1° Il est nécessaire d’indiquer la cause du scandale
Lorsque les médecins veulent soigner des personnes attaquées de la fièvre ou de quelque autre mal, ils cherchent d’abord à voir les malades, parce que, s’ils étaient loin d’eux, ils ne pourraient leur enlever leurs souffrances. Telle est en effet et la condition de leur art, et la nature de ces maladies.
Nous qui voulons traiter non pas une ou deux personnes, mais toute : celles qui souffrent du scandale sur la terre, nous ne sommes nullement soumis aux mêmes nécessités. Nous ne demandons pas à entrer dans la demeure de nos malades, nous n’avons pas besoin de savoir dans quel lieu ils sont alités, nous ne désirons pas même voir ces malheureux. Nos mains ne sont point armées d’instruments, nous ne faisons point faire de — dépenses aux infirmes que nous traitons, en leur ordonnant d’acheter les remèdes que réclame leur guérison. Qu’ils nous soient inconnus, qu’ils habitent aux dernières extrémités de la terre, qu’ils se trouvent au milieu des barbares, qu’ils vivent dans l’abîme même de la mendicité, qu’ils soient pressés par une telle pauvreté, qu’ils ne puissent pas même se procurer les aliments nécessaires à l’existence : aucune de ces circonstances ne nous empêchera de les soigner. Nous ne bougeons pas de place, et sans instruments, sans remèdes, sans aliments, sans potions, sans frais, sans long voyage nous chassons cette maladie. Comment cela ? en préparant ce discours, remède qui tiendra lieu de toutes ces choses à nos malades, et qui fera même plus d’effet que tout ce que nous venons d’énumérer. Car il nourrit mieux que du pain, il guérit mieux qu’un médicament, il brûle avec plus d’ardeur que le feu, et pourtant il n’apporte avec lui aucune douleur ; il arrête le cours fétide des pensées mauvaises, il coupe, plus au vif que le fer, les plaies corrompues, et cela sans faire souffrir, sans forcer à aucune dépense, sans réduire à la pauvreté. Aussi, puisque nous avons préparé ce remède, nous le faisons parvenir à tous, et tous je le sais, obtiendront guérison, si seulement ils veulent prêter à mes paroles une oreille attentive et un esprit bienveillant.
Dans le traitement des maladies du corps, il est loin d’être inutile, il est au contraire très-avantageux au malade, pour se guérir de son infirmité, de connaître la cause de cette infirmité far, s’il la connaît, non seulement il se délivrera du rial qui le tourmente, mais dans la suite il ne se laissera plus tomber dans les mêmes souffrances, sachant d’où la douleur lui est déjà venue une première fois, et se mettant en garde contre elle. Agissons de même nous aussi, et apprenons tout d’abord à ceux qui souffrent de la maladie que nous voulons traiter, d’où leur est venue cette maladie du scandale. Car s’ils le savent et qu’ils veulent s’en prémunir avec vigilance, ce n’est pas de cette infirmité seule ni pour un seul jour, mais d’elle et de bien d’autres, et cela pour toujours qu’ils seront délivrés. Telle est en effet la vertu de ce remède, qu’il guérit le mal dont on souffre dans le moment même, et qu’il prévient tous les autres qui peuvent survenir.
Ce n’est pas d’une seule, ni de deux, ni de trois, mais de mille manières, que dans la vie, le scandale frappe les faibles. Mais de quelque manière qu’ils en soient atteints, notre discours leur promet délivrance, si seulement, comme je l’ai déjà dit, ils veulent écouter mes paroles, et les graver dans leur esprit. Ce traitement que je prépare, je ne le tirerai pas seulement des saintes Écritures, mais encore de ce qui se voit, de ce qui arrive continuellement dans la vie, de sorte que notre remède puisse devenir le partage de ceux mêmes qui ne lisent pas les Écritures. Mais il faut qu’ils le veuillent, et je ne cesserai pas de le répéter. Car ce n’est ni par contrainte, ni par violence que ce remède pourrait servir à un seul de ceux qui lutteraient contre lui, où qui ne se soumettraient pas aux divins oracles. C’est de ces oracles que viendra la guérison, de ces oracles bien plus encore que de la démonstration que nous allons faire en nous appuyant sur les faits : car les faits qui frappent les yeux méritent beaucoup moins notre foi que la parole révélée de Dieu. Aussi ceux-là seront plus terriblement punis ; qui, ayant entendu les Ecritures, n’en auront retiré aucune utilité pour leur santé spirituelle et ne se seront pas guéris. Pour que ce malheur ne leur arrive point, entreprenons de les sauver, et disons d’abord la cause de leur maladie.
2° Il est périlleux et insensé de rechercher avec curiosité les secrets de la sagesse divine. Du libre arbitre.
