Dès qu’il arrive à Alexandrie, Sophrone se fait remettre par le patriarche Cyrus les neuf chapitres qui constituent le projet d’union avec les sévériens, sur la base du monoénergisme. Que le pape d’Alexandrie ait consenti, montre l’influence qu’avait ce vénérable vieillard (il devait avoir 80 ans). Les chapitres rédigés par Cyrus contenaient une doctrine christologique que l’on a appelée néo-chalcédonienne, c’est-à-dire une réinterprétation du dogme de Chalcédoine dans la terminologie plus moniste de S. Cyrille d’ Alexandrie.
Il n’y avait là rien de nouveau par rapport à l’attitude de reformulation théologique de Chalcédoine inaugurée par Justinien et couronnée au Ve Concile Œcuménique de 553. Mais le chapitre n° VII faisait un pas de plus qui, aux yeux’ de Sophrone, franchissait la limite de l’Orthodoxie : « Le même et unique Christ et Fils a opéré aussi bien ce qui était divin que ce qui était humain par Viatique énergie théandrique, ainsi que l’enseigne S. Denys l’Aréopagite ». Sa réaction ne se fit pas attendre :
À la première lecture il éleva des plaintes et des protestations, conjurant Cyrus avec maintes larmes et le suppliant, prosterné à ses pieds, de ne pas proclamer du haut de la chaire aucune de ces choses qui allaient contre l’Eglise Catholique de Dieu, car elles étaient clairement apollinaristes 1.
Ce récit est si saisissant qu’il semble écrit par un témoin oculaire. Maxime était-il avec Sophrone ? Des lettres adressées à la même époque par Maxime à des correspondants d’Alexandrie nous inclinent plutôt à supposer qu’il était tenu étroitement au ; courant des événements, probablement par Sophrone lui-même, mais qu’il était resté à Carthage où, après le départ de Sophrone, il vivait sous l’autorité d’un autre abbé appelé Conon (Lettre XXV).
Quant à Sophrone, il est maintenant engagé dans un combat où se joue la foi mais aussi, et cela compte énormément pour j les évêques, impériaux, l’avenir de l’Empire chrétien, dans tout £ le fond de la Méditerranée. Par naïveté ou pour en avoir le cœur net, il-part, pour Constantinople et demande au Patriarche Ser — gins, le sauveur de la Nouvelle Rome en 626 et l’auteur de cette tentative de la » dernière chance qu’est le monoénergisme, d’inter- ’â venir contre Cyrus, ce même Cyrus que le Patriarche a lui-même tiré de son diocèse barbare pour qu’il soit l’instrument docile de <| l’empereur à Alexandrie. Maxime évoquera plus tard cette entrevue.
Que fit Sophrone lorsque Sergius eut manifesté de mille manières sa maladie et qu’il en eut infecté l’Eglise ? Ne lui rappela-t-il pas, avec la modestie qui convenait à son habit religieux, en tombant à ses genoux, les souffrances vivifiantes du Christ Dieu, plus éloquentes que toutes les prières ? Ne le supplia-t-il pas d’abandonner cette formule hérétique, condamnée déjà par les Pères et de ne plus être un fauteur de scandale ?2 .
Même sous la bure d’un moine errant, Sophrone est maintenant un homme trop vénéré pour que le prudent Sergius l’affronte de face. Ce dernier se réfugie derrière son rôle d’arbitre et publie, en 634, un « psephos », sorte de bref patriarcal, par lequel il interdit que l’on parle d’une ou de deux énergies. Bien que ce texte laisse transparaître clairement de quel côté penchent les ; sympathies du Patriarche Sergius, Sophrone accepte ce document qui sauve, au moins formellement, le dogme et « gèle » la situation à Alexandrie, puisqu’il invalide la proclamation de l’unique énergie théandrique du Christ. Il repart donc en Orient, pour apprendre aussitôt qu’il vient d’être élu Patriarche de Jérusalem. Cela n’a rien d’étonnant quand on sait-les attaches que Sophrone avait avec le milieu monastique palestinien et l’influence qu’il devait exercer sur lui. Passant d’humble moine au rang de pasteur d’une église patriarcale, Sophrone ne peut continuer à garder le silence. Il réunit un synode local, à Jérusalem, probablement à l’occasion de son intronisation en 634, et y fait proclamer une synodique, confession de foi où, pour la première fois, est exposé en profondeur le problème du monoénergisme et le danger qu’il représente pour la foi au mystère du Christ vrai Dieu et vrai homme. La synodique de Sophrone respecte cependant la lettre du « psephos » du Patriarche Œcuménique, car elle évite de formuler explicitement le nombre des énergies.
