Orthodoxie

De la puissance des démons

28 septembre 2020

Huitième conférence de Cassien avec l’abbé Serenius

 

Difficultés que présentent les saintes Écritures. — Sens différents qu’on y trouve. — Dieu n’a rien créé de mauvais. — La chute des anges est antérieure à la création de l’homme. — Cause de leur chute et variété de leurs châtiments. — Leur nombre, leur dépendance et leurs combats. — Pourquoi ils sont invisibles. — Des anges gardiens. — De la loi naturelle et de la loi écrite. — Comment le démon est père du mensonge.

 

La vision de Saint Jean Climaque, XVIe siècle.

La vision de Saint Jean Climaque, XVIe siècle. Musée russe, Saint Péterbourg

 

1. Après avoir fait ce qu’exigeait la solennité du dimanche, et lorsque les fidèles eurent quitté l’église, nous retournâmes à la cellule du saint vieillard, qui nous traita magnifiquement ; car, au lieu de la saumure qu’il employait tous les jours à ses repas, en y ajoutant une goutte d’huile, il nous servit un autre assaisonnement, où il mit un peu plus d’huile que d’habitude. L’intention des solitaires, en prenant cette goutte d’huile, n’est pas de flatter leur palais, car ils la sentent à peine lorsqu’ils mangent ; mais ils veulent éviter l’orgueil qui se glisse insensiblement au milieu des austérités extraordinaires, et qui enfle le cœur. Plus l’abstinence s’exerce secrètement et loin du regard des hommes, plus le démon nous tente de vanité subtilement.
Il nous présenta ensuite trois olives cuites dans le sel, puis une corbeille contenant des pois chiches frits qui représentaient les pâtisseries. Nous en primes cinq, avec deux pommes et une figue ; car ce serait une faute dans ce désert de dépasser ce nombre. Lorsque le repas fut fini, nous priâmes l’abbé Serenus de nous donner les explications qu’il nous avait promises. Veuillez, dit-il, répéter la question que nous devons examiner aujourd’hui.

2. L’ABBÉ GERMAIN. Nous vous avons demandé d’où vient cette variété, cette différence de puissances ennemies qui attaquent l’homme, et que saint Paul désigne dans ce passage : « Nous n’avons pas à combattre contre la chair et le sang, mais contre les principautés et les puissances, contre les princes de ce monde et des ténèbres, contre les esprits de malice qui remplissent l’air » (Éph., VI, 12) ; et encore : « Ni les anges, ni les principautés, ni les vertus, ni aucune autre créature ne pourra nous séparer de la charité de Dieu, qui est dans le Christ Jésus Notre-Seigneur. » (Rom., VIII, 39.) Comment cette troupe d’ennemis s’est-elle élevée contre nous ? et devons-nous croire que Dieu ait créé ces puissances pour combattre l’homme à des degrés et dans des genres si différents.

3. L’ABBÉ SERENUS. La clarté de la sainte Écriture est telle dans tout ce qu’elle a voulu nous apprendre, qu’elle est évidente pour ceux-là mêmes qui n’ont pas l’esprit pénétrant. Aucune obscurité n’en voile le sens ; les explications sont inutiles, et l’intelligence en comprend la lettre. Quelquefois, cependant, elle s’enveloppe d’un certain mystère, afin que notre âme s’applique à la méditer, et Dieu l’a permis pour plusieurs raisons. D’abord si ses divins enseignements ne cachaient d’aucun voile leurs sens spirituels, tous les hommes, fidèles ou infidèles, en auraient une science égale, et il n’existerait entre les paresseux et ceux qui étudient, aucune différence de discernement et de sagesse. Les enfants de la foi, pour lesquels s’ouvrent d’immenses horizons, devaient ainsi montrer leur ardeur et leur mérite, en confondant la négligence des lâches. La sainte Écriture est très-bien comparée à un champ gras et fertile, produisant beaucoup de choses dont l’homme peut se nourrir dans leur état naturel, mais en produisant d’autres qui ont besoin d’être préparées par le feu, pour servir d’aliments et n’être pas nuisibles. Quelques-unes, cependant, peuvent être prises des deux manières ; elles ne déplaisent pas et ne nuisent pas sans être cuites ; mais le feu les rend meilleures et plus salutaires. Quelques autres ne sont destinées qu’aux bêtes sans raison, et ne conviennent point à l’homme. Malgré leur dureté, elles nourrissent parfaitement les animaux, sans aucune espèce de préparation. Nous trouvons les mêmes différences dans le jardin très-fertile des saintes Écritures ; il y a des passages d’une admirable clarté qui n’ont besoin d’aucune interprétation. Les paroles en sont si lumineuses qu’elles éclairent et nourrissent tous ceux qui les entendent. Telles sont celles-ci : « Écoute Israël : Le Seigneur ton Dieu est seul Dieu » (Deut., VI, 4) ; et encore : « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toutes tes forces. » (Ibid., 5.) D’autres fois, si le sens allégorique n’était pas expliqué, si le feu d’une pieuse méditation ne l’adoucissait pas, l’homme intérieur n’y trouverait pas une nourriture salutaire, et il en résulterait plus de mal que de bien. Tels sont ces passages : « Ceignez vos reins, et portez des lampes ardentes. » (S. Luc, XII, 35.) « Que celui qui n’a pas d’épée vende sa tunique et en achète. » (S. Luc, XXII, 36.) « Celui qui ne prend pas sa croix pour me suivre, n’est pas digne de moi. » (S. Matth., X, 38.) Quelques religieux très-austères, qui étaient zélés, mais non pas selon la science, prirent ces paroles à la lettre, et se firent des croix qu’ils portaient sans cesse sur leurs épaules, se rendant ainsi ridicules au lieu d’édifier les autres.