Quelle est donc la cause d’une si grande infirmité ? c’est cet esprit de curiosité inquiète, c’est ce désir de connaître la raison de toutes choses, de pénétrer les secrets de l’incompréhensible, de l’ineffable providence de Dieu, de scruter impudemment cette sagesse, dont les desseins sont infinis, dont les voies sont invisibles, et de s’enquérir de toutes choses. A-t-il donc existé un homme plus sage que saint Paul ? Dites-moi : n’était-ce pas un vase d’élection ? n’avait-il pas obtenu du Saint-Esprit une grâce immense, merveilleuse ? le Christ ne parlait-il point par sa bouche ? n’a-t-il point été reçu dans le secret des conseils cachés de la divinité ? n’a-t-il point entendu ce qu’il est défendu à toute bouche humaine de raconter ? n’a-t-il pas été ravi au paradis ? n’a-t-il pas été emporté jusqu’au troisième ciel ? n’a-t-il point parcouru la terre et la mer ? n’a-t-il point appris la sagesse aux barbares ? l’Esprit n’a-t-il point opéré souvent et diversement en lui ? n’a-t-il point dirigé des peuples, des cités entières ? Dieu n’a-t-il pas mis toute la terre entre ses mains ? Eh bien ! cet homme si grand, si sage, si puissant, si inspiré, et qui a accompli des prodiges si étonnants, lorsqu’il fut amené à considérer la divine Providence, non pas même tout entière, mais seulement sous un de ses aspects, écoutez comme il fut frappé d’admiration, comme il fut pris de vertige, comme aussitôt il recula et céda devant l’incompréhensible. Il ne cherchait pas à voir comment Dieu étend sa providence aux anges, aux archanges, aux chérubins ; aux séraphins et aux autres puissances invisibles ; ou au soleil et à la lune, au ciel, à la terre et à la mer ; ou à toute la race humaine, aux animaux, aux plantes, aux semences, aux herbes, à l’air, aux vents, aux sources, aux fleuves ; ou à la naissance, à la croissance, à l’entretien de la nature et à toutes les choses du même genre. Il n’envisageait cette providence que dans ses desseins sur les Juifs et sur les Gentils : c’est en effet d’eux seuls qu’il parle dans tout son discours, enseignant comment Dieu appelait à lui les Gentils, comment il repoussait les Juifs, et comment dans sa miséricorde il veillait au salut des uns et des autres. Écoutez donc ses paroles : Voyant qu’en se plaçant à ce seul point de vue, une mer immense s’ouvrait devant lui, et voulant plonger ses regards dans cette profondeur de la pensée divine, comme s’il avait été arrêté par l’obscurité mystérieuse de cette science, de cette économie, de cet ordre divin, frappé de stupeur, et plein d’admiration pour les conseils ineffables, infinis, insaisissables, incompréhensibles de la sagesse et de la providence de Dieu, il recula, laissa échapper ces paroles, et s’écria dans le trouble de son âme : O profondeur des trésors, de la sagesse et de la science de Dieu ! Ensuite, pour montrer qu’il voyait cette profondeur, mais qu’il ne pouvait pas faire comprendre combien elle était immense, il ajoute : Que tes jugements sont inscrutables ! que tes voies sont impénétrables ! Il n’a pas dit seulement : les jugements sont incompréhensibles, mais ils sont inscrutables. Car non seulement personne ne peut les comprendre, mais personne ne peut même commencer à les scruter. Ainsi, non seulement on ne peut pas suivre cette sagesse jusqu’au terme où elle aboutit, on ne peut pas même la saisir à son point de départ. Après avoir dit : Que tes jugements sont inscrtutables ! que tes voies sont impénétrables ! ; après avoir admiré, après avoir été frappé d’étonnement, il termina son discours en glorifiant le Seigneur par ces paroles : Qui est-ce qui a connu les desseins de Dieu ? Qui a été son conseiller ? ou qui lui a donné quelque chose le premier, pour en prétendre récompense ? Car toutes choses sont de lui et par lui et pour lui : gloire à lui dans tous les siècles ! Amen. (Rom. II, 34, 36.) L’Apôtre veut dire : il est la source, il est le principe des biens, il n’a besoin d’aucune aide, il n’a besoin d’aucun conseiller ; il n’est redevable à aucun de sa science, de son intelligence. Comme il veut, il fait, il est la cause, l’origine, la source de tous les biens ; il est le créateur ; c’est lui qui a créé ce qui n’était pas ; c’est lui qui, après avoir créé, gouverne et conserve comme il lui plaît. Car ces paroles : Toutes choses sont, de lui, et pour lui, n’ont pas d’autre sens que celui-ci : c’est que Dieu est l’Ouvrier, le Créateur du monde, qu’il gouverne et conserve tout. Ensuite, se souvenant du présent, qu’il nous a fait, l’Apôtre dit ailleurs : Grâces soient rendues à Dieu de son don ineffable ; (II Cor. IX, 15.) Quant à la paix du Seigneur, non seulement elle surpasse toute parole, toute interprétation, mais l’Apôtre nous fait entendre qu’elle surpasse toute pensée, lorsqu’il dit : La paix du Seigneur, laquelle surpasse