Dialogues de Sulpice Sévère sur les miracles de Saint Martin
Dialogue II
CHAPITRE PREMIER
RÉCIT DE GALLUS
LEÇON DE CHARITÉ DONNÉE PAR SAINT MARTIN A SON ARCHIDIACRE
« Donc, c’était au temps où je venais de quitter les écoles et de m’attacher au bienheureux. Quelques jours plus tard, comme il allait à l’église, nous le suivions. À ce moment vint à sa rencontre un pauvre homme, qui était à demi-nu pendant ces mois d’hiver, et qui le supplia de lui donner un vêtement. Alors l’évêque appela l’archidiacre, et lui ordonna de faire vêtir immédiatement ce malheureux qui grelottait. Puis il entra dans la sacristie, où il se tint seul selon sa coutume.
En effet, même à l’église, il se ménageait ces moments de solitude, en laissant toute liberté aux clercs. Les prêtres siégeaient dans une autre sacristie, recevant des visites, ou occupés à donner audience pour des affaires ; Martin, au contraire, jusqu’à l’heure fixée par la coutume pour l’office public, s’enfermait dans sa solitude. À ce propos, je n’omettrai pas de remarquer que, si Martin s’asseyait dans la sacristie, ce n’était jamais dans la chaire. Même à l’église, jamais on ne l’a vu siéger dans sa chaire, tandis que naguère, et non sans honte, Dieu m’en est témoin, j’ai vu certain évêque juché en l’air sur un trône, sur un siège si élevé qu’on eût dit l’estrade d’un empereur. Quand Martin s’asseyait, c’était sur un escabeau rustique, semblable à ceux des esclaves, un de ces sièges que nous autres, Gaulois rustiques, nous appelons des tripecciae (tabourets), et que vous autres lettrés, ou du moins toi qui arrives de Grèce, vous appelez des trépieds.
« Ce jour-là fut troublée la solitude du bienheureux Martin. Le pauvre en question, voyant que l’archidiacre tardait à lui donner une tunique, fit irruption dans la sacristie, se plaignant d’être oublié par le clerc, pleurant et criant qu’il avait froid. Aussitôt le saint, sans être vu du mendiant et en se cachant de lui, écarta son surplis et de dessous tira sa tunique, dont il couvrit le pauvre en le congédiant. Peu après, entra l’archidiacre : selon l’usage, il avertit l’évêque que le peuple attendait dans l’église, et que le moment était venu de s’avancer vers l’autel pour célébrer l’office. En réponse, Martin déclara, faisant allusion à lui-même, qu’il devait auparavant vêtir le pauvre : il ne pouvait s’avancer dans l’église, tant que le pauvre n’aurait pas reçu le vêtement. L’archidiacre ne comprit pas : l’évêque, en dessus, étant vêtu de son surplis, on ne voyait pas qu’en dessous il était nu. Finalement, l’archidiacre s’excusa de sa négligence, alléguant que le pauvre avait disparu. « Eh bien ! dit Martin, puisque le vêtement est prêt, qu’on me l’apporte : je trouverai bien le pauvre à vêtir ». Alors le clerc, forcé d’obéir, mais déjà la bile en mouvement, courut à une boutique voisine, y prit un vêtement de Bigorre, court et velu, l’acheta cinq pièces d’argent, l’emporta, et, tout colère, vint le jeter aux pieds de Martin, en disant : « Voici le vêtement, mais le pauvre n’est pas là ». L’évêque, sans nullement s’émouvoir, ordonna à l’archidiacre de l’attendre un peu devant la porte. Il voulait se ménager quelques instants de solitude, le temps de couvrir sa nudité avec le vêtement. Il s’appliquait ainsi, de toutes ses forces, à tenir secret ce qu’il avait fait. Mais les saints ont beau faire : comment cacheraient-ils tout cela ? Qu’ils le veuillent ou non, tout finit par se savoir.
CHAPITRE II
LA MESSE DE SAINT MARTIN
GUÉRISON MIRACULEUSE DE DEUX MALADES
« Donc, ainsi vêtu, Martin s’avança dans l’église, pour offrir le sacrifice à Dieu. Or, ce jour-là, se produisit un fait merveilleux que je vais raconter. Comme l’évêque, suivant le rite, bénissait l’autel, nous avons vu jaillir de sa tête un globe de feu, qui s’éleva dans les airs avec un rayonnement lumineux, comme une très longue chevelure de flammes. Cela, nous l’avons vu un jour de grande affluence, au milieu d’une grande multitude de peuple ; et cependant, les seules personnes qui l’aient vu, c’est une des vierges, un des prêtres, trois seulement parmi les moines. Pourquoi tous les autres ne l’ont-ils pas vu ? De cela, nous ne saurions être juges.