Quelques textes peuvent être pris à la fois dans un sens figuré ou dans un sens littéral, ou des deux manières ; ils sont pour l’âme une bonne nourriture. Il est dit, par exemple : « Si quelqu’un vous frappe sur la joue droite, présentez-lui aussi la gauche. » (S. Matth., II, 39.) « Quand on vous persécutera dans une ville, fuyez dans une autre. » (S. Matth., X, 23.) « Si vous voulez être parfaits, vendez tout ce que vous avez et donnez-le aux pauvres, et vous aurez un trésor dans le ciel. Venez, et suivez-moi. » (S. Matth., XIX, 26.) L’Écriture produit aussi de l’herbe pour les animaux ; elle offre, comme de Kong pâturages, des choses simples et faciles à comprendre pour ceux qui ne sont pas capables de recevoir des enseignements plus élevés ; selon cette parole : « Vous sauverez, Seigneur, les hommes et les animaux. » (Ps. XXXV, 7.) Ils y trouvent une nourriture proportionnée à leur état, et ils y puisent la force et la vigueur nécessaires aux travaux de leur vie active.

4. Ainsi, lorsque nous trouvons des textes d’un sens évident, nous pouvons les commenter et en parler en toute assurance ; mais lorsque nous en trouvons d’autres, que l’Esprit-Saint a voulu réserver à notre méditation et à notre étude laborieuse et incertaine, nous devons avancer pas à pas, et ne rien décider trop hardiment, de manière que celui qui parle et celui qui écoute conservent toute leur liberté ; car il arrive souvent qu’en donnant des sens différents, chacun peut avoir raison et ne pas blesser la foi ; les deux explications étant possibles, sans être contradictoires et sans être contraires aux croyances de l’Église. Il est dit, par exemple, qu’Élie est venu dans la personne de saint Jean-Baptiste, et qu’il doit encore précéder l’avènement du Christ (S. Matth., XI) ; ou encore : que l’abomination de la désolation règnerait dans le lieu saint, à cause de cette idole de Jupiter, qui fut mise dans le temple de Jérusalem, et qui doit être aussi dans l’Église à la venue de l’Antechrist. (Dan., IX. — S. Matth., XXIV.) Tout ce qui suit dans l’Évangile peut également s’appliquer à la prise de Jérusalem, et à la fin du monde ; ces deux opinions ne se combattent pas, et la première ne détruit pas la seconde.

5. C’est pourquoi, comme la question que vous me faites n’a pas été souvent agitée parmi les hommes, et que bien peu peuvent la résoudre avec évidence, ce que nous dirons paraîtra peut-être douteux à plusieurs. Nous devons parler avec prudence ; nous n’avancerons rien de contraire au dogme de la sainte Trinité ; nous ne proposerons que des choses probables, nous appuyant non-seulement sur nos conjectures et nos raisonnements, mais encore sur les témoignages des saintes Écritures.

6. Gardons-nous donc de croire que Dieu a créé quelque chose de substantiellement mauvais, puisque l’Écriture dit : « Tout ce que Dieu a fait est très-bon. » (Gen., I.) Car si nous disions que les démons ont été créés tels qu’ils sont maintenant, dans leurs divers degrés de malice, pour qu’ils puissent tromper et perdre les hommes, nous insulterions Dieu, en le regardant, malgré le témoignage des saintes Écritures, comme le créateur et l’inventeur de tout mal, puisqu’il aurait fait des volontés et des natures mauvaises, qui auraient persévéré nécessairement dans le mal, sans pouvoir jamais incliner vers le bien. Voici comment la tradition des Pères nous explique, d’après les saintes Écritures, la différence qui existe entre les démons.

7. Avant la création de ce monde visible, Dieu créa les puissances spirituelles et célestes, afin qu’elles fussent capables de connaître la bonté du Créateur, qui les avait tirées du néant, et qu’elles fussent sans cesse occupées à lui en rendre d’éternelles actions de grâce. Aucun fidèle ne peut en douter ; nous ne devons pas croire que Dieu ait commencé son couvre par la création de ce monde, et que dans les siècles innombrables qui l’ont précédé, sa providence et sa sagesse soient restées oisives, vivant solitaire en lui-même, sans avoir aucun être sur lequel il ait pu répandre les trésors de sa grâce et de sa bonté. Ce serait là une pensée indigne de son incompréhensible et infinie majesté. Dieu dit lui-même de ces puissances : « Quand les astres ont été créés ensemble, tous mes anges ont élevé la voix pour me louer. » (Job, XXXVIII, 7.) Ces témoins de la création des astres étaient évidemment créés avant le ciel et la terre, puisque, en les voyant sortir du néant, ils éclatèrent en louanges et en admiration pour leur Créateur.

Il n’est pas douteux qu’avant ce commencement des temps, dont parle Moïse, et qui, selon la lettre et le sens judaïque, désigne le premier âge du monde, et, selon nous, signifie le Christ, principe de toutes choses, que Dieu a créé par lui, selon cette parole : « Tout a été fait par lui, et rien n’a été fait sans lui » (S. Jean, I, 3) ; il n’est pas douteux, dis-je, que Dieu n’eût créé, avant ce commencement de la Genèse, toutes les puissances et les vertus célestes. L’Apôtre les énumère ainsi par ordre : « Tout a été créé en Jésus-Christ, soit dans le ciel, soit sur la terre, visibles ou invisibles : les anges, les archanges, les trônes, les dominations, les principautés, les puissances ; tout a été créé par lui et en lui. » (Coloss., I, 16.)

8. Nous voyons, par les Prophètes, que beaucoup tombèrent. Ézéchiel et Isaïe les pleurent sous la figure du prince de Tyr ou de Lucifer, qui brillait au matin. Dieu, dit à Ézéchiel :

