I
Voici ce qui se passa un jour au Paradis. Çakyamouni flânait, seul, le long du bord de l’étang des Lotus. Les nénuphars épanouis avaient une blancheur de perle et, du cœur de chacune des fleurs, les corolles dorées épanchaient sans cesse à l’entour un délicat parfum indiciblement doux. C’était le matin, semblait-il, au Paradis.
Enfin, Çakyamouni s’arrêta, toujours au bord de l’étang, regarda, sans intention particulière, ce qui se passait en bas, à travers les feuilles qui tapissaient la surface de l’eau. Comme l’étang des lotus se trouvait juste au-dessus du fond de l’Enfer, l’eau cristalline laissait apercevoir, à travers elle, le fleuve des Trois Routes et le paysage du mont des Aiguilles aussi nettement que dans une loupe.
C’est alors que le regard de Çakyamouni se fixa sur un nommé Kandata qui se débattait au fond de l’Enfer parmi le grouillement des damnés. C’était un célèbre malfaiteur qui avait commis de nombreux forfaits, meurtres, incendies… En dépit de tout cela, il avait à son compte une bonne action, une seule. Voici ce qui s’était passé : traversant par hasard une forêt profonde, il avait aperçu une petite araignée qui avançait le long de son chemin. À peine avait-il pensé à l’écraser sous son pied qu’il s’était ravisé de sa décision meurtrière, disant : « Non, non ! toute petite qu’elle est, elle a une vie. Il serait cruel de la lui arracher. » Et, sans la tuer, il l’avait laissée s’en aller.
Épiant ce qui se passait dans l’Enfer, Çakyamouni se rappela cette pitié de Kandata à l’égard de la bestiole. Il lui vint alors à l’esprit de le racheter, si cela était possible, de l’Enfer, en récompense de cette action méritoire. Par chance, tout à côté de lui, une araignée du Paradis, d’un fil argenté tissait sa toile sur le saphir des feuilles de lotus. Çakyamouni saisit calmement ce fil dans sa main et, à travers les nénuphars à la blancheur de perle, le laissa choir vers le fond lointain de l’Enfer.
II
Et là, au fond de l’Enfer, dans l’étang de sang, Kandata flottait, tantôt émergeant, tantôt submergé, avec les autres damnés. De quelque côté qu’il se tournât, une obscurité dense régnait ; seul, par moments, s’en détachait à peine l’éclat étincelant du terrible mont des Aiguilles. Kandata ressentait une angoisse inexprimable. Un silence accablant, semblable à celui d’un cimetière, s’établissait à l’entour, hormis quelques soupirs presque imperceptibles que poussaient les damnés. Peut-être, ces derniers, épuisés depuis longtemps par les tortures infernales, avaient-ils perdu même la force de pleurer. Lui aussi, ce voleur réputé qu’était Kandata, s’étouffant dans le sang, se contorsionnait en vain comme une grenouille à l’agonie.
À un certain moment, levant la tête par hasard, Kandata tourna son regard vers le dôme qui couvrait de sa voûte l’étang de sang. Il aperçut alors, dans l’obscurité silencieuse, un fil d’araignée scintillant qui, du ciel infiniment lointain, descendait vers lui, comme s’il cherchait à passer inaperçu, tout en se dévidant d’une façon continue. À cette vue, Kandata, ravi, battit des mains. Si, s’accrochant à ce fil, il montait sans s’arrêter, il ne manquerait pas de s’échapper de l’Enfer ! Peut-être même pourrait-il espérer, si tout marchait pour le mieux, se faufiler au Paradis. Plus de supplices alors, ni de crainte d’être envoyé de force sur le mont des Aiguilles ou d’être précipité dans l’Étang de sang.
Dans cet espoir, Kandata s’empressa de saisir fermement le fil de ses mains et se mit à grimper de toutes ses forces, cherchant à s’élever toujours davantage. D’ailleurs, il était parfaitement, et depuis longtemps, habitué à ce genre d’exercice, habile voleur qu’il était.
Mais l’Enfer se trouvait à quelques dizaines de milliers de lieues en dessous du Paradis. Malgré sa hâte fébrile, ses efforts ne le conduisaient pas facilement au succès. Après plusieurs tractions à pleins bras, il s’épuisa, incapable de tenter un seul effort de plus. Alors, voulant prendre un instant de repos, toujours accroché au fil, il regarda vers le bas.
À vrai dire, sa lutte acharnée n’avait pas été vaine : l’Étang de sang qu’il avait quitté tout à l’heure s’était déjà estompé au fond de l’obscurité. L’étincellement lointain du terrible mont des Aiguilles se trouvait aussi au-dessous de ses pieds. À ce rythme, peut-être la fuite hors de l’Enfer se réaliserait-elle plus facilement qu’il ne s’y était attendu. Enroulant autour de son bras le fil de l’araignée, il dit avec un sourire de satisfaction : « Ça y est ! Ça y est ! » sur un ton oublié depuis son arrivée dans ce lieu, il y avait de cela combien d’années. Mais, que se passait-il en bas ? Il s’avisa soudain qu’à l’extrémité inférieure du fil d’araignée d’innombrables damnés, à sa suite, telle une file de fourmis, grimpaient péniblement dans sa direction. À cette vue, affolé et interdit, un moment, bouche bée et comme stupide, Kandata ne put rien faire d’autre que rouler ses gros yeux. Ce fil mince, à peine suffisant pour le soutenir, comment pourrait-il résister au poids de cette légion ? Une rupture du fil le précipiterait lui aussi avec eux, lui qui s’était hissé avec tant de peine jusqu’ici, le précipiterait tête première dans l’Enfer d’où il était sorti. Il lui fallait à tout prix conjurer une telle éventualité, Pendant ce temps, les damnés, par centaines, par milliers, surgissant les uns après les autres du fond obscur de l’Étang de sang, gravissaient sans répit, obstinés comme des chenilles, le long du fil d’araignée, mince et argenté. Il fallait les arrêter d’une manière ou d’une autre, avant qu’il ne fût trop tard ; sinon, le fil finirait par se rompre.
Alors, Kandata vociféra de toute sa force : « Eh, damnés ! C’est à moi, ce fil-là ! Qui vous a dit de monter ? Descendez ! Descendez !… »
À peine eut-il dit ces mots que le fil, qui avait tenu bon jusque-là, se rompit – comment aurait-il pu résister ? – avec un crissement aigu, là où Kandata s’accrochait. En un clin d’œil, il fut précipité vers le bas, dans un sifflement d’air, comme une toupie et, tête première, plongea au fond de la nuit.
Après la catastrophe, seul pendait encore le fil d’araignée du Paradis, coupé net en son milieu, mince et argenté dans le ciel sans lune ni étoiles.
III
Çakyamouni, au bord de l’étang des Lotus du Paradis, avait regardé sans bouger ce qui s’était passé. Lorsque Kandata eut été englouti, comme une pierre, au fond de l’Étang de sang, il se remit à flâner, le visage attristé. Il avait éprouvé une profonde tristesse mêlée de mépris devant l’égoïsme de Kandata qui voulait échapper, seul, à son sort de damné, et sa rechute au fond de l’Enfer qu’il méritait cette fois inexorablement.
Mais cet événement avait laissé indifférents les nénuphars de l’étang du Paradis. Blanches comme des perles, leurs fleurs se balançaient aux pieds de Çakyamouni et leurs corolles dorées ne cessaient d’épancher à l’entour leur délicat parfum indiciblement doux. Il allait être midi au Paradis…
Akutagawa Ryûnosuke, Rashômon et autres contes, Gallimard, Paris, 1965, p. 133-136
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