De son côté, Sergius s’est empressé d’écrire au Pape de Rome, Honorius, sans l’appui duquel toute prise de position sur le plan doctrinal est condamnée au discrédit auprès de l’ensemble des églises à plus ou moins longue échéance. Sa lettre, tournée avec flatterie et habileté, présente Sophrone à la fois comme « un très saint moine » que l’on vénère, et comme un extrémiste qu’il ne faut pas suivre ; puis elle parle de l’Union doctrinale conclue avec les sévériens d’Alexandrie comme d’un triomphe de la foi de Chalcédoine, alors même qu’elle vient de vider ce dogme de tout contenu, et, du même coup, la vérité de l’humanité du Christ devenue une forme purement inerte, manipulée par la toute-puissance divine. Il accuse, par contre, ceux qui soutiennent les deux énergies de voir dans le Christ deux volontés, humaine et divine, en contradiction l’une avec l’autre. Honorius répond en louant la prudence du Patriarche, mais en rappelant la doctrine orthodoxe de Chalcédoine ; voulant exclure cependant toute idée de contradiction dans les deux vouloirs du Christ il a une phrase malheureuse : « unde unam voluntatem fatemur Domini nostri Jesu Christi ». On peut dire qu’elle ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd : elle offre inespérément au Patriarche une ultime porte de sortie pour son projet d’union par lequel il croit encore pouvoir sauver la chrétienté impériale du Moyen-Orient. Le destin d’un monde se joue, pendant quelques années, autour du mystère de la volonté du Christ.
Nous savons, par la déposition d’un évêque lors du VI concile œcuménique de 680, que Sergius refusa d’accepter la lettre synodale de Sophrone, ce qui revenait à refuser de le reconnaître comme Patriarche de Jérusalem. Le Pape Honorius essaya de les réconcilier sur la base « d’une suppression des expressions une ou deux énergies et de la confession du Christ un, opérant le divin et l’humain par les natures » (fragment d’une deuxième lettre à Sergius). Mais déjà les événements se précipitent : en 637 le calife Omar envahit la Palestine ; Sophrone, pour éviter un pillage de la Ville Sainte, va au-devant de lui, le rencontre au Jardin des Oliviers, entre avec lui en 638 dans la ville, le conduit à l’esplanade du Temple où Omar prie tourné vers La Mecque. Brisé de douleur et épuisé par tant d’efforts, Sophrone meurt quelques mois après.
Quant à Maxime, le mort de Sophrone le met de plus en plus au premier plan des débats doctrinaux. Au début, il semble ! encore rester très effacé à l’ombre du maître. Il échange une correspondance abondante avec des membres du clergé d’Alexandrie (Lettres XVII, XV) et avec Pierre, général byzantin arrivé de Numidie en Égypte pour barrer la route aux arabes (Lettres XIII, XIV). Mais il s’empresse de les renvoyer à Sophrone, qui est alors à Alexandrie, pour un approfondissement de la doctrine anti-monophysite à l’aide des textes patristiques dont celui-là dispose (PG 91, 532 D). L’union de 633 est déclarée dans ces lettres « une union bâtarde » (PG 91, 512 B-C), mais le Patriarche Cyrus est encore honoré du titre de « pape gardé par Dieu » (ibid. 536 A).
Par tous ses contacts, Maxime représente aux yeux du Patriarcat de Constantinople un adversaire particulièrement dangereux. Il a probablement gardé d’anciennes relations parmi des personnalités du Palais Impérial et, en plus, depuis la mort de Sophrone il s’emploie à alerter les évêques africains « qui ne pouvaient pas| même souffrir d’entendre le nom d’hérésie » (PG 91, 264). Ces évêques africains un peu frustes estimaient « que toutes ces nouveautés naissaient d’un amour malsain de la gloire et que leurs auteurs les imaginaient uniquement pour paraître plus subtils, plus perspicaces et plus sages que le commun de leurs frères ». D’autre part, Maxime n’hésite pas à dire que l’empereur Héraclius, en voulant sauver l’Empire au prix de l’hérésie, le mène à sa perte ; d’après le secrétaire du général Pierre, le bruit courait dans l’armée que le moine lui aurait dit : « qu’il n’était pas conforme aux desseins de Dieu de soutenir la politique des Romains tant que régneraient Héraclius et sa famille » (PG 90, 111)
À Constantinople on juge qu’il est temps de se concilier un personnage d’une telle influence qui risque de créer bien des troubles dans cette lointaine province d’Afrique, aux tendances séparatistes très marquées, qui est cependant une, pièce-clé du dispositif stratégique de défense de l’Empire à un moment où tout le Moyen-Orient s’effondre sous la poussée arabe.