« Fils de l’homme, pleure sur le prince de Tyr, et dis-lui : Voici ce que dit le Seigneur : Tu étais le sceau de sa ressemblance, plein de sagesse et d’une beauté parfaite, dans les délices du paradis de Dieu : toutes les pierres précieuses couvraient ton vêtement : la sardoine, la topaze, le jaspe, la chrysolithe, l’onyx, le béril, le saphir, l’escarboucle, l’émeraude et l’or étaient employés pour en relever l’éclat, et tous les instruments étaient préparés pour le jour où tu avais été créé. Tu étais un chérubin qui étendait ses ailes, et en protégeait d’autres. Je t’avais établi sur la sainte montagne de Dieu, et tu marchais au milieu des pierres éblouissantes. Tu étais parfait dans tes voies, depuis le jour de ta création, jusqu’à ce que l’iniquité s’est trouvée en toi. Dans l’abondance de tes richesses, tu as laissé le mal pénétrer en toi, et tu as péché, et je t’ai chassé de la montagne de Dieu ; et je t’ai perdu, oh ! chérubin qui dominait les autres, et je t’ai retranché du milieu des pierres éblouissantes. Ton cœur s’est enflé dans ta beauté ; ton éclat t’a fait perdre la sagesse ; je t’ai jeté par terre, je t’ai humilié en la présence des rois, afin qu’ils te considérassent. Tu as souillé ta sainteté par la multitude de tes iniquités, et par l’orgueil de tes pensées. » (Ézéch., XXVIII, 11.) Isaïe a dit d’un autre : « Comment es-tu tombé du ciel, Lucifer, toi qui brillais le matin. Tu es renversé par terre, toi qui frappais les nations ; tu disais dans ton cœur : Je monterai au ciel, et j’élèverai mon trône au-dessus des astres de Dieu. Je m’assiérai sur la montagne de l’Alliance, à côté de l’aquilon. Je monterai sur la hauteur des nuées, et je serai semblable au Très-Haut. » (Is., XIV,12.)

Et l’Écriture nous apprend qu’il n’est pas tombé seul du faîte de cette félicité parfaite, puisqu’elle dit que le dragon a entraîné avec lui la troisième partie des étoiles. (Apoc., XII.) Saint Jude dit encore clairement que pour les anges qui n’ont pas conservé leur puissance, et qui ont abandonné leur état, Dieu les réserve pour le grand jour du jugement, au milieu des ténèbres et dans des chaînes éternelles. (S. Jude, Ép. canon.) Et il nous est dit à nous-mêmes : « Vous mourrez comme des hommes, et vous tomberez comme un de ces princes. » (Ps. LXXXI, 7.) N’est-ce pas une preuve que beaucoup de princes sont tombés ?

Ces passages nous font comprendre la raison de cette diversité qui se trouve parmi les démons comme elle existe dans les différents ordres de la hiérarchie céleste. Ils ont conservé dans leur chute cette variété de degrés où ils avaient été créés ; ils continuent entre eux à imiter cette organisation des anges qui ont persévéré, et leurs noms expriment maintenant le degré de leur malice, au lieu d’indiquer le degré de leur sainteté.

9. L’ABBÉ GERMAIN. Jusqu’à présent nous avions cru que la cause, le principe du péché qui sépara le démon de la société des anges était l’envie, qui lui fit tromper Adam et Ève.

10. L’ABBÉ SERENUS. La lecture de la Genèse montre bien que ce ne fut pas là le commencement de sa prévarication et de sa chute ; car, avant de les avoir séduits, il portait déjà le nom de serpent. « Le serpent, dit l’Écriture, était le plus sage, ou, selon le texte hébreu, était le plus rusé de tous les animaux de la terre que Dieu avait créés. » (Genèse, III, 1.) Vous voyez donc qu’avant la faute du premier homme, il s’était séparé de la sainteté des anges, puisque non-seulement il méritait le titre honteux de serpent, mais qu’il passait pour le plus méchant des animaux de la terre. La sainte Écriture ne se serait jamais servie de ce mot pour désigner un bon ange, et elle n’eût jamais dit, en parlant d’un de ces esprits bienheureux : Le serpent était le plus rusé des animaux de la terre. Ce nom ne peut convenir ni à saint Michel, ni à saint Gabriel, ni même à un homme de bien. Ce nom de serpent et cette comparaison avec les bêtes répugnent à la dignité d’un ange, et ne peuvent exprimer que la perfidie du démon.

Cette envie et ses artifices à l’égard de l’homme qu’il voulait tromper, a pour cause une chute antérieure ; il ne pouvait souffrir qu’un homme, qu’il venait de voir formé du limon de la terre, fût appelé à cette gloire dont il était tombé lui-même. Ainsi, sa première chute fut causée par son orgueil, et lui mérita le nom de serpent. La seconde fut causée par l’envie ; il avait encore en lui quelque chose de sage, puisqu’il était capable de communiquer et de s’entretenir avec l’homme ; mais la sentence de Dieu le fit descendre plus bas. Il pouvait autrefois marcher droit et la tète levée ; il fut condamné à ramper sur la terre et à s’en nourrir, c’est-à-dire à se repaître des vices et des œuvres de la terre. Dieu dévoila sa haine secrète et mit entre lui et l’homme cette inimitié utile et cette salutaire horreur, afin que, reconnu pour un ennemi dangereux, il ne pût tromper l’homme par ses ruses et ses caresses.

11. Mais ce qui doit nous faire fuir surtout ses mauvais conseils, c’est que, quoiqu’il ait reçu le châtiment de sa malice, celui qui s’est laissé séduire est également puni, à un degré moindre cependant que son séducteur. C’est ce que nous voyons clairement dans l’exemple que nous citons : Adam qui a été séduit, ou plutôt selon saint Paul (I Tim., II, 14), qui n’a pas été séduit, mais qui a été trop faible pour la femme séduite et qui a consenti malheureusement à son péché ; Adam a été condamné à travailler, à la sueur de son front, cette terre stérile qui avait été maudite, tandis qu’il ne l’avait pas été lui-même. Eve, qui avait persuadé Adam, fut punie de sa faute par des douleurs et des gémissements sans nombre, et par sa dépendance perpétuelle. Mais le serpent, qui avait été la cause première de leur péché, fut frappé lui-même d’une éternelle malédiction. Nous devons éviter avec un grand soin les mauvais conseils ; car si celui qui les donne est puni, celui qui les écoute n’est pas pour cela sans péché et sans châtiment.