toute intelligence, gardera vos cœurs. (Phil. IV, 7.) Si donc infinie est la profondeur des trésors, de la sagesse, et de la science de Dieu ; introuvables, ses jugements ; impénétrables ses voies ; inexplicable, son présent ; si la paix du Seigneur surpasse toute intelligence, et non pas seulement la tienne, la mienne, celle de tout autre homme, celle même de saint Paul et de saint Pierre, mais encore celle des anges, des archanges et de toutes les puissances célestes : quelle défense auras-tu à présenter, dis-moi ? quel pardon peux-tu espérer, toi qui as montré une telle folie, une telle démence, qui as voulu comprendre l’incompréhensible, qui as demandé l’explication de la Providence tout entière ? Celui qui a été doué de tant de science, qui a joui d’un crédit si merveilleux auprès de Dieu, qui a obtenu de si grandes grâces, saint Paul, s’humilie et recule devant une recherche qui dépasse les forces de son esprit, non seulement il ne peut pas trouver, mais il ne peut pas même commencer à trouver une explication, parce qu’elle est impossible : et tu ne serais pas le plus malheureux des hommes, le plus plongé dans l’erreur et la démence, toi qui fais tout le contraire de l’Apôtre ! Encore, n’est-ce pas tout ce qu’il a dit : mais, comme il écrivait aux Corinthiens, et qu’il parlait de la science, montrant que quand nous aurions appris beaucoup de choses, les limites de nos connaissances seraient pourtant très resserrées, il s’exprima en ces termes : Si quelqu’un croit savoir quelque chose, il n’a encore rien connu comme il faut le connaître. (I Cor. VIII, 2.) Ensuite, enseignant que notre science est très-incomplète, qu’un bien petit nombre de connaissances sont accordées au siècle présent, qu’un bien plus grand nombre sont réservées à l’avenir, il ajoutait : Nous ne connaissons qu’imparfaitement, et noue ne prophétisons qu’imparfaitement ; mais quand la perfection sera venue, alors ce qui est imparfait sera aboli. Il ne s’arrêta pas là : mais voulant faire voir quelle distance sépare cette science imparfaite de la parfaite, et combien grands sont ses vides, il le rendit sensible par plusieurs exemples, et il dit : Quand j’étais enfant, je parlais comme un enfant, je jugeais comme un enfant, je raisonnais comme un enfant ; mais lorsque je suis devenu homme, j’ai quitté ce qui tenait de l’enfant. Nous ne voyons maintenant que comme dans un miroir et dans des énigmes, mais alors nous verrons face à face. (I Cor. XIII, 11,12.) Vois-tu quelle différence il y a entre ces deux manières de connaître ? Elle n’est pas plus grande entre un enfant et un homme fait ; entre voir dans un miroir, dans des énigmes ou à travers quelque voile obscur et voir d’une vue claire, c’est-à-dire face à face. Pourquoi donc cette fureur, cette rage, cette audace avec laquelle tu scrutes témérairement les mystères que ta raison ne peut comprendre ? Pourquoi ne pas se laisser persuader par ces paroles de saint Paul : Qui donc es-tu, ô homme, pour contester avec Dieu ? Un vase d’argile dit-il à celui qui l’a fait : Pourquoi m’as-tu fait ainsi ? (Rom. IX, 20.)
Vois-tu quelle obéissance il réclame ? quel silence ? Ce n’est pas qu’il veuille nous enlever notre libre arbitre ; non, certes, mais il montre que celui qui se livre à ces recherches doit être aussi muet que l’argile, qui laisse le potier la façonner comme il veut, qu’il ne doit ni résister, ni montrer une vaine curiosité. C’est pourquoi il nous rappelle notre nature, et nous parle de l’argile et de potier, bien que le potier ne soit pas d’une autre nature que l’argile. Que si notre nature est la même, notre obéissance doit être aussi la même. Entre Dieu et nous la distance est infinie, qu’on nous examine dans nôtre nature, dans notre intelligence ou à tout autre point de vue : quel pardon obtiendra-t-il donc celui qui aura été assez téméraire et impudent pour s’enquérir de tout ce qu’a fait Dieu, son Créateur ? Ô homme ! considère qui tu es. Car, c’est là le sens de ces paroles de l’Apôtre : Qui es-tu ? N’es-tu pas de l’argile ? N’es-tu pas cendre et poussière, fumée, foin, herbe de foin ? Car ce sont là les comparaisons qui reviennent continuellement dans les prophètes, lorsqu’ils veulent exprimer la bassesse de notre condition. Au contraire, Celui que tu veux connaître est éternel, immuable, il existe toujours et de la même manière, il est sans commencement et sans fin, il est incompréhensible, il surpasse l’intelligence, il dépasse le raisonnement, il est inexplicable, ineffable, insaisissable, non pour moi ou pour toi seulement, mais pour les prophètes et pour les apôtres, mais pour ces puissances supérieures, pures, invisibles, immatérielles, qui jouissent dans le ciel d’une vie immortelle.
3° Que Dieu est incompréhensible, non seulement pour nous, mais pour les puissances célestes.
