CHAPITRE XIV
SAINT MARTIN ARRÊTE UN INCENDIE
IL DÉTRUIT UN TEMPLE PAÏEN AVEC LE CONCOURS DE DEUX ANGES
À peu près vers la même époque, Martin opéra un miracle semblable. Dans un bourg se trouvait un temple fort ancien, auquel il avait mis le feu ; les flammes, poussées par le vent atteignirent une maison voisine, qui y était même attenante.
Dès qu’il s’en aperçut, Martin monta rapidement sur le toit, et se présenta aux flammes comme un obstacle pour les arrêter. Alors vous auriez pu voir, par un miracle étonnant, les flammes repoussées contre la direction du vent, et ces deux éléments lutter en quelque sorte l’un contre l’autre. Ainsi, par la puissance de Martin, le feu n’agit que, dans l’endroit où il le lui permit. Martin voulant encore renverser un temple païen que la superstition avait rendu prodigieusement riche, et qui était situé dans un bourg nommé Leprosum 1, un grand nombre de païens s’opposèrent à son dessein, et le repoussèrent en l’accablant d’injures. C’est pourquoi il se retira dans un endroit voisin, et là, pendant trois jours, revêtu d’un cilice et couvert de cendres, jeûnant et priant, il suppliait le Seigneur de détruire ce temple par sa toute-puissance, puisque la main de l’homme n’avait pu le renverser. Tout à coup deux anges, armés de lances et de boucliers, comme les soldats de la milice céleste, se présentèrent à lui, et lui dirent qu’ils étaient envoyés par le Seigneur pour mettre en fuite cette troupe de paysans ; et le protéger, si on voulait lui résister pendant la destruction du temple ; qu’il y retournât donc pour accomplir avec ardeur l’œuvre qu’il avait commencée. Il revint donc au bourg, et à la vue de la foule des païens, sans qu’aucun d’eux s’y opposât, il détruisit le temple jusque dans ses fondements, et réduisit en poudre tous les autels et les idoles. À cette vue, les paysans, comprenant que c’était pour favoriser le dessein de l’évêque que la puissance divine les avait frappés d’effroi et de stupeur, crurent presque tous en Jésus-Christ, et confessèrent publiquement et à haute voix qu’il fallait adorer le Dieu de Martin, et rejeter les idoles qui ne pouvaient leur être d’aucun secours.
CHAPITRE XV
PRÉDICATION ET MIRACLES DE SAINT MARTIN AU PAYS DES ÉDUENS
Je vais raconter maintenant ce qu’il fit dans un bourg des Éduens 2. Pendant qu’il y renversait encore un temple de la même manière, une multitude de païens furieux se précipita sur lui, l’épée à la main. Martin, rejetant son manteau présenta son cou nu à l’assassin. Le païen n’hésite pas ; mais, au moment où il élève le bras, il tombe à la renverse, et, saisi d’une frayeur miraculeuse, il demande pardon. Voici encore un fait du même genre : Martin était occupé à renverser des idoles, un païen voulut lui donner un coup de couteau ; au moment où il allait le frapper, le fer s’échappa de ses mains et disparut. La plupart du temps, lorsque les paysans s’opposaient à la destruction de leurs temples, il touchait tellement leurs cœurs en leur annonçant la parole de Dieu, qu’éclairés de la lumière de la vérité, ils les renversaient de leurs propres mains.
CHAPITRE XVI
GUÉRISON MIRACULEUSE D’UNE PARALYTIQUE A TREVES
Martin était si puissant pour la guérison des malades, que presque tous ceux qui venaient à lui étaient guéris. L’exemple suivant en est la preuve. Il se trouvait à Trèves une jeune fille atteinte d’une paralysie si complète, que tous ses membres, depuis longtemps, lui refusaient leur service ; ils étaient déjà comme morts, et elle ne tenait plus à la vie que par un souffle. Ses parents accablés de tristesse, étaient là n’attendant plus que sa mort, lorsqu’on apprit que Martin venait d’arriver dans la ville. Aussitôt, que le père de la jeune fille en est instruit, il y court tout tremblant, et implore Martin pour sa fille mourante. Par hasard le saint évêque était déjà entré dans l’église ; là, en présence du peuple et de beaucoup d’autres évêques, le vieillard, poussant des cris de douleur, embrasse ses genoux, et lui dit : « Ma fille se meurt d’une maladie terrible, et ce qu’il y a de plus affreux, c’est que ses membres, bien qu’ils vivent encore, sont comme morts et privés de tout mouvement. Je vous supplie de venir la bénir, car j’ai la ferme confiance, que vous lui rendrez la santé. » Martin, étonné de ces paroles qui le couvrent de confusion, s’excuse, en disant qu’il n’a pas ce pouvoir, que le vieillard se trompe, et qu’il n’est pas digne que le Seigneur se serve de lui pour faire un miracle. Le père, tout en larmes, insiste plus vivement encore, et le supplie de visiter sa fille mourante. Martin se rend enfin aux prières des évêques présents, et vient à la maison de la jeune fille. Une grande foule se tient à la porte, attendant ce que le serviteur de Dieu va faire. Et d’abord, ayant recours à ses armes ordinaires, il se prosterne à terre et prie ; ensuite, regardant la malade, il demande de l’huile ; après l’avoir bénite, il en verse une certaine quantité dans la bouche de la jeune fille, et la voix lui revient aussitôt ; puis, peu à peu, par le contact de la main de Martin, ses membres, les uns après les autres, commencent à reprendre la vie ; enfin, ses forces reviennent, et elle peut se tenir debout devant le peuple.
