ainsi purifié ses sens, éclairé son âme et pénétré dans les mystères de la vraie piété, il connut par une révélation que le temps était arrivé d’accomplir le projet qu’il méditait depuis longtemps.
Sachant donc que ce jour-là la ville des Cotyens célébrait une fête solennelle, accompagnée du spectacle d’un combat équestre, il descend de la montagne où il demeurait, et entre dans la ville. Au moment où le peuple composé de juifs, de gentils et de chrétiens, regardait avidement le combat, Menas se présente au milieu de l’amphithéâtre, traverse la foule assemblée dans l’arène, monte sur un lieu élevé, d’où il puisse être aperçu par les spectateurs, et s’écrie d’une voix retentissante : « J’ai été trouvé par ceux qui ne me cherchaient pas ; je me suis présenté ouvertement à ceux qui ne m’interrogeaient pas. » Voulant dire par là que ce n’était point par contrainte, mais de son plein gré qu’il venait affronter le combat. A ces paroles, tout le monde fixe ses regards sur Menas : on ne songe plus au spectacle, on oublie le combat équestre ; la seule chose qui aborde l’attention commune, c’est la présence de cet homme capable de tant d’audace. Ceux qui partageaient avec lui les mêmes sentiments religieux admiraient sa hardiesse de langage, et la vive allégresse qu’ils eu ressentaient les faisait tressaillir d’aise ; ceux, au contraire, qui étaient ennemis du christianisme, incitaient le juge à le faire mourir. Après que le héraut d’armes eut fait faire silence, on saisit aussitôt Menas, et on le conduisit devant le président Pyrrhus, qui était assis à la place d’honneur, au-dessus des spectateurs. Lorsqu’il vit Menas devant lui, il lui adressa des paroles calmes et pleines d’une feinte douceur, et il lui demanda, avec le même ton de bonté, qui il était et d’où il venait. Dès que le martyr lui eut fait connaître sa patrie, sa famille, son état militaire ; et l’exil auquel il s’était condamné ; faisant valoir au-dessus de tout sa qualité de serviteur de Jésus Christ, le juge, oubliant sa mansuétude simulée, revint à la colère impétueuse qui lui était naturelle. Cependant il remit au jour suivant un peu plus ample informé, et ordonna d’enchaîner le captif et de le mettre en prison ; puis ou continua le spectacle jusqu’à la nuit.
Le lendemain, on reprit la procédure, après avoir ajourné les autres affaires. Le juge, toujours exaspéré de l’événement de la veille, reprochait à Menas son audace tumultueuse et insensée ; mais ce qui excitait le plus sa fureur, c’était la pensée qu’une présomptueuse arrogance le couvrait lui-même de mépris. Menas, qui s’applaudissait de sa hardiesse de la veille, lui répondit avec encore plus d’audace : « C’est ainsi qu’il convient de confesser le Nom de Dieu ; car il est lumière ; et en Lui il n’y a point de ténèbres. Et c’est ce que Paul nous enseigne par ces paroles : ‹ On croit du cœur pour la justice, et on confesse de la bouche pour le salut.› » Le juge fut stupéfait de la liberté de plus en plus téméraire qu’il se donnait. Néanmoins il dissimula encore son courroux et reprit son air de douceur, espérant que la hardiesse du martyr finirait par céder à des procédés bienveillants. « Ne perds donc pas, » lui dit-il, à Menas, « cette vie si pleine d’attraits, et ne va pas échanger contre une mort prématurée cette lumière si douce à tous les flammes ; mais plutôt suis nos conseils ; car alors tu mèneras une vie heureuse et fortunée, les empereurs te combleront d’honneurs et de présents, et tu obtiendras de tels succès qu’ils seront un sujet d’en vie pour les autres. » Le martyr ne put retenir un doux sourire à ces propositions qu’il regardait comme de misérables bagatelles, dignes d’amuser des enfants et non de satisfaire des sages ; puis du bon trésor de son cœur, il tira ces paroles : « A mon avis, il n’est rien absolument qu’on puisse mettre en parallèle avec le royaume des cieux ; et le monde entier, apprécié à sa plus juste valeur, ne vaut pas une seule âme. Du reste, si tu tiens à me gratifier, fais-moi plutôt faire l’expérience de tes faveurs par les supplices ; car c’est par là que tu me procureras le bonheur véritable. » Pyrrhus, entendant ce discours, ne put se contenir plus longtemps, et résolut d’en venir aux tortures. Regardant donc les licteurs d’un air sévère, il ordonna à quatre d’entre eux d’étendre le martyr, et de le frapper vivement avec des nerfs de bœuf. Tandis que Menas subissait de si âpres tourments, et que le sang qui s’échappait de ses blessures rougissait la terre, un de ceux qui étaient présents, nommé Pégase, et surnommé le Prince, lui dit simulant