Aussi lorsque tu vois représentés les séraphins volant autour du trône sublime et élevé de la Divinité, se cachant de leurs ailes étendues les yeux, les pieds, le dos, le visage, et faisant, retentir le ciel des cris de leur admiration, ne crois pas qu’ils aient en effet des pieds et des ailes : car ce sont de purs esprits ; mais considère qu’on veut par ces images exprimer la nature insaisissable, incompréhensible de Celui qui est assis sur le trône. (Isaï, VI, 2, 3.) Car même pour eux Dieu est incompréhensible et insaisissable. Il s’abaisse pour se mettre à notre portée, mais jamais on ne l’a vu tel qu’il est. Dieu, en effet, n’est pas assis, ne siège pas sur un trône, il n’est pas renfermé dans un lieu. Mais, même lorsqu’on le représente assis, siégeant sur un trône au milieu des anges (image d’un Dieu qui se met à notre portée, mais qui n’est pas réellement assis), ces anges ne peuvent pas le regarder ; par l’impuissance où ils sont de contempler l’éclat radieux du Seigneur, ils ouvrent leurs ailes pour s’en couvrir les yeux ; ils ne sont capables que de le glorifier, que de chanter des hymnes, que de faire retentir, saisis d’admiration, ce chant mystique par lequel ils l’exaltent. Et tu ne reculerais pas, tu ne te cacherais pas, tu ne t’ensevelirais pas sous la terre, toi qui veux avec tant d’impudence porter ta vaine curiosité sur la providence de ce Dieu, dont la puissance est inénarrable inexplicable, incompréhensible même pour les anges du ciel ! Ces secrets du Père ne sont tous clairement connus que du Fils et du Saint-Esprit : aucun autre ne peut les pénétrer. C’est ce qu’ont proclamé l’évangéliste Jean et l’apôtre Paul. Le fils du tonnerre, celui qui fut le disciple bien-aimé du Christ, et qui était désigné par ce titre (ce qui était une grande marque de vertu), celui qui obtint une telle confiance de son Maître, qu’il reposa sa tête sur sa poitrine, Jean, parle ainsi : Nul n’a jamais vu Dieu. Par voir, il entend connaître : Le Fils unique, qui est dans le sein du Père, est le seul qui en a donné la connaissance. (Jean, I, 18.) C’est ce que Jésus-Christ déclara lui-même, lorsque, s’adressant au peuple hébreu, il a dit : Personne n’a vie le Père, si ce n’est Celui qui est né de Dieu, car c’est celui-là qui a vu le Père. (Jean, VI, 46.) Paul, ce vase d’élection, comme son sujet l’amenait à parler du plan de la Providence, et qu’il voulait montrer comment il était arrivé à la connaissance des mystères, s’exprima en ces termes : Nous prêchons la sagesse de Dieu qui était un mystère, c’est une chose cachée, que Dieu avait destinée avant les siècles pour notre gloire, et qu’aucun des princes de ce monde n’a connue : car s’ils l’eussent connue, ils n’auraient jamais sacrifié le Seigneur de gloire. Mais comme il est écrit : Ce sont des choses que l’œil n’avait point vues, que l’oreille n’avait point entendues, et qui n’étaient point venues dans l’esprit de l’homme, et que Dieu avait, préparées à ceux qui l’aiment. (I Cor. II, 7, 9.) Comment donc, ô, Paul, sommes-nous arrivés à cette connaissance ? Qui nous les a révélées, qui nous les a rendues manifestes, ces choses que l’œil n’avait point vues, que l’oreille n’avait point entendues, et qui n’étaient point venues dans l’esprit de l’homme. Dis-le-nous, et montre quel est celui qui nous a donné une telle science. Mais pour nous, Dieu nous les a révélées par son Esprit. (1 Cor. II, 10.) Mais aussitôt, de peur qu’on ne puisse penser que l’Esprit-Saint est borné aux connaissances que Dieu nous a révélées par lui, et qu’il ne possède pas toute la science, l’Apôtre ajoute : Car l’Esprit sonde toutes les choses, même ce qu’il y a de plus profond en Dieu. Car qui est-ce qui connaît ce qui est en l’homme, si ce n’est l’esprit de l’homme, qui est en lui ? De même aussi nul ne connaît ce qui est en Dieu, si ce n’est l’Esprit de Dieu. (Ibid. II.) C’est-à-dire : De même que l’homme sait ce qui est de lui, ce qu’il veut, ce qu’il pense, et qu’il sait tout cela très exactement, de même le Saint-Esprit connaît aussi très exactement tous les mystères de la science de Dieu. Lors donc qu’il dit : Nul ne connaît ce qui est en Dieu, si ce n’est l’Esprit de Dieu, il exclut de cette connaissance parfaite, non seulement tous les hommes, mais même tous les esprits célestes. C’est pourquoi un sage nous donne ce conseil : Ne recherche pas ce qui est trop difficile pour toi, ne scrute pas ce qui dépasse ton intelligence, sache ce qui t’a été enseigné, car on t’a instruit d’un grand nombre de choses qui dépassent l’esprit humain. (Eccl. III, 22, 25.) C’est-à-dire : Les connaissances que tu possèdes, tu ne les as pas toutes tirées de ton esprit ; ce n’est pas par la seule force de ta nature que tu as pu les avoir toutes ; c’est d’en-haut qu’elles te sont venues pour la plupart, car elles sont trop grandes pour que ton intelligence ait pu les saisir ; pourquoi donc veux-tu, par tes propres forces, en trouver de plus profondes encore, lorsque la plupart de celles que tu as dépassent ton esprit ? C’est ce que saint Paul confirme par ces paroles Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? Et si tu l’as reçu, pourquoi t’en glorifies-tu, comme si tu ne l’avais pas reçu ? (I Cor. IV, 7.) Cesse donc enfin de faire de si grands efforts, et écoute ce conseil plein de sagesse : Ne dis pas : qu’est ceci ? à quoi bon ceci ? car toutes choses ont leur utilité. (Eccl. XXIX, 21.)
4° Que le prophète Moise a, d’en seul mot, au début de son livre, réprimé toute vaine curiosité.
