Le Staretz Jean de Moldavie raconte au moine Parféni ses souvenirs sur Saint Païssi (Velitchkovsky) et sur sa propre vie 1
Par ma naissance, je suis Grand Russien, de la Russie la plus profonde ; de quelle famille, tu n’as pas à le savoir. Dès ma jeunesse, je me mis à aimer mon Seigneur Jésus Christ. Dès ma jeunesse, je vis la vanité et la versatilité de ce monde, la courte durée de cette vie et l’éternité de la vie future, et je réfléchis que celui qui en ce monde servira le Seigneur Dieu et œuvrera pour Lui, sauvera son âme et héritera de la béatitude éternelle ; mais que celui qui péchera et irritera le Seigneur Dieu, aura à subir les tourments éternels, et c’est pourquoi je décidai de travailler pour mon Seigneur hors de tout obstacle de vanité de ce monde, abandonnant tout, et je suivis le Christ dès mon jeune âge. D’abord je fis pèlerinage en de nombreux monastères de Russie, et j’y entendis parler du grand staretz Païssi et de ses hauts exploits, du vaste troupeau qu’il avait rassemblé par Dieu, et aussi des autres Pères moldaves, et du staretz Onoufri qui vécut dans cette solitude et y termina sa vie. Et j’entrepris un voyage jusqu’en Moldavie et au grand monastère de Néamts.
Là, je vis le grand Staretz Archimandrite Païssi 2 avec sa noble chevelure blanchie et sa grande armée rassemblée par Dieu. Il avait déjà près de mille disciples. Et je tombai à ses pieds et lui demandai de m’accueillir dans sa sainte demeure et de m’ajouter à son troupeau. Et lui me reçut avec amour et me compta dans sa fraternité. Il me donna une cellule, me désigna une obédience et me confia à un père spirituel. Il accueillait tous les arrivants qui désiraient vivre avec lui, malgré les réticences de quelques frères plus anciens, parce qu’ils souffraient de pénurie dans les besoins du corps ; mais il leur disait toujours : « Je ne rejetterai pas celui qui vient à moi. Un frère arrive, c’est une prière qui vient. Dieu enverra aussi la nourriture pour lui. » Et moi, pécheur, je commençai ma vie dans ce troupeau que Dieu avait rassemblé, je me délectai de ses instructions pleines de sagesse divine et je m’apaisai, contemplant sa noble chevelure blanchie.
Le Staretz Païssi nous instruisait tous, nous consolait tous. Il nous enjoignait de ne pas détruire la vie communautaire, d’être totalement obéissants, dans l’humilité, d’abandonner notre propre volonté ; il nous recommandait la soumission les uns envers les autres, et le respect par métanies — que chacun ait une attitude modeste, mains croisées sur la poitrine, tête baissée, les yeux au sol et le cœur s’élevant vers Dieu, l’esprit dans la prière perpétuelle de Jésus ; et que tous soient emplis de charité non hypocrite. Et surtout, il s’efforçait de semer profondément en chacun cette graine divine, l’œuvre du cœur, la prière spirituelle et perpétuelle de Jésus.
Alors, en ce temps, le monastère de Néamts était comme un paradis planté par Dieu : tous travaillaient pour leur Seigneur en accord de pensées et avec amour ; la vie communautaire était parfaite et l’amour en tous, comme s’il n’y avait qu’une âme pour tous ; chacun accomplissait son obédience avec humilité, sans rechigner ; tous regardaient leur pasteur et guide avec amour, et étaient apaisés par la vue de son visage, par sa parole et par ses cheveux blanchis, parce qu’il était un modèle et un exemple pour tous par sa vie humble. Niais, autant il était humble et modeste, autant il était aussi sévère : pour le moindre manquement, il punissait fort.