« Vers le même temps, Evanthius, mon oncle maternel, un homme profondément chrétien malgré ses occupations mondaines, fut en proie à une très grave maladie. Étant à l’extrémité, en danger de mort, il fit appeler Martin. Sans tarder, celui-ci accourut. Mais, avant que le bienheureux eût fait la moitié du chemin, la vertu de son approche se fit sentir : le malade recouvra aussitôt la santé, et s’avança lui-même au-devant de nous.
« Le lendemain, comme Martin voulait s’en retourner, Evanthius le retint à force de prières. Sur ces entrefaites, un des esclaves de la maison fut piqué à mort par un serpent. Le malheureux, par l’effet du venin, était déjà comme inanimé. Alors, Evanthius lui-même le prit sur ses épaules, et alla le déposer aux pieds du saint homme, à qui, croyait-il, rien n’était impossible.
Déjà le mal, serpentant dans tous les membres, s’était répandu partout : on pouvait voir sur toutes les veines la peau enflée, et les organes vitaux tendus comme une outre. Martin étendit la main, toucha tous les membres de l’esclave, fixa son doigt près de la petite blessure par où la bête avait infusé son venin. Alors, se produisit encore un fait merveilleux, que je vais dire. Nous avons vu le venin, appelé de toute part, accourir sous le doigt de Martin. Ensuite, par ce trou exigu de la plaie, l’humeur empoisonnée coula en abondance avec le sang, comme des mamelles des chèvres ou des brebis, pressées par la main des bergers, coule à flots un long filet de lait. L’esclave se leva guéri. Et nous, stupéfaits d’un si grand miracle, contraints par l’évidence même de la vérité, nous proclamions que personne, sous le ciel, ne pouvait imiter Martin.
CHAPITRE III
LE CHARIOT ENCHANTÉ
« Peu de temps après, nous cheminions avec Martin, qui visitait ses paroisses. Nous autres, je ne sais pour quelle raison, nous avions dû nous arrêter ; l’évêque nous avait un peu devancés. À ce moment, sur la chaussée publique, venait un chariot du fisc, plein de gens de la milice. En apercevant Martin, qui était enveloppé dans un vêtement à poils rudes, un pallium noir et pendant, les mules attelées de son côté prennent peur, et se rejettent un peu de l’autre côté. Par là, elles emmêlent les traits, et mettent le désordre dans cette longue file d’attelages, où l’on groupe, comme vous l’avez vu souvent, ces malheureux animaux. On les dégage non sans peine : cause de retard pour des gens pressés. Fâchés de ce contretemps, les gens de la milice sautent précipitamment à terre. Puis ils se mettent à frapper Martin à coups de fouets et de bâtons. Lui reste muet, et, avec une incroyable patience, présente le dos à ses bourreaux. Par là, il redouble la folie des misérables, d’autant plus furieux qu’il avait l’air de ne pas sentir les coups et de les mépriser. Enfin, nous le rejoignons : nous le trouvons affreusement ensanglanté, meurtri sur toutes les parties du corps, étendu sur le sol, comme inanimé. Aussitôt, nous le remettons sur son âne, et, maudissant le lieu de cet attentat, nous nous éloignons en toute hâte.
« Cependant, les gens de la milice, une fois leur fureur assouvie, reviennent à leur chariot ; ils ordonnent de poursuivre la route, en poussant les mules. Mais toutes les bêtes restent fixées au sol, raides comme des statues d’airain. En vain, les conducteurs élèvent la voix, font claquer leurs fouets à droite et à gauche : les bêtes ne bougent pas. Alors, tous les voyageurs se lèvent pour frapper ensemble : sur le dos des mules à châtier, s’usent les fouets gaulois. On va dépouiller tous les arbres du voisinage, on assomme les bêtes avec de vraies poutres : les mains des bourreaux n’y font rien, et toujours au même endroit restent les mules, immobiles comme des statues. Les malheureux hommes ne savent plus que faire. Ils ne peuvent plus dissimuler leur terreur : malgré leur brutalité, ils reconnaissent qu’une puissance divine les retient en place.