C’est pourquoi, lorsque Moïse eut montré toute la création sortie du néant et brillante de toute sa beauté, lorsqu’harmonieuse, admirable, digne d’une profonde admiration, il eut déployé aux yeux l’œuvre divine, comme des hommes pleins de folie et de démence devaient un jour critiquer les ouvrages du Seigneur, réprimant d’avance leurs jugements ignorants et leurs paroles insensées, d’un seul mot il ferme leur bouche impudente : Dieu vit toutes les choses qu’il avait faites, et elles étaient très-bonnes. (Gen. I, 31.) Il y avait pourtant sur la terre non seulement de la lumière, mais aussi des ténèbres ; non seulement des fruits, mais aussi des épines ; non seulement des arbres fruitiers, mais aussi des arbres stériles ; non seulement des plaines, mais aussi des montagnes, des vallons, des gorges profondes ; non seulement des hommes, mais aussi des reptiles venimeux ; non seulement des poissons, mais aussi des monstres marins ; non seulement des mers navigables, mais aussi des mers fermées à la navigation ; non seulement un soleil, une lune et des astres, mais aussi des foudres et des éclairs ; non seulement des zéphyrs favorables, mais aussi des vents furieux ; non seulement des colombes et des oiseaux mélodieux, mais aussi des milans, des corbeaux, des vautours et les autres oiseaux qui se nourrissent de chair humaine ; non seulement des brebis et des bœufs, mais aussi des loups, des panthères et des lions ; non seulement des cerfs, des lièvres et des daims, mais aussi des scorpions, des vipères et des dragons, et, parmi les plantes, non seulement des plantes salutaires, mais aussi des plantes vénéneuses qui devaient être pour un grand nombre d’hommes une cause de scandale et une occasion d’hérésie. Malgré cela, après que toutes choses eurent été créées et eurent reçu toutes leur genre de beauté, le Créateur, comme nous le montre Moise, loue chacune d’elles, que dis-je ? les loue l’une après l’autre, puis toutes ensemble, afin que les hommes connaissant son jugement, il n’y en ait pas un seul assez téméraire et assez impudent pour oser porter sa vaine et indiscrète curiosité sur rien de ce qui peut tomber sous les yeux. C’est pourquoi, après que la lumière eut été faite, Moïse dit : Et Dieu vit que la lumière était bonne, et ainsi pour chacune des autres choses. Ensuite, pour ne pas allonger son discours en nommant chacune de ces choses, il prononce sur tout à la fois, et il dit alors : Dieu vit toutes les choses qu’il avait faites, et elles étaient très-bonnes. Ce n’est pas que Dieu n’ait connu bonnes les choses qu’il a faites qu’après qu’il les eut faites ; non certes, car si un habile artisan, même avant, d’avoir produit ce que son art lui apprend à faire, sait que ce qu’il fera sera bon, combien plus cette ineffable Sagesse qui accomplit tout par le seul acte de la volonté, connaît-elle la bonté de son œuvre, avant que son œuvre ait paru. En effet, elle ne l’aurait pas faite si elle ne l’eût pas conçu. À quoi donc tendent ces paroles ? à prouver ce que j’ai avancé. Aussi, maintenant que tu as entendu le prophète te dire que Dieu a vu ces choses et qu’il les a louées, garde-toi de ne chercher jamais aucune autre marque, aucune autre preuve de leur beauté, et ne te demande pas : comment sont-elles bonnes ? car la démonstration tirée du spectacle de la création elle-même, est moins évidente que le témoignage que rendent en leur faveur la sentence et le jugement de leur Créateur. C’est pour cela que Moïse s’est servi ici de ce langage un peu grossier. Supposez qu’un homme voulant acheter des remèdes qu’il ne connaît pas, les ait fait montrer tout d’abord au médecin. Comme il sait que si celui-ci les approuve après les avoir examinés, il n’est pas besoin de chercher une autre preuve de leur bonté, aussitôt qu’il apprend qu’il les a examinés et approuvés, ce seul témoignage, parce qu’il lui vient d’un médecin, le rassure et lui suffit. De même aussi, puisque Moïse, pour arracher toute impudente curiosité de l’esprit des hommes, de ces hommes qui avaient à tirer profit de la création, déclare par ces paroles que Dieu a vu ses œuvres, qu’il les a louées, qu’il les a jugées bonnes, et non seulement bonnes, mais très bonnes, ne te livre pas à une vaine recherche, ne scrute pas par des raisonnements sans fin la nature de toutes les choses créées, et sache te contenter du témoignage qui a attesté leur beauté. Car si ce jugement divin ne te suffit pas, sa tu veux entrer dans l’examen de tout ce qui est, et te jeter dans l’océan du raisonnement, dans cette mer si fertile en tempêtes, tu n’en sauras pas plus et tu rencontreras facilement le naufrage. Tu ne pourras en effet trouver toutes les raisons de toutes les choses, et, si ton esprit s’égare, tu blâmeras souvent comme mauvais cela même qui aujourd’hui te semble bon. Il n’y a là rien d’étonnant ; le jugement de l’homme est si faible, qu’il va sans cesse d’un excès dans un autre, et il y a sur cette question de la création tant d’opinions diamétralement opposées ! Nous voyons les enfants des gentils admirer la nature à l’excès et dépasser tellement toute mesure, qu’ils vont jusqu’à l’appeler Dieu.
