Il y a deux vies et deux morts différentes
Preuves de la Résurrection de Jésus Christ.
Je vous ai fait connaître dans mon dernier discours, mes chers frères, les moyens propres à vous faire participer aux mérites de la croix de notre Seigneur Jésus Christ, afin que, vivant de la vie de la foi, votre vie soit une continuelle représentation de la sienne. C’est ainsi qu’en conformant vos mœurs à votre croyance, vous honorerez dignement le mystère que nous célébrons dans la fête de Pâques.
Vous avez éprouvé vous-mêmes combien les pratiques de la piété sont utiles, et votre ferveur vous a fait jouir des grands biens que procurent à l’âme et au corps les jeûnes longtemps prolongés, les prières assidues et les aumônes abondantes. Il n’y a, sans doute, personne d’entre vous qui n’ait profité de ces saints exercices, et n’ait trouvé dans le fond de sa conscience quelque juste sujet de consolation. Mais la persévérance est nécessaire pour ne pas perdre le fruit des efforts que nous avons faits, car il est à craindre que la paresse naturelle interrompant nos travaux, la jalousie du démon ne nous enlève les biens que nous avons acquis avec la grâce de Dieu.
En observant les jeûnes du Carême, votre intention a été de prendre part à la croix de Jésus Christ, dans le temps où nous honorons la mémoire de sa Passion. Tâchons maintenant de ressentir en nous les effets que produit sa résurrection et de passer de la mort à la vie, dès à présent même, pendant que nous sommes encore renfermés dans ce corps mortel. Lorsqu’un changement important s’opère dans un homme, il cesse d’être ce qu’il était auparavant ; et il commence à être ce qu’il n’était pas. Mais le choix que nous faisons du genre de vie ou de mort que nous voulons embrasser, est d’une extrême importance, parce qu’il y a une mort qui est un principe de vie, et il y a une vie qui devient un principe de mort. Le siècle présent est le seul où nous puissions faire utilement cette recherche, puisque la différence de notre sort éternel dépend de la qualité des œuvres que nous aurons faites dans le temps. Il faut donc mourir au démon et vivre pour Dieu ; renoncer à toute iniquité pour ressusciter à la justice. Dépouillons-nous du vieil homme, et faisons naître le nouveau. Celui qui est la vérité même, ayant dit : « Personne ne peut servir deux maîtres » (Mt 6,24), prenons pour maître celui dont la grâce élève à la gloire ceux qui sont tombés, et non pas celui qui cherche à renverser ceux qui sont debout. L’Apôtre nous apprend que le premier homme est le terrestre formé de la terre, et que le second est le céleste qui est descendu du ciel. Comme le premier homme a été terrestre, ses enfants le sont aussi, et comme le second est céleste, ses enfants sont aussi célestes. Ainsi, puisque nous avons porté l’image de l’homme terrestre, portons aussi l’image de l’homme céleste. (I Cor 15,47-49)
Quels motifs n’avons-nous pas, mes chers frères, de nous réjouir d’un changement si admirable qui nous a tirés de notre bassesse naturelle, pour nous faire passer à la dignité de l’homme céleste, par l’ineffable miséricorde de celui qui, pour nous élever jusqu’à lui, est descendu jusqu’à nous, non seulement en se revêtant de notre substance, mais en prenant sur lui-même les infirmités de la nature qui avait péché, et en permettant que la divinité, quoique impassible, fût exposée à toutes les misères auxquelles notre mortalité nous assujettit. Afin d’opérer plus promptement ce changement si désirable, et de ne pas laisser longtemps dans le trouble ses disciples affligés de sa séparation, il abrégea tellement le séjour qu’il devait faire dans le tombeau que la dernière partie du premier jour et la première partie du troisième, s’unissant au jour d’entre les deux qui s’écoula tout entier, suffirent pour former un intervalle assez court et remplir le nombre qu’il avait prédit.