la compassion : « Tu vois, malheureux, combien il est périlleux de désobéir, crois-moi, avant que ta chair ait entièrement disparu sous les coups, songe à ce qui convient au temps où nous sommes et sacrifie, car comme tu endures des supplices intolérables, ton Dieu te pardonnera peut-être cette action à cause de cela. » Après qu’il eut ainsi parlé, le martyr, le regardant d’un air indigné, et plus ému de son langage que des rudes coups qu’il recevait, s’écria d’une voix forte : « Retirez-vous de moi, vous tous ouvriers d’iniquité. Pour moi, j’ai sacrifié à mon Dieu, et je lui offrirai encore un sacrifice de louanges ; car il me prête son secours, et il fait en sorte que tous vos coups sont pour moi des délices plutôt que des tourments. »
Le juge, voyant que Menas persévérait dans son invincible patience, et qu’il continuait à parler librement et disertement, recourut à un autre genre de supplice : il le fit élever sur le chevalet, et ordonna de lui déchirer le corps avec les ongles de fer. Pendant ce supplice, le juge plaisantait le martyr, et lui disait ironiquement : « Eh bien, Menas, sens-tu à présent quelque douleur ? Veux-tu que nous te procurions une sensation encore plus agréable, au moyen de quelque autre torture ? » Le martyr, malgré ses horribles blessures, lui répondit : « Qu’attends-tu ? Crois-tu donc pouvoir m’épouvanter par des tourments de courte durée, ou faire chanceler la citadelle de ma foi qui, en moi, est immuable ? » A ces mots, le président commanda de le torturer encore plus rudement, et lui défendit de confesser nul autre roi que l’empereur qui, selon lui, était le véritable monarque. Mais le martyr lui répondit : « Comme tu ne sais point quel est ce roi que je confesse, tu le blasphèmes et tu déchaînes contre lui ta méchante langue ; tu oses lui assimiler, des hommes sujets à la mort et sortis de la terre, à lui qui leur a donné lui-même l’empire, car il est le Seigneur et Maître de toute chair et de tout esprit. » Le juge, non point pour s’instruire, mais simulant l’ignorance, lui dit : « Qui est celui qui donne la puissance aux monarques, et, qui est le Seigneur de toutes choses ? » — « C’est Jésus », répondit Menas, « le Fils de Dieu, toujours vivant, à qui toutes choses sont soumises au ciel et sur la terre. » Le tyran répliqua : « Tu ne sais donc pas que les rois, à cause de cela même que tu affirmes, s’indignant contre le Nom du Christ, ont donné des ordres pour vous faire subir des tourments ? » Le martyr repartit :
« S’il s’indignent, qu’ils s’indignent ; cela ne me regarde pas, moi qui suis serviteur du Christ ; ce que je désire avant tout et de toute mon âme ; c’est de persévérer jusqu’à la mort dans cette belle confession, afin d’être trouvé digne des couronnes qu’elle procure ; car il est écrit : ‹ Qui nous séparera de la charité qui est dans le Christ Jésus ? Sera-ce l’affliction, l’angoisse, la faim, la persécution, le péril ou le glaive ? › »
Le président, s’apercevant que le souvenir de celui qui a été crucifié rendait la vigueur aux membres du martyr, que tant et de si cruels tourments avaient affaiblis et brisés, donna l’ordre de frotter fortement ses chairs dénudées et meurtries avec des brosses faites de poils rudes. Pendant ce supplice, le martyr disait : « Aujourd’hui, je quitte ma tunique de peau pour prendre le vêtement du salut. » Le juge lui fit ensuite appliquer les porches ardentes ; mais au souvenir du feu éternel, elles lui semblaient n’avoir presque aucune chaleur, et, par la vertu du Christ, le martyr paraissait mépriser tous les supplices qu’on lui infligeait, on l’entendait dire hardiment à ceux qui le tourmentaient : « Mon Seigneur et mon Roi m’a appris à ne pas craindre ceux qui tuent le corps, et qui ne peuvent tuer l’âme, mais plutôt à redouter celui qui peut perdre dans la géhenne éternelle et l’âme et le corps. » Le président Pyrrhus, de plus en plus convaincu de l’admirable et invincible patience du martyr, et repassant dans son esprit ses réponses pleines de justesse et d’à-propos, fit cesser les tourments et en revint aux paroles, Il lui dit donc : « Dis-moi, homme étonnant, d’où te vient cette précieuse facilité d’allocution, car tu n’es qu’un soldat, et c’est à peine si tu as consacré quelques jours aux lettres humaines ; la guerre et les exercices militaires faisaient, pour ainsi dire, ton unique occupation. » Le martyr lui répondit que ses paroles étaient les paroles mêmes du Christ, qui a dit : « Quand vous serez amenés devant les rois et les princes à cause de Moi, ne pensez point à ce que vous aurez à dire ni à la manière