Les Manichéens, au contraire, et d’autres hérétiques disent qu’elle est l’œuvre d’un mauvais principe. Il en est d’autres qui, dans la nature, séparent une partie de toutes les autres, l’attribuent aux lois mécaniques de la matière, et la jugent indigne de la main de. Dieu ainsi, comme je l’ai dit, si on apporte dans une telle, recherche un jugement, un esprit égaré, on trouvera souvent mauvais cela même qu’aujourd’hui on juge bon. Car n’y’a-t-il rien qui te paraisse plus beau que le soleil ? Pourtant cet astre si brillant et si doux blesse les yeux malades et brûle la terre, lorsqu’il lance des rayons trop ardents ; il engendre des fièvres, souvent il dessèche les fruits, nous prive ainsi de leur usage, et rend les arbres stériles ; sa trop grande chaleur fait que la moitié du globe est inhabitable. Mais quoi ! est-ce que pour cela j’accuse le soleil ? non, au contraire, je dis à ma raison d’apaiser son trouble et de, contenir sa voix tumultueuse ; je m’appuie sur ce fondement solide, sur cette parole : Dieu vit toutes les choses qu’il avait faites, et elles étaient très-bonnes, et j’en conclus que tout dans l’action du soleil est très-bon et très utile : Je le répète, il faut toujours revenir à cette parole divine, et dire : Toutes les choses que Dieu a faites sont très-bonnes. Mais n’est-il pas bon de vivre dans la bonne chère, dans la joie et dans les plaisirs ? Ecoutez Salomon qui a essayé de toute espèce de délices ; il dit : Il vaut mieux aller à une maison de deuil qu’à une maison de festin. (Eccl. VII, 8.) Mais, car il faut que je rapporte ce que disent mes adversaires, mais n’est-ce pas une chose fâcheuse que la nuit ? n’est le repos des fatigues, la délivrance des soucis, l’apaisement des souffrances, la fin des terreurs et des dangers ; elle rend au corps sa vigueur, à l’esprit son activité ; elle répare les forces des membres fatigués. Mais la maladie n’est-elle pas un mal ? à quoi donc Lazare doit-il sa couronne ? Mais la pauvreté ? à quoi donc Job doit-il sa gloire ? Mais les vexations qui nous tourmentent coup sur coup sans interruption ? à quoi donc les apôtres doivent-ils leur illustration ? quelle est donc la voie qui conduit ait salut ? n’est-elle — pas étroite et pleine de tourments ? C’est pourquoi ne dis pas : pourquoi ceci ? à quoi bon ceci ? Mais lorsque tu examines soit le plan de la Providence, soit les ouvrages de Dieu, accorde à ton Créateur, ô homme ! le même silence que l’argile accorde au potier.
5° Qu’il faut croire que tout est gouverné par la providence de Dieu ; et que le spectacle de la nature offre à ceux qui en doutent, une éclatante démonstration de cette vérité.
Quoi donc ! me dira-t-on : ne voulez-vous pas que j’arrive à la pleine assurance, à l’entière conviction que Dieu gouverne tout par sa providence ? Au contraire, je le veux, je le désire, je le souhaite ardemment : ce que je ne veux pas, c’est que tu scrutes cette providence comme si tu en doutais, c’est que tu tournes sur elle ta vaine curiosité. Car, si tu sais, si tu es persuadé, ne cherche pas que si tu doutes ; interroge la terre, le ciel, le soleil, la lune ; interroge les différentes espèces d’animaux, les semences, les plantes, les poissons muets, les pierres, les montagnes, les vallons, les collines, la nuit, le jour. Car la providence de Dieu brille plus éclatante que les rayons du soleil : à chaque instant, en chaque lieu, dans les déserts, dans les contrées habitées et inhabitées, sur la terre, sur la mer, en quelque endroit que tu ailles, tu verras — partout des témoignages manifestes et suffisants, tant anciens que nouveaux, qui l’attestent avec des voix plus puissantes que la voix de notre raison, et qui apprennent à qui veut écouter toute sa sollicitude. C’est pourquoi le Prophète ; voulant nous montrer leur puissance ; a dit : Il n’y a point de langue, il n’y a point d’idiome par qui ces voix ne soient entendues. (Ps. XVIII, 4.) En effet, notre langue n’est comprise que de celui qui la parle, et ne l’est pas des étrangers, mais la voix de la création est entendue de tous les peuples qui habitent la terre.
6° De l’amour de Dieu qui surpasse de beaucoup tout amour humain : exemple tiré de l’histoire de Jonas.