CHAPITRE XVII
GUÉRISON DE DÉMONIAQUES
À la même époque, Tétradius, personnage consulaire, avait un esclave possédé du démon, et qui allait faire une fin déplorable. On pria Martin de lui imposer les mains, et il se le fit amener. Mais on ne put faire sortir le possédé de la cellule, car il mordait cruellement ceux qui s’en approchaient. Alors Tétradius, se jetant aux pieds de Martin, le supplia de venir lui-même dans la maison où se trouvait le démoniaque ; mais il refusa, disant qu’il ne pouvait entrer dans la demeure d’un profane, et d’un païen. Tétradius était encore plongé dans les erreurs du paganisme ; mais il promit de se faire chrétien, si son serviteur était délivré du démon. C’est pourquoi Martin imposa les mains à l’esclave, et en chassa l’esprit immonde. À cette vue, Tétradius crut en Jésus-Christ. Il fut aussitôt fait catéchumène, baptisé peu de temps après, et depuis lors il eut toujours un respect affectueux pour Martin, l’auteur de son salut. Vers la même époque et dans la même ville, Martin, étant entré dans la maison d’un père de famille, s’arrêta sur le seuil, disant qu’il voyait un affreux démon dans le vestibule. Au moment où Martin lui commandait de sortir, il s’empara d’un esclave qui se trouvait dans l’intérieur de la maison ; ce malheureux se mit aussitôt à mordre et à déchirer tous ceux qui se présentaient à lui. Toute la maison est dans le trouble et l’effroi ; le peuple prend la fuite. Martin s’avance vers le furieux, et lui commande d’abord de s’arrêter ; mais il grinçait des dents, et, ouvrant la bouche, menaçait de le mordre ; Martin y met ses doigts : « Dévore-les, si tu en as le pouvoir, » lui dit-il. Alors le possédé, comme si on lui eut plongé un fer rouge dans la gorge, recula pour éviter de toucher les doigts du Saint. Enfin le diable, forcé par les souffrances et les tourments qu’il endurait de quitter le corps de l’esclave, et ne pouvant sortir par sa bouche, s’échappa par les voies inférieures, en laissant des traces dégoûtantes de son passage.
CHAPITRE XVIII
SAINT MARTIN FORCE UN DÉMON A DÉNONCER LUI-MÊME SES MENSONGES
GUÉRISON D’UN LÉPREUX A PARIS
Cependant le bruit d’une attaque des barbares ayant inquiété les habitants de la ville, Martin se fit amener un démoniaque, et lui commanda de dire si cette nouvelle était vraie. Celui-ci, avoua qu’ils étaient dix démons qui faisaient courir ce bruit parmi le peuple, afin, du moins, que la crainte fit sortir Martin de la ville ; les barbares n’avaient aucunement l’intention de faire une irruption. L’esprit immonde, ayant fait cet aveu au milieu de l’église, délivra la cité de la crainte et du trouble qui l’agitaient. Un jour qu’il entrait à Paris, comme il passait par une des portes de cette cité, avec une grande foule de peuple, il bénit et baisa un lépreux dont la figure affreuse faisait horreur à tous ; celui-ci fut aussi tôt guéri et vint le lendemain à l’église, avec un visage, sain et vermeil rendre grâces à Dieu pour la santé qu’il avait recouvrée. Mais ce que nous ne pouvons nous dispenser de dire c’est que les fils des vêtements ou du cilice de Martin opérèrent de fréquentés guérisons ; appliqués aux doigts ou au cou des malades, ils les délivraient de leurs infirmités.