de l’énoncer, car on vous donnera à l’heure même ce que vous devrez dire. » Le président dit alors : « Votre Christ a donc prévu que vous auriez des tourments à endurer pour son Nom ? » Le martyr répondit : « Puisqu’Il est le vrai Dieu il doit évidemment savoir d’avance ce qui arrivera dans la suite des temps. Il est, en effet, le Créateur et la cause première de tout ce qui existe, et avant de rien créer Il connaissait parfaitement toutes choses. » Pyrrhus, ne sachant que répondre à des discours si sensés, lui dit : « Mettons fin à toutes ces paroles superflues, si raisonnables qu’elles soient ; il vaut mieux en venir au fait. Je veux donc que tu choisisses de deux choses l’une : ou de vivre comme nous et avec nous, et c’est ce que tu as de mieux à faire ; ou de te déclarer nettement pour le Christ. » Le martyr lui ayant répondu, avec une noble indépendance : « J’ai toujours été avec mon Christ, j’y suis toujours, et toujours j’y serai. » Le président lui dit qu’il voulait bien se montrer envers lui doux et patient, et il ordonna de lui donner du temps pour réfléchir. Comme il ne pouvait se lasser d’admirer tout à la fois son courage et sa vive intelligence, il faisait tous ses efforts pour l’attirer à ses propres sentiments ; car il ne voulait pas qu’un tel homme fût perdu pour les païens.
Mais le martyr demeura inébranlable ; il n’en devint même que plus hardi dans ses discours, disant ouvertement que le Christ est Dieu, et appelant profanes démons les dieux qu’adorait le président. Celui-ci, outré de colère, ordonne aussitôt de semer par terre des morceaux de fer pointus, et de traîner dessus le martyr pieds et poings liés. Menas, se sentant aussi à l’aise que si on l’eût traîné doucement sur une prairie émaillée de fleurs, ne cessait d’invectiver contre les dieux et les démons du président. Pyrrhus, ne pouvant plus se contenir, ordonna de le frapper sur le cou et sur les joues, en lui disant : « C’est pour t’apprendre à ne pas mépriser les dieux, et t’empêcher de vomir impudemment contre eux de sanglants outrages. » On le frappa ainsi durant plusieurs heures.
Le juge, voyant, d’un côté, le ferme courage du martyr, et de l’autre, l’inutilité de tout ce qu’on pouvait dire ou faire pour l’amener à changer de sentiment, s’occupa enfin de la sentence qu’il devait rendre. Après s’être brièvement consulté avec ses assesseurs qui partageaient son impiété, il prononça contre le martyr la sentence capitale ; puis il ordonna au licteur de se tenir prêt avec son épée nue, et désigna un lieu hors de la ville où devait être exécutée la sentence. Lorsqu’ils furent arrivés en ce lieu, cette nouvelle arène parut au martyr plus agréable que la première. Il s’entretint ensuite quelques instants avec des personnes de sa connaissance, joignant d’instantes prières aux paroles qu’il leur adressait ; puis, rempli d’une sainte allégresse, comme étant sur le point d’aller jouir de la béatitude qui l’attendait, voulant arriver par l’action de grâces à ce bonheur suprême, il s’écria : « Seigneur Dieu, Tu as daigné m’associer à ta Mort précieuse, et tu ne m’as point laissé dévorer par les bêtes sauvages ; je T’en rends grâces, mais plus encore de ce que Tu m’as soutenu pour conserver pure et intacte la foi que j’ai en Toi. » Après cette prière, il se mit à genoux et tendit le cou au bourreau. On jeta ensuite son corps dans le feu. Et c’est ainsi que fut détruit ce qu’il y avait de mortel en ce saint martyr. Quant à l’âme, elle fut introduite par les anges dans son bienheureux héritage.
Immédiatement après le supplice de Menas, des hommes pieux s’empressèrent de retirer du brasier ses précieux ossements, afin de les déposer en des lieux honorables. Quand ils les eurent réunis, ils les enveloppèrent dans des linges de prix, les embaumèrent avec des parfums et des aromates, et leur rendirent saintement les derniers devoirs. Quelque temps après, on les reporta dans sa patrie, comme le saint martyr l’avait recommandé avant de mourir. En effet, il fallait que celle qui l’avait produit et nourri, le reçût et le conservât, après qu’il eut été illustré par le martyre, et il ne convenait pas qu’un autre lieu jouît de la présence de ses précieux restes. Et tout ceci lut accompli par la providence du Christ, à qui revient toute gloire, honneur, puissance, majesté et magnificence, maintenant et dans les siècles des siècles. Amen.
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Le martyre de saint Ménas est publié ici avec l’aimable autorisation de l’archimandrite Cassien
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