12. La quantité des esprits mauvais qui remplissent l’espace entre le ciel et la terre, et qui s’y agitent dans une action continuelle, est si considérable que la divine Providence n’a pas heureusement permis que nous puissions les apercevoir. La crainte de leur rencontre, la laideur des formes qu’ils prennent à volonté, nous auraient jetés dans des angoisses inexprimables, et notre corps n’eût pu supporter un si hideux spectacle ; ou bien l’exemple continuel de leur malice aurait pu nous porter à les imiter, et il se serait établi entre les hommes et les puissances impures de l’air une union et une familiarité très-dangereuses. Les crimes qui se commettent parmi les hommes sont du moins cachés ; le secret des maisons, la distance des lieux, la honte de la pudeur les couvrent souvent d’un voile ; mais si nous pouvions voir les désordres des démons, nous serions bien plus portés au mal, puisque nous aurions sans cesse sous les yeux les crimes qu’ils ne cessent de commettre ; car leur volonté perverse n’est arrêtée ni par l’épuisement de la chair, ni par les soins de la famille, ni par la préparation de la nourriture ; ils ne connaissent pas ces obstacles qui nous empêchent souvent de satisfaire nos coupables pensées.

13. Il est certain que ces esprits ont entre eux des combats semblables à ceux qu’ils cherchent à exciter parmi les hommes. Ils sont divisés au sujet des peuples avec lesquels ils établissent des rapports intimes. Nous en avons une preuve évidente dans la vision du prophète Daniel. L’ange Gabriel lui dit : « Ne craignez pas, Daniel, car dès le premier jour que vous avez résolu, dans votre cœur, de gémir en la présence de votre Dieu, vos prières ont été exaucées, et je suis venu à votre parole. Mais le prince du royaume (les Perses m’a résisté pendant vingt et un jours, et voici que Michel, un des premiers princes, est venu à mon secours, et je suis resté ici près du roi des Perses. Je suis donc venu pour vous apprendre ce qui arrivera à votre peuple dans les derniers temps. » (Daniel, X, 12.) Ce prince du royaume des Perses était évidemment un esprit de malice, qui favorisait la nation des Perses, ennemie du peuple de Dieu ; il s’opposait à l’archange Gabriel, qui avait reçu l’ordre d’accomplir ce que le prophète avait demandé à Dieu, dans l’intérêt de son peuple. Il ne voulait pas souffrir que Daniel fût consolé dans son affliction, et assisté de manière à pouvoir fortifier le peuple de Dieu, auquel l’archange présidait ; cet archange dit même que la lutte a été si violente, qu’il n’a pu la terminer sans le secours de saint Michel, qui a combattu le prince des Perses, qui l’a défendu contre ses attaques, et lui a permis de venir assister le prophète après vingt et un jours.

Daniel ajoute ensuite : « Et l’ange me dit : Savez-vous pourquoi je suis venu vers vous ? Et maintenant je retournerai pour combattre le prince des Perses ; car lorsque je sortais, le prince des Grecs est venu à paraître : mais je vous annoncerai ce qui est marqué dans l’Écriture de la vérité, et nul ne m’assiste dans ces choses, si ce n’est Michel, qui est votre prince » (Daniel, X, 20) ; et ailleurs (chap. XII, 1) : « En ce temps, le grand prince Michel s’élèvera pour défendre les enfants de votre peuple. » Nous voyons donc qu’il y avait un prince des Grecs favorable à cette nation qui lui était soumise et opposée à la fois, à la nation des Perses et au peuple d’Israël. Ce qui nous montre clairement que dans les guerres qu’ils excitent entre les nations, ces puissances de l’air sont elles-mêmes divisées, qu’elles se réjouissent de leurs victoires et s’affligent de leurs défaites, et qu’elles ne peuvent, par conséquent, être d’accord ensemble, puisqu’elles se passionnent pour et contre ceux qu’ils gouvernent.

14. Outre les raisons que nous venons d’exposer, nous pouvons donner une autre preuve de leur puissance ou de leur principauté : ils exercent un certain empire, ou sur les nations qu’ils dominent, ou sur des esprits inférieurs, qui forment des légions, comme ils le reconnaissent eux-mêmes dans l’Évangile. (S. Luc, VIII.) On ne pourrait pas les appeler dominations, s’ils ne pouvaient exercer sur quelqu’un leur domination, ni puissances ou principautés, s’ils n’avaient sur d’autres aucun pouvoir. Les blasphèmes des pharisiens en sont une preuve dans l’Évangile. C’est au nom de Béelzébub, prince des démons, disent-ils, qu’il chasse les démons. (S. Malth., XII, 24.) Ne les voyons-nous pas appelés aussi les princes des ténèbres ? (Eph., VI, 12.) Et un autre est nommé le prince de ce monde. (S. Jean, XIV, 30.) L’Apôtre cependant nous apprend que ces degrés n’existeront plus un jour, lorsque tout sera soumis au Christ, lorsqu’il aura livré son royaume à Dieu son Père, et qu’il aura détruit toute principauté, toute puissance et toute domination. (I Cor., XV, 24.) Ce qui ne pourra se faire qu’en délivrant de leur tyrannie ceux sur lesquels ils exercent maintenant leur puissance, leur domination ou leur principauté.

15. Personne ne doute que les noms des bons anges n’indiquent leurs fonctions, leurs mérites ou leur dignité : car les uns sont appelés Anges ou messagers, parce qu’ils sont chargés d’annoncer les ordres de Dieu ; les autres Archanges, parce qu’ils sont au-dessus des anges ; les autres Dominations, parce qu’ils dominent sur quelques esprits ; les autres Principautés, parce qu’ils ont une certaine puissance ; d’autres aussi sont appelés Trônes, parce qu’ils sont si attachés à Dieu, si unis, si intimes avec lui, que la Majesté divine semble se reposer plus particulièrement en eux et s’y plaire comme sur un trône.

16. Outre ce témoignage des saintes Écritures qui prouve que les démons sont gouvernés par des démons plus méchants qu’eux, et la réponse de Notre-Seigneur qui repousse les calomnies des pharisiens : « Si je chasse les démons au nom de Béelzébub, prince des démons » (S. Matth., XII, 24), nous avons encore des visions certaines et l’expérience des saints sur ce sujet. Un de nos frères, voyageant dans cette solitude, trouva une caverne vers le soir et voulut s’y arrêter pour y réciter l’office des Vêpres. Pendant qu’il chantait les Psaumes selon l’usage, le milieu de la nuit arriva : lorsqu’il eut fini et qu’il se disposait à prendre un peu de repos, il aperçut tout à coup des troupes nombreuses de démons qui arrivaient, avançant en ordre, précédant et suivant leur prince. Cette étrange procession dura longtemps. Son chef, qui était plus grand et plus terrible que les autres, s’arrêta enfin ; on éleva son trône et il s’y assit comme sur un tribunal.