CHAPITRE XIX
GUÉRISON OPÉRÉE PAR UNE LETTRE DE SAINT MARTIN
IL GUÉRIT D’UN MAL D’YEUX SON AMI PAULIN (DE NOLE)
LUI-MÊME, BLESSÉ DANS UNE CHUTE, EST SOIGNÉ PAR UN ANGE
Arborius, ancien préfet, homme plein de foi et de piété, dont la fille était affectée d’une fièvre quarte très violente, lui mit sur la poitrine une lettre de Martin, qui lui était tombée par hasard entre les mains, et aussitôt la fièvre cessa. Cette guérison toucha tellement Arborius, qu’il consacra sur-le-champ sa fille, à Dieu, et la voua à une virginité perpétuelle. Il partit ensuite pour aller trouver Martin, lui présenta sa fille qu’il avait guérie, quoiqu’étant absent, comme une preuve vivante de ce miracle, et ne souffrit pas qu’un autre que Martin lui donnât le voile. Paulin, qui devait donner plus tard d’illustres exemples, fut attaqué d’un mal d’yeux qui le faisait beaucoup souffrir ; déjà la pupille de son œil se couvrait d’une taie très épaisse. Martin lui toucha l’œil avec un pinceau ; aussitôt la douleur cessa, et il fut guéri. Un jour, Martin tomba lui-même d’un étage supérieur, en roulant sur les marches raboteuses de l’escalier ; et se fit plusieurs blessures. Étendu presque sans vie dans sa cellule, il éprouvait de cruelles souffrances, lorsque, pendant la nuit un ange lui apparut, lava ses blessures et oignit ses membres contusionnés d’un onguent salutaire, si bien que le lendemain, rendu à la santé, il ne paraissait avoir éprouvé aucun accident. Mais comme il serait trop long de raconter en détail tous les miracles de Martin, je me contenterai de rappeler les plus remarquables, pour épargner l’ennui que je pourrais causer au lecteur, si j’en rapportais un trop grand nombre.
CHAPITRE XX
SAINT MARTIN A LA TABLE DE L’EMPEREUR MAXIME
Après des faits si grands, si merveilleux, en voici quelques autres qui sembleraient peu importants, si l’on ne devait pas placer au premier rang, surtout à notre époque où tout est dépravé et corrompu, la fermeté d’un évêque refusant de s’humilier jusqu’à aduler le pouvoir impérial. Quelques évêques étaient, venus de différentes contrées à la cour de l’empereur, Maxime, homme fier, et que ses victoires dans les guerres civiles avaient encore enflé, et ils s’abaissaient jusqu’à placer leur caractère sacré sous le patronage de l’empereur ; Martin, seul, conservait la dignité de l’apôtre. En effet, obligé d’intercéder auprès de l’empereur pour quelques personnes, il commanda plutôt qu’il ne pria. Souvent invité par Maxime à s’asseoir à sa table, il refusa, disant qu’il ne pouvait manger avec un homme qui avait détrôné un empereur et, en avait fait mourir un autre. Maxime lui assura que c’était contre son gré qu’il était monté sur le trône ; qu’il y avait été forcé ; qu’il n’avait employé les armes que pour soutenir la souveraineté que les soldats, sans doute par la volonté de Dieu, lui avaient imposée ; que la victoire si étonnante qu’il avait remportée prouvait bien que Dieu combattait pour lui, et que tous ceux de ses ennemis qui étaient morts n’avaient péri que sur le champ de bataille. Martin se rendit à la fin soit aux raisons de l’empereur, soit à ses prières, et vint à ce repas ; à la grande joie du prince qui avait obtenu ce qu’il désirait si ardemment. Les convives, réunis comme pour un jour de fête, étaient des personnages grands et illustres ; il y avait Évodius, en même temps préfet et consul, le plus juste des hommes, et deux comtes très puissants, l’un frère et l’autre oncle de l’empereur. Le prêtre qui avait accompagné Martin était placé entre ces deux derniers ; quant à celui-ci, il occupait un petit siège près de l’empereur. À peu près vers le milieu du repas, l’échanson, selon l’usage, présenta une coupe à l’empereur, qui ordonna de la porter au saint évêque ; car il espérait et désirait vivement la recevoir ensuite de sa main. Mais Martin, après avoir bu, passa la coupe à son prêtre, ne trouvant personne plus digne de boire le premier après lui, et croyant manquer à son devoir en préférât au prêtre soit l’empereur, soit le plus élevé en dignité après lui. L’empereur et tous les assistants admirèrent tellement cette action, que le mépris qu’il avait montré pour eux fût précisément ce qui leur plut davantage. Le bruit se répandit dans tout le palais que Martin avait fait à la table de l’empereur ce qu’aucun évêque n’aurait osé faire à la table des juges les moins puissants. Il prédit aussi à Maxime, longtemps avant l’événement, que s’il allait en Italie, comme il en avait l’intention, pour combattre l’empereur Valentinien, il serait d’abord victorieux, mais qu’il périrait peu de temps après. Nous avons vu que cette prophétie se vérifia ; car, dès que Maxime se présenta, Valentinien prit la fuite ; mais un an après, ayant réparé ses pertes, il tua Maxime, qu’il avait fait prisonnier dans Aquilée.