Avant de mourir, Sergius avait déjà probablement contacté un personnage dont la fidélité lui était acquise, Pyrrhus, higoumène du monastère, de Philippique à Chrysopolis où Maxime avait vécu, et à cause de cela tout à fait qualifié pour l’amener à la raison. Pyrrhus avait été chargé de lui envoyer le « psephos » du Patriarche Sergius, en le justifiant par un traité sur la doctrine de l’énergie ; on avait fait confiance à l’érudition de Pyrrhus pour trouver des arguments convaincants (cf. PG 91, 129 C).
Pyrrhus écrivit donc à Maxime vers le début de l’année 634. On avait tenu à ce qu’il prenne connaissance du « psephos » à travers la justification qu’en donne Pyrrhus, car l’on voulait éviter à tout prix une réaction violente de sa part, qui entraînerait la rupture, s’il venait à connaître ce document quand il serait déjà promulgué officiellement. Il nous reste la lettre de réponse que Maxime a envoyée à Pyrrhus (Lettre XIX). Elle est très mesurée, ce qui montre que Maxime ne s’est pas lancé tête baissée et passionnellement contre le monoénergisme, avant d’être sûr du danger qu’il représentait pour la foi. Il demande surtout des éclaircissements sur les termes « energeia » et « energema » employés par Pyrrhus (PG 91, 596 B), Cela n’implique pas qu’il soit aveugle sur le fond du problème : répondant implicitement à la théorie du « psephos » qui soutenait que l’humanité du Christ était essentiellement passive, toute son énergie lui venant de sa divinité, il rappelle que « le Christ opère humainement ce qui est divin et divinement ce qui est humain (ib. 593 A). Mais on sent qu’il ne veut pas entrer dans les détails du débat, probablement parce qu’il laissait à la synodique de Sophrone le soin d’approfondir vraiment la question. D’autre part, Maxime ne tient pas à rompre avec la hiérarchie de Constantinople à laquelle il n’a rien à reprocher officiellement et il manifeste même un réel respect pour Sergius qu’il appelle « un nouveau Moïse » (592 B), ce qui sied bien à cet ethnarque réellement grand dans son genre. Plus tard, quand il aura identifié Sergius comme l’auteur du monoénergisme (PG 91, 332 B – 333 B), Maxime se repentira de ces marques de respect et devra se rétracter publiquement (PG 91, 129 C – 132 C), tout en rappelant qu’il n’avait pas laissé d’ambiguïté sur le plan doctrinal dans sa lettre à Pyrrhus. Mais, sur le moment, la lettre de Pyrrhus à Maxime a dû manifester ; aux yeux de tout l’empire la considération dans laquelle était tenu le moine, même parmi ses adversaires de Constantinople.
Peu de temps après à dû paraître la lettre synodale de Sophrone. La doctrine de la synodique est à rapprocher de celle des Ambigua I écrits juste après, vers 635. Ces derniers sont une longue lettre à l’abbé Thomas qui l’avait interrogé sur différents points trinitaires et christologiques de Grégoire de Nazianze et sur la phrase de Denys l’Aréopagite concernant « la nouvelle énergie théandrique du Christ » que le VIIe chapitre de l’Union d’Alexandrie (633) avait invoquée en la falsifiant en « l’unique énergie théandrique ». […]
Dans sa réponse, Maxime traite à fond, à propos de la phrase de Denys (Amb. V, PG, 1045 – 1060), la question des énergies du Christ en s’aidant notamment de la synodique de Sophrone. Mais, dans la ligne de sa réponse à Pyrrhus, il respecte l’interdiction du « psephos » patriarcal et ne parle pas littéralement en termes de nombre d’énergies. La doctrine qu’il donne est cependant sans ambiguïté et beaucoup plus explicite que dans sa lettre à Pyrrhus.