Il se mit à examiner et à discuter les actes de chacun ; il injuriait et chassait de sa présence, comme des lâches et des ignorants, ceux qui confessaient n’avoir pu réussir à tromper les personnes qu’ils étaient chargés de tenter, et il leur reprochait, tout en fureur, le temps qu’ils avaient perdu. Ceux qui annonçaient, au contraire, avoir séduit les hommes qu’ils devaient tromper, recevaient les plus grands éloges ; il les accueillait avec joie et faveur, et les proposait à tous comme des modèles d’intelligence et de courage. Un démon plus méchant que les autres se présenta, l’air tout joyeux et comme apportant la nouvelle d’un grand triomphe, il nomma un solitaire très — connu et déclara qu’après l’avoir tenté pendant quinze ans, il l’avait enfin vaincu et l’avait fait tomber, cette nuit même, dans le péché d’impureté ; que non-seulement il l’avait poussé à commettre le mal avec une personne consacrée à Dieu, mais qu’il l’avait décidé à la prendre pour sa femme. Il y eut alors des cris de joie dans l’assemblée. Le prince des ténèbres exalta le vainqueur et le renvoya comblé de louanges.

Cependant l’aurore commençait à paraître, et cette multitude de démons s’évanouit. Le solitaire ne crut pas d’abord le récit de l’esprit impur ; il le repoussa comme un de ces mensonges ordinaires, inventés pour nuire à la réputation d’un religieux. Il se souvenait de cette parole de l’Évangile : « Il n’est pas demeuré dans la vérité, parce que la vérité n’est pas en lui ; lorsqu’il dit des mensonges, il parle de lui-même, parce qu’il est menteur et père du mensonge. » (S, Jean, VIII, 44.) II se rendit à Peluse, où il savait que demeurait le religieux accusé par le démon, Il le connaissait très-particulièrement, et quand il demanda de ses nouvelles, il apprit que, la nuit même où le démon avait annoncé au prince des ténèbres et à son assemblée la chute de ce solitaire, il avait, en effet, quitté son monastère et qu’il avait été à l’endroit où il avait misérablement péché avec la vierge désignée.

17. L’Écriture nous montre que chacun de nous a deux anges, l’un bon, l’autre mauvais. Le Sauveur parle des bons lorsqu’il dit : « Ne méprisez pas un de ces petits ; car, je vous le dis, leurs anges voient toujours dans le ciel la face de mon Père céleste. » (S. Matth., XVIII, 10.) Il est dit encore : « L’ange du Seigneur veillera autour de ceux qui craignent Dieu et les délivrera. » (Ps. XXVIII, 8.) N’est-il pas dit de saint Pierre dans les Actes des Apôtres (XII, 7) : « Ce n’est pas lui, c’est son ange ? » Le livre du Pasteur nous parle d’une manière très-précise des deux anges. Si nous considérons celui qui tourmentait Job, nous verrons qu’il était chargé de le tenter et de le faire pécher ; mais il était obligé de demander à Dieu le pouvoir sur lui, car il savait que sans cela, il serait toujours vaincu par la vertu qui le protégeait. Il est dit également de Judas : « Et le démon se tenait toujours à sa droite. » (Ps. CVIII, 6.)

18. La différence qui existe entre les démons est encore prouvée par ce qu’on rapporte de ces deux philosophes qui s’adonnaient à la magie, et qui éprouvèrent si souvent la faiblesse ou la force de leur malice. Ils méprisaient le bienheureux Antoine comme un homme sans science et sans sagesse, et ils résolurent de le chasser au moins de sa cellule par leurs enchantements, s’ils ne pouvaient lui nuire davantage. Ils étaient jaloux de la multitude de personnes qui venaient chaque jour consulter le serviteur de Dieu, et ils lui envoyèrent, pour le tourmenter, une troupe nombreuse de démons. Antoine eut recours au signe de la Croix, qu’il fit sur son front et sur sa poitrine, et il se mit humblement en prières. Les démons les plus audacieux n’osèrent pas approcher et retournèrent vers les philosophes sans aucun succès. Ceux-ci redoublèrent d’efforts et en envoyèrent de plus méchants qui ne réussirent pas davantage ; ils évoquèrent inutilement contre le soldat victorieux du Christ les puissances les plus terribles de l’enfer ; tous leurs efforts, toutes leurs pratiques magiques ne servirent qu’à leur prouver qu’il y avait une grande vertu dans la religion chrétienne, puisque tous les enchantements qu’ils croyaient capables d’obscurcir le soleil et la lune, n’avaient pu non-seulement faire le moindre mal à un solitaire, mais même le contraindre à sortir un instant de sa cellule.

19. Ces philosophes, pleins d’admiration, vinrent trouver l’abbé Antoine, lui racontèrent la guerre qu’ils lui avaient faite et la cause de leur jalousie, et ils lui déclarèrent qu’ils étaient décidés à se faire chrétiens. Le saint leur demanda quel avait été le jour de leur tentative, et il leur avoua que, ce jour-là, il avait été, en effet, tourmenté par des pensées très-pénibles.

Cet exemple prouve la vérité de ce que nous disions dans notre dernière conférence. L’expérience du bienheureux Antoine montre que les démons ne peuvent rien sur l’esprit et le corps des hommes, et qu’ils sont incapables d’envahir leur âme, à moins d’en bannir d’abord les saintes pensées, et de l’avoir privée des secours de la prière et de la contemplation. Il faut savoir cependant que les esprits impurs obéissent aux hommes de deux manières : ou ils sont assujettis, par la grâce et la vertu divines, au pouvoir des saints, ou ils sont attirés par les sacrifices et les évocations des impies qu’ils servent alors comme des amis. C’est cette croyance qui trompait les pharisiens, lorsqu’ils accusaient Notre-Seigneur de commander aux démons : « C’est au nom de Béelzébub, prince des démons, disent-ils, qu’il chasse les démons » (S. Matth., XII, 24), s’imaginant que le Sauveur employait les mêmes moyens que les magiciens, qui invoquent le nom du démon et lui font des sacrifices agréables, afin d’obtenir un certain pouvoir sur les démons inférieurs qui lui sont soumis.