L’âme du Sauveur ne resta pas longtemps dans les limbes ; et son corps sortit bientôt du tombeau ; la résurrection, qui ranima sa chair exempte de toute corruption, fut si prompte, que la mort de Jésus Christ ressembla plutôt à un sommeil qu’à une mort véritable, parce que la divinité toujours unie hypostatiquement au corps et à l’âme qu’il avait pris, réunit par sa puissance ce qu’elle n’avait divisé que pour un temps. Combien d’instructions les circonstances de cette résurrection n’ont — elles pas fournies pour affermir l’autorité de la foi que les apôtres devaient prêcher par toute la terre ! La pierre levée, le sépulcre trouvé vide, les linges qui avaient servi à l’ensevelissement du corps, déposés dans un endroit à part, le témoignage des anges qui rendirent compte de ce qui s’était passé, étaient assurément des preuves bien fortes de la résurrection du Sauveur. Il les confirma en apparaissant lui-même plusieurs fois, et en se rendant visible aux yeux des saintes femmes et des apôtres. Non seulement il leur parlait, mais il demeurait au milieu d’eux ; il mangeait avec eux, et permettait à ceux qui doutaient encore de le toucher et de s’assurer par un minutieux examen de la vérité du fait. C’est pour cela qu’il entrait au milieu de ses disciples, les portes étant fermées, leur communiquait les dons du saint Esprit en soufflant sur eux, et les inondait de sa divine clarté en leur donnant l’intelligence des mystères cachés dans les saintes Écritures. Il leur montrait la plaie de son côté, les cicatrices des clous et toutes les marques encore récentes de la Passion qu’il venait de souffrir. Il leur faisait ainsi reconnaître d’une manière sensible que les propriétés de la nature divine et de la nature humaine subsistaient individuellement en lui ; et il nous apprenait que la substance du Verbe est différente de celle de la chair de l’homme, afin qu’en distinguant les deux natures, nous fissions toujours profession de croire que le Fils unique de Dieu les réunit en sa personne.
La doctrine de l’apôtre saint Paul, le docteur des nations, n’est pas contraire à cet article de notre foi, lorsqu’il dit : « Quoique nous ayons connu Jésus Christ selon la chair, nous ne le connaissons plus de cette manière » (I Cor 5,16). La résurrection du Seigneur n’a pas anéanti sa chair, elle l’a seulement changée ; et la substance corporelle n’a pas été détruite par l’accroissement des perfections qui lui ont été communiquées. Elle a, quant à la qualité, cessé d’être ce qu’elle était, mais sa nature est toujours demeurée la même : ce corps qui, semblable au nôtre, a pu souffrir le supplice de la croix a été rendu impassible ; il a été mis à mort, et il est devenu immortel. C’est donc avec raison que l’Apôtre nous dit qu’il ne connaît plus la chair de Jésus Christ dans l’état où on l’avait vue auparavant, parce qu’il n’y a plus rien en elle de passible, et qu’il ne lui est resté aucune des infirmités qu’elle avait prises ; en sorte que l’essence corporelle subsistant toujours, la gloire dont elle est revêtue la rend toute différente de ce qu’elle était. Est-il étonnant, au reste, que l’Apôtre s’exprime ainsi en parlant du corps de Jésus Christ, puisqu’il dit, en parlant de tous les chrétiens qui vivent d’une vie vraiment spirituelle : « Nous ne connaissons plus désormais personne selon la chair » (II Cor 5,16) ? Que veut-il dire par là, sinon que la résurrection de Jésus Christ étant le principe de la nôtre, nous commençons déjà à en ressentir les effets par la grâce de celui qui est devenu le fondement de notre espérance ? Ce divin Sauveur ayant voulu mourir pour tous les hommes, nous n’avons plus aucun doute, nous ne flottons plus dans l’incertitude ; mais, trouvant en Jésus Christ le gage de la promesse qui nous est faite, nous voyons déjà des yeux de la foi les choses qui doivent arriver, et, remplis de joie à la vue du degré de gloire où notre nature a été élevée, nous jouissons dès à présent des biens dont notre croyance nous assure la possession.