Cependant, cela ne satisfait pas tout à fait l’abbé Thomas, qui lui écrit à nouveau en lui demandant de préciser sa pensée. Ce que Thomas veut savoir, en fait, c’est si Maxime accepte du fond du cœur le « psephos » patriarcal. Il lui reproche même « d’avoir dissimulé certaines difficultés par une espèce d’économie (à entendre au sens de prudence « politique ») » (Canart, p. 433).
La réponse de Maxime est cette fois-ci on ne peut plus claire. Après avoir démasqué les sous-entendus de Sévère, « disciple plus impie encore que l’impie Apollinaire, son maître » (ibid. p. 436), dénoncé « l’envahissante confusion apollinariste » (ibid.) et stigmatisé « ceux qui prétendent qu’il n’y a dans le Christ qu’une nature et qu’une énergie, l’énergie divine » (ibid. p, 443), il termine par ces mots :
Il n’y a rien de plus nécessaire que de comprendre et d’affirmer que le même Christ est les deux (Dieu et homme) à la fois, et par le nombre qui exprime la quantité, de fonder la différence, sur le plan de l’essence, des propriétés par lesquelles et dans lesquelles le Christ existe. S’il faut le faire en tout temps, cela s’impose surtout quand le langage et les circonstances faussent les énoncés corrects, quand il faut se ranger ; du côté de la vérité et manifester clairement l’adhésion qu’on lui donne, pour être non seulement justifié par la sincérité intérieure de sa foi, mais sauvé par la confession publique qu’on en fait partout et devant tout le monde 3.
Ainsi Maxime ne laisse aucun doute à ses amis sur son opposition personnelle au « psephos » qui interdit de parler du nombre des énergies. Il va même plus loin et affirme la nécessité d’une confession publique. Il franchit ainsi la frontière qui le fait passer dans la désobéissance ouverte à un décret du Patriarche Œcuménique. C’est la première fois qu’apparaît sous la plume de Maxime le mot de « confession » qui un jour fera partie de son nom propre. Cette vocation qui s’annonce déjà à l’horizon, est intimement liée pour lui au dépouillement total et à l’errance qu’il a choisis en embrassant la vie religieuse :
Il n’y a rien de plus irréfutable que la vérité authentique : elle met en fuite le charlatanisme verbal des disputeurs et va » ; en quête, comme s’ils étaient des pains azymes, de ceux qui, V parce qu’ils ont une âme de pauvres, sont capables, à l’instar — i des pêcheurs galiléens, de se libérer de la saumure des passions et de s’arracher, comme à des vagues, aux tentations de la vie elle va en quête de, ceux qui ne supportent aucune attitude^ pharisaïque, qui sont embrasés par le contact avec le feu de la)^ connaissance et, à cause de cela, adhèrent à l’évangile 4.
Ces phrases caractérisent bien Maxime : au plus haut de ses spéculations il ne perdra jamais de vue le mystère de la « pauvreté » ; en esprit » qui seule e rend apte à accueillir, dans la confession, le Seigneur qui vient.
Cet avenir se fait pour lui de plus en plus pressant à mesure que les événements se précipitent. L’année 638 est celle du tournant décisif : d’abord survient la mort de son maître Sophrone qui le laisse désormais en première ligne, ensuite vient la mort d’Honorius qui laisse le siège de Rome vacant au moment où est promulguée par l’empereur une « Exposition (ekthèse) de la Foi » ouvertement monothélite, enfin survient en décembre la mort de Sergius et son remplacement par Pyrrhus. Le temps du monoénergisme est clos, celui du combat décisif s’ouvre avec l’obligation qui est faite par le pouvoir impérial de confesser « une seule volonté » dans le Christ. Pour Maxime l’époque où il pouvait, dans une semi-retraite à l’ombre de Sophrone, faire paisiblement œuvre de théologien est bel et bien terminée. S’ouvre maintenant l’urgence impérieuse de confesser la foi catholique face à une hiérarchie totalement asservie aux visées politiques du pouvoir. Cela s’impose d’autant plus que Sophrone, le dernier évêque indépendant, vient de s’éteindre et d’être remplacé par un monoénergiste. Maxime s’avance seul dans le chemin de la confession. Mais sur cette route il ne va pas tarder à rencontrer celui qui dans l’Église a reçu le ministère de Pierre et qui doit « confirmer la foi de ses frères » : l’évêque de Rome.
Garrigues, Juan Miguel, Maxime le Confesseur – La charité, avenir divin de l’homme, Éditions Beauchesne, Paris, 1976, p. 47-55
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