20. L’ABBÉ GERMAIN. La Providence a permis qu’on lût ce matin un passage de la Genèse, sur lequel nous avons toujours désiré avoir des explications. Que faut-il croire au sujet de ces anges apostats dont il est dit qu’ils épousèrent les filles des hommes ? (Genèse, VI.) Cela peut-il se prendre à la lettre et convenir à leur nature spirituelle ? Comment faut-il entendre ce texte de l’Évangile que vous avez cité : « Il est menteur et père du mensonge. » Que penser de cette paternité ?

21. L’ABBÉ SERENUS. Vous me faites deux questions difficiles ; je tâcherai d’y répondre dans l’ordre que volis m’avez proposé. Il ne faut certainement pas croire que des natures spirituelles puissent épouser des femmes. Si cette alliance s’était faite autrefois, pourquoi ne se renouvellerait-elle pas encore maintenant ? Les démons qui poussent les hommes à l’impureté, s’y livreraient eux-mêmes si leur nature en était capable. L’Ecclésiaste a dit : « Qu’est-ce qui a été ? Ce qui est encore. Qu’est-ce qui s’est fait ? Ce qui se fera. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil, dont on puisse dire : Cela est nouveau et n’existait pas dans les siècles qui étaient avant nous. » (Eccl. , I, 9.)

On peut répondre ceci à votre question : Après la mort du juste Abel, Dieu ne voulut pas que tout le genre humain tirât son origine d’un fratricide et d’un impie, et remplaça le fils d’Adam qui était mort, par Seth qui lui succéda non-seulement dans ses droits, mais encore dans sa piété et sa justice. Les descendants de Seth suivirent la justice de leur père et n’eurent aucun rapport, aucune alliance avec la race du sacrilège Caïn, comme le montre clairement leur généalogie : « Adam engendra Seth , Seth engendra Énos, Énos engendra Caïnan , Caïnan engendra Malaléel , Malaléel engendra Jareth, Jareth engendra Hénoc, Hénoc engendra Mathusalem , Mathusalem engendra Lamech, Lamech engendra Noé. » (Genèse, V, 6.) La généalogie de Caïn est différente : « Caïn engendra Énoch , Énoch engendra Irath , Irath engendra Maviaël, Maviaël engendra Mathusaël, Mathusaël engendra Lamech, Lamech engendra Jubal. » (Gen., IV, 18.) Ainsi cette génération qui descendait du juste Seth ne se mésallia pas et resta longtemps fidèle à la sainteté de son chef et de ses ancêtres, se préservant toujours de la malice et des crimes dont était infectée la race de Caïn. Tant que les deux familles furent ainsi séparées, les descendants de Seth, qui sortaient d’une bonne souche, méritèrent, par leur sainteté, d’être appelés les anges de Dieu, ou, comme il est dit dans d’autres textes, les enfants de Dieu ; tandis que ceux de Caïn, au contraire, à cause de leur impiété ou de celle de leur père, et de leurs œuvres toutes terrestres, étaient appelés les enfants des hommes. Cette séparation, si bonne et si utile à la race de Seth, dura jusqu’à ce que les enfants de Dieu s’éprirent de la beauté des filles de la race de Caïn, et les prirent en mariage. Les femmes communiquèrent à leurs maris les vices de leurs pères, et les détournèrent ainsi de la simplicité et de la sainteté qu’ils avaient reçues de leurs ancêtres.

On pouvait leur appliquer cette parole : « J’ai dit, Vous êtes des dieux et les enfants du Très-Haut. Mais pour vous, vous mourrez comme des hommes, et vous tomberez comme un de ces princes. » (Ps. LXXXI, 6.)

Ils perdirent ainsi les sciences et la sagesse qui leur avaient été transmises par leur père, et surtout par le premier homme, qui avait pu pénétrer les propriétés de toutes choses, et en communiquer la connaissance à ses descendants. Comme il avait vu le monde dans toute sa jeunesse et comme dans son premier élan, il avait mis à l’étudier cette plénitude de sagesse, ce don de prophétie que le souffle divin lui avait donné, pour qu’il imposât un nom à tous les animaux de cette terre dont il était le souverain. (Genèse, II.) Il connut non-seulement toutes les espèces des animaux, les fureurs et les poisons des reptiles, mais encore les vertus des plantes, des arbres, la nature des pierres et les changements des saisons avant de les avoir éprouvés ; et il pouvait bien dire : « Le Seigneur m’a donné la science véritable de ce qui existe, afin que je connaisse la disposition du monde, la vertu des éléments, le commencement, le milieu et la consommation des temps, le cours des années et l’ordre des étoiles, la nature des animaux et les passions des bêtes, la force de l’esprit et les pensées des hommes, les différences des arbres et la propriété des racines, ce qu’il y a de plus caché m’a été dévoilé. » (Sag., VII, 17.) Cette science universelle de la nature a été transmise de génération en génération à la race de Seth, tant qu’elle a vécu séparée de la race coupable de Caïn. Et comme elle l’avait reçue saintement, elle ne l’employait aussi que pour le culte de Dieu ou les nécessités de la vie ; mais depuis ses funestes alliances, elle l’employa, sous l’inspiration du démon, à des choses profanes et sacrilèges. Elle institua les pratiques des enchantements et de la magie, et apprit à ses descendants à quitter le culte du vrai Dieu pour adorer les éléments, le feu et les démons qui sont dans l’air.