À ceux qui ont l’esprit droit il suffit, même avant toute autre démonstration, de la seine parole de Dieu pour les tenir assurés non seulement de sa providence, mais encore de l’amour extraordinaire qu’il nous porte. Car il ne veille pas seulement sur nous : il nous aime, et nous aime d’un grand, d’un immense amour, d’un amour exempt, il est vrai, de passion ; mais toutefois très-ardent, très-vif, très-sincère, qui ne peut avoir de fin, que rien ne peut éteindre. Pour nous le faire comprendre, le livre saint, empruntant ses comparaisons à la vie humaine, nous offre un grand nombre d’exemples d’amour, de prévoyance et de sollicitude. Il ne veut pas que nous nous arrêtions seulement sur les exemples, mais que nous les dépassions par la pensée. Car, si l’Écriture les offre à notre esprit, ce n’est pas qu’ils suffisent à rendre tout l’amour de Dieu, mais qu’étant connus de ceux à qui elle les adresse, ils sont par là plus propres que tout le reste à nous en donner une idée. En voici une preuve : Répondant à ceux qui se lamentaient, gémissaient et disaient : Le Seigneur m’a abandonné, le Dieu d’Israël m’a oublié, le Prophète leur avait aussitôt adressé ces paroles : Une femme peut-elle oublier son enfant et n’avoir pas compassion du fruit de ses entrailles ? (Isa. XLIX, 14, 15.) C’est-à-dire : de même qu’une femme ne peut oublier ses enfants, ainsi Dieu ne peut oublier le genre humain. Mais tu vas comprendre que le Prophète n’a pas voulu nous montrer, par cette comparaison, que telle est la mesure de l’amour d’une mère pour le fruit de ses entrailles, telle est la mesure de l’amour de Dieu pour les hommes. S’il a choisi cet exemple, c’est uniquement parce que l’amour maternel, bien que l’amour divin soit de beaucoup plus vif encore, est-ce que nous connaissons de plus grand dans les affections humaines. Aussi a-t-il ajouté Mais quand même la mère oublierait son enfant, moi pourtant je ne t’oublierai pas, dit le Seigneur. Ne vois-tu pas que son amour surpasse celui d’une mère ? Pour te faire voir que cet amour laisse bien loin derrière lui la tendresse maternelle et l’affection d’un père pour ses fils, le Prophète dit : De même qu’un père a une compassion pleine de tendresse pour ses enfants, ainsi le Seigneur est touché de compassion pour ceux qui le craignent. (Ps. CII, 13.) Il reproduit encore une fois sa comparaison, car il sait qu’elle est plus frappante que toutes les autres.
Mais écoute le Maître de tous les prophètes et de tous les humains : voulant montrer que la sollicitude de Dieu pour nous dépasse de beaucoup celle d’un père, et qu’autant il y a de différence entre la lumière et les ténèbres ; entre la bonté et là méchanceté, autant il y en a entre l’amour de ce Dieu provident et la tendresse paternelle, il dit : Quel est celui d’entre vous qui donnera une pierre à son fils, s’il lui demande du plein ? et s’il lui demande du poisson, lui donnera-t-il un serpent ? Si donc vous, qui êtes mauvais, savez bien donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus votre Père, qui est dans les cieux, donnera-t-il des biens à ceux qui les lui demandent ? (Matth. VII, 7, 9, 11.) Il montre par là qu’autant il y a de différence entre la bonté et la méchanceté, autant il y en a entre l’amour de Dieu et l’affection d’un père. J’ai rapporté ces exemples, afin que, si par la suite je vous offre de nouvelles comparaisons, vous ne vous terriez pas renfermés dans les limites du sens exprimé par les prophètes, mais que, suivant mon précepte, vous alliez outre par la pensée, et que vous vous fassiez une idée de la grandeur inexprimable d’un tel amour. Car il ne peut être contenu dans les limites d’aucune affection humaine : mais il dépasse, il laisse derrière soi les bornes de la matière, et nous propose encore, pour se faire comprendre de nous, de nouveaux exemples. Ainsi agit en effet celui qui aime : il veut montrer, de mille manières, sa tendresse à l’objet qui l’inspire, c’est ce que Dieu fait ici, en faisant entrer dans ses comparaisons tous les exemples éclatants d’amour, non pas, je le répète, pour que tu puisses mesurer par là toute la grandeur de sa bonté, mais parce que les exemples dont il se sert sont les plus frappants entre tous ceux que connaissent ceux à qui il s’adresse. Il dit par la bouche de David : Autant que le ciel est élevé au-dessus de la terre, autant a-t-il affermi la grandeur de sa miséricorde sur ceux qui le craignent : et, autant que l’orient est éloigné du couchant, autant il a éloigné de nous nos iniquités. (Ps. CII, 11.) Il dit par la bouche d’Isaïe : Mes pensées ne sont pas vos pensées, et mes voies ne sont pas vos voies ; mais, autant que les cieux sont élevés par-dessus la terre, autant mes voies sont élevées par-dessus vos voies, et mes pensées par-dessus vos pensées. (Isa. LV, 8, 9.) Il parle ainsi parce qu’auparavant il a dit, touchant la rémission des péchés : Je vous remettrai en abondance vos iniquités. (Ibid. 7.) C’est pour montrer tout le sens qu’il attachait à ce mot : abondamment, qu’il introduisait ensuite la comparaison que nous avons rapportée. Mais tout cela ne lui suffit pas, et voici qu’il se sert d’une image encore plus grossière : car il dit par le prophète Osée : Comment te traiterai-je, ô, Ephraïm ? comment te traiterai-je, ô Israël ? Vous abandonnerai-je comme Adama, et vous exterminerai-je comme Seboïm ? Mon cœur s’est retourné sur lui-même, il est agité de trouble et de repentir. (Osée, XI, 8.) C’est comme s’il disait : Je n’ai pas eu le courage de prononcer même une parole de menace ; non pour que tu te figures qu’il y a en lui quelque chose d’humain, loin de toi cette pensée, mais pour que tu apprennes, par cette comparaison grossière, que l’amour qu’il a pour nous est l’amour qui convient à Dieu, qu’il est sincère, qu’il ne peut avoir de fin. Car de même qu’un homme épris d’amour ne voudrait pas blesser, même en paroles, l’objet de sa tendresse, ainsi, Dieu lui-même nous dit : Par cela que je t’ai blessé en paroles, mon cœur s’est retourné sur lui-même. Ainsi il ne dédaigne, pas d’employer de grossières images pour montrer son amour, et cela même est d’un amour extrême. Mais il ne s’arrête pas là, il va plus loin, et se servant d’une comparaison encore plus grossière, il dit : La joie que le jeune époux trouve en sa jeune épouse, le Seigneur la trouvera en vous. (Isa. LXII, 5.) Parce que c’est dans leurs commencements que les affections sont les plus vives, les plus ardentes, les plus enflammées. Il parle ainsi, non pas pour que tu t’imagines qu’il y a en lui rien d’humain (car je ne cesserai pas de te le répéter), mais pour que tu connaisses ainsi toute la chaleur, toute la sincérité, toute la vivacité, toute l’ardeur de son amour. Ensuite il ajoute qu’il aime comme un père et plus qu’un père, comme une mère et plus qu’une mère, comme un jeune époux et plus qu’un jeune époux, et qu’il surpasse la tendresse d’un jeune époux d’autant que le ciel est élevé au-dessus de la terre, et plus que cela encore, d’autant que l’orient est éloigné de l’occident, et plus que cela encore. Il ne s’arrête pas même là dans ses comparaisons, il va plus loin et se sert d’un exemple plus grossier encore.