Ne nous laissons donc pas entraîner, mes chers frères, par l’illusion des choses qui passent avec le temps, et ne laissons pas ramper sur la terre notre esprit fait pour s’élever à la contemplation des biens célestes. Regardons comme déjà passés, des objets qui ne subsistent qu’imparfaitement, et qu’une âme appliquée à considérer des biens toujours durables n’aspire plus qu’à jouir de ceux qui lui sont offerts, puisqu’ils sont éternels. Quoique nous ne soyons encore sauvés qu’en espérance, et que nous portions une chair mortelle et corruptible, c’est avec raison qu’on dit de nous que nous ne vivons plus selon la chair, lorsque nous ne sommes plus dominés par les affections charnelles ; car lorsque nous cessons d’être assujettis à leur empire, nous devenons d’autres hommes. Ainsi, lorsque l’Apôtre nous adresse ces paroles : « Gardez-vous de flatter votre chair, et ne suivez point vos désirs » (Rom 13,14) nous n’entendons pas qu’il nous défende l’usage de choses qui peuvent contribuer à la santé du corps et aux soulagements dont l’infirmité humaine a besoin. Mais comme il ne faut pas obéir à toute sorte de désirs, ni accorder à la chair tout ce qu’elle demande, nous comprenons qu’il nous avertit de vivre avec une sage tempérance, de sorte qu’en retranchant à la chair qui doit être soumise à l’esprit, tout ce qui lui serait superflu, nous ne lui refusions cependant pas le nécessaire ; aussi le même Apôtre dit-il ailleurs : « Personne ne hait sa propre chair, mais chacun la nourrit et l’entretient » (Lc 9,62). Nous le devons, sans doute, non pour favoriser sa pente aux vices et à la luxure, mais afin que la nature régénérée conserve un ordre parfait ; et de peur que les parties supérieures en nous, ne soient honteusement assujetties aux inférieures, et que les vices usurpant l’empire qui convient à l’esprit, ils ne le réduisent en servitude, quoiqu’il soit fait pour commander.
Que le peuple de Dieu reconnaisse donc qu’il est devenu une nouvelle créature en Jésus Christ ; qu’il fasse de sérieuses réflexions, et comprenne la grandeur de l’adoption que lui procure l’alliance du chef avec lequel il est si intimement uni. Puisqu’il a été renouvelé ; qu’il ne retourne plus à ses anciennes habitudes, et que celui qui a mis une fois la main il la charrue, ne cesse pas de travailler ; mais qu’il fasse fructifier avec grand soin la semence qu’il a jetée, sans regarder désormais derrière lui. Qu’aucun de vous ne retombe dans les vices auxquels il a renoncé ; et si l’infirmité humaine fait encore éprouver au pécheur converti des langueurs qui sont les suites de ses anciennes maladies ; qu’il demande avec instance sa guérison au souverain Médecin de nos âmes. Telle est, mes chers frères, la voie qui conduit au salut éternel. C’est ainsi qu’on commence à participer à la résurrection dont Jésus Christ est le principe et le modèle, et qu’on s’avance avec assurance dans le chemin pénible de cette vie, où les occasions de chute sont si fréquentes, et le terrain si glissant. Il est écrit, en effet : « Les pas de l’homme sont conduits par le Seigneur ; et il se complaira dans ses voies. S’il arrive au juste de tomber, il ne se brisera point, parce que le Seigneur étendra sa main pour le soutenir » (Ps 36,23), La méditation de ces vérités, mes chers frères, ne convient pas seulement au temps pascal, mais elle doit servir à la sanctification de toute notre vie ; la fin des exercices auxquels nous nous livrons maintenant consiste pour les vrais chrétiens à se faire une habitude des observances de ce saint temps, qui leur a procuré tant de satisfaction, afin que leur fidélité les mette en état de jouir des fruits qu’elles procurent, et que s’ils viennent à commettre quelque faute considérable, ils l’effacent promptement par une sincère pénitence. Puisque la cure des maladies devient plus difficile et plus longue lorsqu’elles sont anciennes, ayons recours, sans différer, aux remèdes qui nous sont présentés pendant que nos blessures sont encore récentes ; c’est ainsi que, nous relevant parfaitement de nos chutes et expiant nos offenses, nous mériterons de parvenir à la gloire de la résurrection qui rendra nos corps incorruptibles en Jésus Christ notre Seigneur, qui vit et règne avec son Père et le saint Esprit, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
Homélies de saint Léon le Grand sur les mystères de Jésus-Christ et pour le temps de Carême par M. l’abbé P. Chauvièrre, Félix Girard, Éditeur, Paris, 1866, pp. 425-433
Homélie disponible également en format numérique [pdf] sur le site des Vrais chrétiens orthodoxes francophones
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