Quoique, pour répondre à votre question, il ne soit pas nécessaire de vous expliquer comment ces connaissances n’ont pas disparu dans le déluge et dans les siècles suivants, cependant, puisque l’occasion se présente, je vous en dirai quelque chose. Une ancienne tradition nous apprend que le fils de Noé, Cham, s’était livré aux superstitions et aux pratiques sacrilèges de la magie. Comme il savait bien qu’il ne pourrait pas introduire dans l’arche, où il devait entrer avec son père et ses frères, un livre qui conserverait le souvenir de toutes ces abominations, il écrivit ce qu’il en savait sur des lames de métal et sur des pierres très-dures que l’eau ne pouvait détériorer. Après le déluge il rechercha avec soin les documents qu’il avait cachés, et les transmit à la postérité, comme une semence perpétuelle de malice et de sacrilège. Ainsi cette croyance populaire qui fait dire que les anges ont appris la magie aux hommes, a un fond de vérité.
Les fils de Seth ayant épousé les filles de Caïn, leurs enfants devinrent plus méchants qu’eux : c’étaient de robustes chasseurs, des hommes violents et cruels qui, à cause de la grandeur de leur taille et de leurs méchancetés, furent appelés des géants. (Gen., VI.) Les premiers, ils se mirent à piller leurs voisins et à rançonner les hommes, aimant mieux vivre en volant les autres qu’en travaillant de leurs mains ; leurs crimes devinrent enfin si grands, qu’il fallut les eaux du déluge pour en purifier la terre. Les tentations de la concupiscence ayant fait violer aux enfants de Seth ce commandement qu’ils avaient observé instinctivement au commencement du monde, il fallut le renouveler dans la loi écrite : « Vous ne donnerez pas votre fille pour épouse à son fils, et vous ne recevrez pas pour votre fils une de leurs filles, qui séduiraient votre cœur et vous éloigneraient de Dieu pour vous faire suivre leurs dieux et les servir. » (Deut., VII, 3.)

22. L’ABBÉ GERMAIN. Ces alliances pouvaient leur être reprochées, dans le cas seulement où le précepte eût été donné ; mais puisqu’elles ne leur avaient pas été encore défendues, comment peut-on leur en faire un crime ? La loi ne condamne pas les fautes qui l’ont précédée, mais les fautes qui l’ont suivie.

23. L’ABBÉ SERENUS. Dieu, en créant l’homme, mit en lui une connaissance naturelle de la loi, et s’il y fût resté fidèle comme il avait commencé, il n’eût pas été nécessaire de lui en donner une autre écrite. La loi extérieure était inutile, tant que la loi intérieure n’était pas effacée ; mais lorsque le libre arbitre de l’homme et l’habitude du péché l’eurent presque fait disparaître, il fallut la renouveler, la rétablir ; et, pour me servir des termes mêmes de l’Écriture, les prescriptions sévères de la loi mosaïque lui furent données comme un secours, afin que la crainte de la peine présente empêchât d’éteindre complètement cette lumière naturelle, selon cette parole du Prophète : « Il a donné la loi pour aide. » (Isaïe, VIII.) Et saint Paul dit aussi qu’elle a été donnée comme un maître aux enfants, pour les instruire, les garder et les empêcher d’oublier ce qu’on leur avait d’abord appris. » (Gal., III, 24.) Et ce qui prouve que toute la science de la loi a été donnée à l’homme dès sa création, c’est que nous voyons tous les saints l’observer avant Moïse, et même avant le déluge. Comment Abel pouvait-il apprendre, sans le précepte formel de la loi, qu’il fallait offrir à Dieu les prémices de son troupeau, et lui immoler ses plus grasses brebis, s’il ne l’avait su par une inspiration naturelle ? (Gen., IV.) Comment Noé eût-il pu distinguer les animaux purs des animaux impurs, sans aucune prescription légale, s’il n’avait pas été intérieurement instruit ? (Gen., IX.) Comment Hénoch apprit-il à marcher si parfaitement en la présence de Dieu, sans avoir la connaissance de la loi ? (Gen., V.) Où Sem et Japhet avaient-ils lu : « Vous ne révélerez pas la honte de votre père ? » (Lev., XVIII, 7.) Et qui les fit marcher à reculons pour couvrir la nudité de leur père ? Qui avertit Abraham de refuser les dépouilles des ennemis, qu’on lui offrait, pour ne pas recevoir ainsi la récompense de ses travaux, et d’offrir à Melchisédech les dîmes que la loi de Moïse prescrivit ensuite ? Comment le même Abraham, comment Loth, avant d’avoir vu briller la lumière de l’Évangile, apprirent-ils à être si charitables envers les voyageurs et les étrangers, et à leur laver les pieds ? Qui enseigna au saint homme Job cette foi si ardente, cette chasteté si pure, cette humilité, cette douceur, cette miséricorde, cette humanité si grande, que ne pratiquent même pas ceux qui savent par cœur l’Évangile ? Quel est celui des saints qui, avant la loi, ne l’a pas observée tout entière ? Quel est celui qui n’a pas suivi cette parole : « Écoute, Israël, ton Seigneur et ton Dieu est seul Dieu » (Deut., VI) ; et celles-ci : « Tu ne feras aucune idole, aucune image de ce qui est au ciel, sur la terre, sous la terre ou dans les eaux ; Honore ton père et ta mère ; Tu ne tueras pas ; Tu ne commettras pas d’adultère ; Tu ne déroberas pas ; Tu ne diras pas de faux témoignages ; Tu ne désireras pas la femme de ton prochain » (Exod. , XX) ; et d’autres préceptes plus importants auxquels ils ont obéi, en devançant non-seulement la loi, mais encore l’Évangile.

24. Ainsi nous comprenons que dans le principe, tout ce que Dieu a créé était parfait, et qu’il n’aurait eu rien à ajouter à cette disposition première, comme imprévoyante ou incomplète, si tout fût resté dans l’état et l’ordre où il avait été créé. Nous devons donc reconnaître que tous ceux qui ont péché avant la loi, et même avant le déluge, ont été très-justement punis de Dieu, et qu’ils n’avaient aucune excuse. Nous éviterons ainsi les calomnies et les blasphèmes de ceux qui, dans leur ignorance de la loi naturelle, accusent le Dieu de l’Ancien Testament, et insultent notre foi par leurs railleries sacrilèges. Comment notre Dieu, disent-ils, s’est-il avisé de promulguer une loi, après tant de milliers d’années, pendant lesquelles il avait laissé les hommes s’en passer. S’il a trouvé que cela serait mieux dans la suite des temps, c’est qu’au commencement du monde sa sagesse était moindre, et qu’il a fallu qu’instruit par l’expérience, il corrigeât et perfectionnât son œuvre : ce qui ne con vient pas à la prescience infinie de Dieu, et serait un blasphème et une odieuse hérésie, puisque l’Ecclésiaste a dit : « J’ai connu que tout ce que Dieu a fait au commencement, demeurera ainsi toute l’éternité. Rien ne peut y être ajouté, et rien ne peut en être retranché. » (Eccl., III, 14.) C’est pourquoi la loi n’est pas établie pour les justes, mais pour les injustes, les désobéissants, les impies et les pécheurs, les scélérats et les impudiques. (I Tim., I, 9.)