Car, comme Jonas, après sa fuite et la réconciliation de Dieu avec les habitants de Ninive, voyait que ses menaces restaient sans effet, et que, sombre, inquiet, hors de lui, il cédait à l’infirmité de la nature humaine, le Seigneur ordonna au soleil de donner plus d’ardeur à la flamme de ses rayons, ensuite il commanda à la terre de produire sur l’heure une coloquinte gigantesque qui pût ombrager la tête du prophète ; par ce moyen il ranima ses membres et mit fin à ses maux, puis il l’affligea en faisant disparaître la plante qui le couvrait, et lorsqu’il l’eut vu ainsi raffermi et abattu tour à tour, écoutez ce qu’il lui dit : Tu voudrais qu’on eût épargné la coloquinte pour laquelle tu n’as pas travaillé et que tu n’as pas fait croître ; et moi je n’épargnerais pas Ninive, cette grande ville dans laquelle il y a plus de cent vingt mille créatures humaines, qui ne savent pas distinguer leur main droite de leur main gauche. (Jon. IV, 10-11.) Dieu veut dire par là : L’ombre de la coloquinte ne t’a pas rendu autant de force que le salut des habitants de Ninive m’a donné de joie, et sa perte ne t’a pas tourmenté autant que leur perte m’eût affligé : ainsi, c’est malgré moi qu’ils auraient péri. Vois-tu comme ici encore, il va au-delà de sa comparaison ? En effet, il ne dit pas seulement : Tu voudrais qu’on eût épargné la coloquinte ; il ne se tait pas après ces paroles, mais il ajoute : Pour laquelle tu n’as pas travaillé et que tu n’as pas fait croître. C’est que les laboureurs ont un très grand amour pour les plantes qui leur ont coûté le plus de fatigue ; et comme Dieu veut montrer qu’il a pour les hommes le même amour que le laboureur pour ses plantes, il ajoute réellement aux paroles qu’il a exprimées, celles-ci qu’il sous-entend : Si tu défends ainsi un ouvrage qui est d’un autre que toi, combien plus ne défendrai-je pas mon propre ouvrage, l’ouvrage de mes mains ? Ensuite il atténue la faute des habitants de Ninive et il dit qu’ils ne peuvent pas distinguer leur main droite de leur main gauche. Il déclare donc, qu’ils ont péché plutôt par simplicité que par malice, et c’est ce que prouva leur repentir.
Comme il en reprenait d’autres qui gémissaient, parce qu’ils se croyaient abandonnés, il s’exprima en ces termes : Interrogez-moi sur mes fils et marquez-moi ce que je dois faire de l’ouvrage de mes mains. (Isaï. XLV, 1-1.) C’est comme s’il leur avait dit : Engage-t-on, exhorte-t-on un père à prendre soin de son fils ? ou un artisan, un ouvrier, à ne pas laisser périr son travail ? Ainsi lorsqu’il s’agit des hommes, si vous connaissez leur nature ou leur art, c’est assez, vous êtes assurés de leur sollicitude : et moi, vous croyez que j’ai besoin d’exhortations pour défendre mes enfants et mes œuvres ? S’il leur parle ainsi, ce n’est pas tant pour les empêcher de lui adresser leurs exhortations, que pour leur apprendre, que même avant toute exhortation, Dieu fait ce qu’il doit — faire. Quant aux hommes, il veut qu’ils soient exhortés, car il sait que cela leur est d’une grande utilité. Vois-tu comment, par ces comparaisons, la démonstration de son ineffable providence brille d’une lumière plus vive, plus éclatante que le soleil ? Considère en effet ; il a choisi pour exemples un père, une mère, un jeune époux, une jeune épouse, l’intervalle qu’il y a entre le ciel et la terre, la distance qui sépare l’orient de l’occident, le cultivateur qui se fatigue pour faire croître ses plantes, l’architecte qui voit d’avance la beauté de ses œuvres, l’amant plein de ferveur qui se trouble s’il a offensé, même en paroles, l’objet de sa passion ; puis il a été montré que l’amour de Dieu surpasse autant toutes ces choses, que la bonté est au-dessus de la méchanceté.
Saint Jean Chrysostome
Œuvres complètes traduites pour la première fois en français sous la Direction de M. Jeannin
Tome quatrième, pp. 353-361
Sueur-Charruey, Imprimeur-Libraire-Editeur, Arras, 1887
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