« Enfin, ils rentrent en eux-mêmes : ils commencent à se demander quel était cet homme, tout à l’heure maltraité par eux au même endroit. Ils interrogent des passants : ils apprennent que l’homme si cruellement frappé par eux, c’était Martin. Alors apparaît à tous la cause évidente de leur aventure : ils ne peuvent plus ignorer qu’ils sont retenus à cause de leur attentat contre cet homme-là. Donc tous, à pas rapides, s’élancent à notre suite. Conscients de leur forfait et de leur crime, honteux et confus, pleurant, la tête et le visage couverts d’une poussière dont ils s’étaient souillés eux-mêmes, ils se jettent aux genoux de Martin, implorant leur pardon, lui demandant la permission de s’en aller. Ils avaient été assez punis, disaient-ils, par les remords de leur conscience ; ils avaient assez compris que sur place la terre aurait pu les engloutir vivants, ou plutôt qu’ils auraient dû perdre tout sentiment et être changés en durs rochers immobiles, comme ils avaient vu leurs bêtes clouées au sol ; ils priaient, ils suppliaient Martin de leur pardonner leur crime et de leur accorder l’autorisation de s’en aller.
« Même avant l’arrivée de ces gens, le bienheureux savait qu’ils étaient retenus là-bas ; et il nous l’avait dit lui-même auparavant. Il n’en eut pas moins la bonté de leur pardonner ; et il leur permit de s’en aller, leurs animaux étant remis en état.
CHAPITRE IV
SAINT MARTIN RESSUSCITE UN ENFANT
« Je l’ai souvent remarqué, Sulpicius, Martin te répétait souvent que, depuis son épiscopat, il n’avait plus le don des miracles avec autant d’abondance qu’il se rappelait l’avoir eu auparavant. Si cela est vrai, ou plutôt, comme cela est vrai, nous pouvons conjecturer quels grands miracles il opéra étant moine, seul et sans témoin, lui que nous avons vu, pendant son épiscopat, faire de si grands miracles sous les yeux de tous. Beaucoup de ces prodiges antérieurs ont été portés à la connaissance du monde et n’ont pu être cachés ; mais innombrables sont, dit-on, ceux que, par souci d’éviter la vanité, il a tenus secrets et n’a pas laissés parvenir à la connaissance des hommes. Il s’était élevé au-dessus de la nature humaine ; dans la conscience qu’il avait de sa puissance, il foulait aux pieds la gloire du monde, ne voulant de témoin que le ciel. La vérité de cette assertion, nous pouvons en juger même d’après les prodiges qui nous sont connus, et qui n’ont pu rester secrets. Avant son épiscopat, Martin rendit à la vie deux morts, comme ton livre l’a raconté en détail ; mais depuis son épiscopat, et je m’étonne que tu aies passé cela sous silence, il en a ressuscité encore un, un seul. De la chose, je suis témoin, si toutefois vous ne doutez pas de la valeur de mon témoignage. Ce miracle, comment il s’est accompli, je vais vous l’expliquer.
« Je ne sais pour quelle raison, nous nous rendions à l’oppidum des Carnutes (Chartres). Comme nous traversions un bourg peuplé d’une multitude d’habitants, une foule énorme vint au-devant de nous. Elle était entièrement composée de païens ; Car personne, dans ce bourg, ne connaissait un chrétien. Mais, à la nouvelle du passage d’un si grand homme, toute la campagne au loin s’était couverte d’une multitude de gens, affluant de toutes parts. Martin sentit qu’il fallait opérer. L’Esprit saint s’annonçant en lui, il eut un frémissement. D’une voix surhumaine, il prêchait aux Gentils le verbe de Dieu, et souvent demandait en gémissant pourquoi une si grande foule ne connaissait pas le Seigneur Sauveur. Cependant, comme une multitude incroyable nous entourait, une femme, dont le fils venait de mourir, présenta au bienheureux, sur ses bras tendus, le corps inanimé, en disant : « Nous savons que tu es ami de Dieu. Rends-moi mon fils ; car c’est mon fils unique ». Toute la foule se joignit à elle, mêlant ses cris aux prières de la mère. Alors Martin vit que pour le salut des spectateurs dans l’attente, comme plus tard il nous le disait lui-même, il pouvait obtenir un miracle. Il prit dans ses bras le corps du défunt. Sous les yeux de tous, il s’agenouilla. Sa prière terminée, il se leva, et remit à la mère son petit enfant rendu à la vie.
« Alors, toute la multitude poussa jusqu’au ciel de grands cris, proclamant que le Christ était Dieu. Enfin tous, par groupes, commencèrent à se précipiter aux genoux du bienheureux, demandant avec foi qu’il les fît chrétiens. Sans tarder, au milieu du champ où ils étaient, Martin leur imposa les mains à tous et les fit tous catéchumènes. Se tournant vers nous, il disait qu’on pouvait bien en plein champ faire des catéchumènes, puisque là se faisait ordinairement la consécration des martyrs ».
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