Les justes ont pour se conduire cette loi naturelle, vivante dans leur cœur, et n’ont pas besoin de cette loi extérieure écrite, qui n’est donnée que pour aider la loi intérieure. Il est donc évident qu’il ne fallait pas donner la loi écrite dès l’origine ; elle était inutile, parce que la loi naturelle existait et n’était pas entièrement détruite ; et l’observation de la loi de Moïse devait préparer à la perfection de l’Évangile. Les hommes pouvaient-ils entendre cette parole : « Si on vous frappe sur la joue droite, présentez aussi la joue gauche » (S. Matth., V, 39), lorsqu’ils ne se contentaient pas de la loi du talion, et voulaient se venger d’un soufflet par des blessures mortelles, et ôter la vie à ceux qui les avaient privés d’une dent. Comment leur dire : « Aimez vos ennemis, » puisque c’était beaucoup de leur demander d’aimer leurs amis, d’éviter leurs ennemis, et de ne pas les tuer, en se contentant de les haïr ?

25. Venons maintenant à ce qui est dit du démon, qu’il est l’auteur du mensonge et son père ; nous verrons qu’il est absurde de croire que l’Écriture parle dans ce passage de la paternité du démon. Nous avons déjà dit qu’un esprit n’engendre pas un esprit, qu’une âme ne crée pas une autre âme, comme un homme engendre le corps d’un homme. Saint Paul distingue très-bien les deux substances dont nous sommes composés, la chair et l’esprit. « Les pères de notre chair nous ont élevés, et nous les avons respectés. Combien est-il plus juste de nous soumettre au Père des esprits, afin d’avoir la vie! » (Hébr., XII, 9.)

Il n’y a rien de plus clair que cette distinction ? Les hommes sont les pères de notre corps, mais Dieu seul est le Père de nos âmes. Et même dans la formation de nos corps, les hommes ne sont que des instruments, et Dieu reste le Maître absolu. Comme le dit David : « Vos mains, Seigneur, m’ont fait et m’ont façonné » (Ps. CXVIII, 73) ; et le bienheureux Job : « N’avez-vous pas mêlé et épaissi ma chair comme le lait ? Ne m’avez-vous pas affermi par des os et par des nerfs. » (Job, X, 10.) Le Seigneur dit à Jérémie : « Je t’ai connu avant de te former dans le sein de ta mère. » (Jér., I, 5.) L’Ecclésiaste, cependant, jugeant l’origine et la nature des deux substances dont nous sommes composés, par le principe d’où elles sortent et par la fin où elles tendent, explique ainsi leur séparation : « Avant que la poussière retourne à la terre, d’où elle a été tirée, et que l’esprit retourne à Dieu, qui l’a donné. » (Eccl. , XII, 7.) Il ne pouvait dire plus clairement que la matière de la chair, qu’il appelle poussière, et qui vient de l’homme et de son action, est semblable à la terre, qui vient d’une autre terre ; elle doit par conséquent retourner à la terre, tandis que l’esprit, qui n’est pas créé par le moyen de l’homme, et qui nous vient plus particulièrement de Dieu seul, retourne naturellement à son auteur ; ce qui est parfaitement exprimé par le souffle de Dieu qui anima le corps d’Adam. (Gen., II, 7.) Ces témoignages nous montrent avec évidence qu’il n’y a que Dieu qu’on puisse appeler le Père des esprits, parce que c’est lui qui les tire du néant, quand il lui plaît, tandis que les hommes ne sont que les pères de nos corps. Ainsi le démon, considéré comme esprit et comme bon ange, tel qu’il a été créé, n’a pas eu d’autre Père que Dieu son créateur. Lorsqu’il s’est enflé d’orgueil et qu’il a dit dans son cœur : « Je monterai au-dessus des nues, et je serai semblable au Très-Haut » (Isaïe, XIV, 14), il est devenu menteur et il n’est pas resté dans la vérité. Et comme il a tiré le mensonge du trésor de sa malice, « non-seulement il est menteur, mais il est devenu le père du mensonge. » (S. Jean, VIII, 44.) Car il a promis la divinité à l’homme en lui disant : « Vous serez comme des dieux. » (Gen., III, 5.) Il n’est pas resté dans la vérité, mais il est devenu homicide dès le commencement ; il a rendu Adam sujet à la mort, et il a tué Abel par la main de son frère.

Mais voici le jour qui approche et qui termine un entretien auquel nous avons consacré presque deux nuits entières, et j’en profite pour retirer ma barque de cet océan de questions difficiles, et pour rentrer dans le silence comme dans un port assuré. Plus le souffle de l’Esprit-Saint nous poussait, plus nous apercevions l’immensité, selon cette parole de Salomon : « La sagesse nous paraît toujours de plus en plus éloignée de nous ; sa profondeur est infinie ; qui pourra la sonder ? » (Eccl., VII, 25.) Demandons au Seigneur que la crainte ou que la charité, qui ne connaît pas de chute, demeure inébranlable en nous, afin qu’elle nous rende sages parmi les hommes, et invulnérables aux attaques du démon. Avec cette défense, il est impossible que nous tombions dans les pièges de la mort. Ce qui fait la différence entre les parfaits et les imparfaits, c’est que dans les uns, la charité, plus forte et plus mûre, rend plus ferme leur persévérance et plus facile leur sainteté ; tandis que dans les autres, la charité, plus faible, se refroidit plus aisément, et les laisse plus promptement et plus souvent succomber aux tentations du péché.
Les paroles du saint vieillard nous enflammèrent tellement, qu’après avoir goûté la plénitude de sa sagesse, nous en étions plus avides, en sortant de sa cellule qu’en y entrant.

 


In Conférences de Cassien sur la perfection religieuse traduites par E. Cartier, Librairie Poussielgue Frères, Paris, 1868

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