CHAPITRE XXI
LE DIABLE DÉMASQUÉ
SA VENGEANCE
C’est un fait constant que Martin vit souvent des anges s’entretenir, ensemble devant lui. Il voyait aussi le démon si clairement, qu’il le distinguait toujours par quelque signe sensible, soit qu’il voulut se renfermer dans sa propre substance, soit qu’il prît les formes diverses que revêt l’esprit de malice. Aussi, le diable, ne pouvant dissimuler sa présence, ni le tromper, l’accablait-il souvent d’outrages. Un jour, tenant une corne de bœuf ensanglantée, il entra précipitamment dans sa cellule avec de grands cris, lui montrant sa main dégoulinante de sang ; et, faisant éclater la joie que lui causait le crime qu’il venait de commettre, il dit : « Martin, qu’est devenue ta puissance ? je viens de tuer l’un des tiens. » Aussitôt Martin, rassemblant les frères, leur raconte ce que vient de lui apprendre le démon, et leur ordonne d’aller examiner soigneusement dans chaque cellule quel est celui que ce malheur vient de frapper. Ils reviennent, et lui disent qu’aucun des moines ne manque, mais qu’un paysan, qu’on a loué pour transporter du bois sur un chariot, est parti pour la forêt. Il ordonne donc à quelques frères d’aller à sa rencontre. Étant partis, ils le trouvent, presque inanimé, non, loin du monastère. Sur le point d’expirer, il leur découvre la cause de sa mort et de ses blessures. « Pendant que, près de mes bœufs, je renouais le joug, dont les liens s’étaient relâchés, l’un d’eux, dégageant sa, tète, m’a donné un coup de corne dans l’aine. » Peu de temps après il expira ; il aura su sans doute par quel secret jugement le Seigneur, avait donné au démon une telle puissance : Ce qu’il y avait de merveilleux en Martin, c’est qu’il prédit aux frères non seulement l’événement que nous venons de rapporter, mais encore beaucoup d’autres du même genre.
CHAPITRE XXII
SAINT MARTIN CHERCHE À CONVERTIR LE DIABLE
Le démon, usant de mille artifices pour tromper le saint homme, se présentait fréquemment à lui sous les formes les plus variées, quelquefois sous celle de Jupiter, la plupart du temps sous celle de Mercure, et même souvent de Vénus ou de Minerve. Martin luttait intrépidement contre lui, soutenu par le signe de la croix et la prière. On entendait très souvent dans sa cellule une troupe de démons l’insulter grossièrement ; mais, sachant que tout cela n’était qu’illusion et mensonge, il ne s’en inquiétait nullement. Quelques-uns des frères attestent qu’ils ont entendu le démon reprocher à Martin, d’une manière injurieuse, d’avoir introduit dans le monastère des frères qui avaient perdu la grâce du baptême en tombant dans diverses erreurs, de les avoir reçus après leur conversion ; et en même temps le malin esprit énumérait leurs crimes. Martin, lui résistant toujours, répondait que les anciennes fautes sont effacées par une vie meilleure, et que, comptant sur la miséricorde du Seigneur, l’Église doit absoudre ceux qui renoncent à leurs péchés. Le démon osa le contredire, prétendit que les pécheurs ne peuvent obtenir leur pardon, et que le Seigneur n’a aucune indulgence, pour ceux qui une fois sont tombés. Alors Martin s’écria : « Si toi-même, misérable que tu es, tu cessais de tenter les hommes et si tu faisais pénitence de tes crimes, même en ce moment que le jour du jugement est proche, me confiant dans le Seigneur Jésus, je te promettrais miséricorde. » Oh ! quelle sainte présomption de la miséricorde du Seigneur ! Si ces paroles de Martin ne peuvent faire autorité en cela ; elles montrent du moins la bonté de son cœur. Puisque j’ai commencé à parler du diable et de ses artifices, quoique je semble m’éloigner ici de mon sujet, il ne sera cependant pas hors de propos de raconter le fait suivant, parce qu’il nous aidera à mieux connaître la puissance de Martin, et qu’il est bon de conserver la mémoire d’un fait si digne d’admiration, qui nous fera tenir sur nos gardes, si jamais quelque chose de pareil nous arrivait.
Vie de Saint Martin par Sulpice Sévère, disciple de Saint Martin, traduit du latin par M. Richard Viot, Imprimerie Ad Mame et Cie, 1861
Version audio disponible ici.
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