Un jour, un novice circulait dans le monastère, gesticulant irrespectueusement des bras, jetant les yeux de droite et de gauche. Le staretz regardait par la fenêtre et demanda aux autres : qui est le père spirituel de ce novice ? On le lui dit. Alors il l’appela, lui fit une sévère admonestation et lui dit :
C’est ainsi que tu diriges tes disciples ? Ils sont irrespectueux et tentent les frères. Le moine doit être moine en tout, marcher avec modestie, les mains sur la poitrine, les yeux au sol, tête baissée ; il doit se prosterner devant chacun de ceux qu’il rencontre : pour le hiéromoine ou le moine, jusqu’au sol ; pour son égal, à mi-corps. Tu vas me dire qu’il n’est pas encore moine ; mais celui qui vit au monastère, qu’il soit tonsuré ou non, doit se plier au monachisme et prendre exemple sur les anciens. Pour cela, je vous donne donc à tous deux, toi et ton disciple, ce canon : faites des prosternations pendant trois jours au réfectoire, afin que les autres aussi apprennent à ne pas se conduire sans respect.
Il veillait aussi avec rigueur à ce que l’on se signe correctement : il punissait très sévèrement celui qui se signait frénétiquement ou qui formait avec nonchalance le signe de croix sur son visage, et il disait toujours : « les démons se réjouissent lorsque quelqu’un fait le signe de croix frénétiquement. » De même, il veillait à un grand respect à l’église : il passait lui-même en revue tous les frères afin qu’ils se tiennent correctement, dans la crainte et le tremblement, qu’ils observent toutes les prosternations, surtout dans les chœurs et en lisant, et qu’ils n’en laissent échapper aucune, au moment de « Saint Dieu », « Venez, adorons… » et « alléluia ». Il avait tout : l’ordre, la règle et les chants, de la Sainte Montagne de l’Athos. Il interdisait strictement l’usage du tabac et chassait du monastère celui qui ne s’en corrigeait pas.
Il se méfiait tellement des hérésies et des schismes qu’il baptisait tous ceux qui se convertissaient, tant du raskol que des hérésies latines de l’occident, ce que l’Église moldave observe jusqu’à maintenant. Il montra clairement un grand zèle de piété, alors qu’il vivait avec les frères dans le monastère de Dragomirna. Après les temps de guerre, son monastère, ainsi que la Bukovine, se trouvèrent sous dépendance autrichienne ; il le quitta alors, laissant toutes les richesses, mobilières et immobilières, et passa en Moldavie, et il dit à sa fraternité :
Pères et frères, que celui qui veut obéir et suivre son staretz, le pécheur Païssi, vienne avec moi ; mais je ne donne pas ma bénédiction pour rester à Dragomirna : car, à vivre dans une cour hérétique, on ne peut échapper à l’hérésie. Le Pape de Rome rugit comme un lion dans d’autres royaumes aussi, et cherche qui il pourrait avaler ; il ne laisse pas en paix non plus dans le royaume turc, et sans cesse il trouble et humilie la sainte Église d’Orient, et d’autant plus ici, sous le pouvoir autrichien, il nous avalera vivants.
Et ainsi, il partit en Moldavie avec tout son troupeau. Le monarque de Moldavie, voyant son zèle dans la piété, lui donna deux monastères au lieu d’un : d’abord Sékou, au nom de Jean le Précurseur, et ensuite Néamts, au nom de l’Ascension du Seigneur. Le Staretz Païssi enseignait toujours à sa fraternité de se méfier des hérésies et des schismes, d’obéir en tout aux saints Patriarches Œcuméniques d’Orient et de vénérer les pieux et zélés très Saint Photios, Patriarche de Constantinople et le Bienheureux Marc, Métropolite d’Ephèse, qui prit position contre le Pape de Rome. Mais je ne pus jouir longtemps de son enseignement, source coulante de miel, seulement deux ans ; et je ne fus pas digne d’être tonsuré par lui pleinement moine, mais seulement fait novice.
Et puis, soudain, tous devinrent tristes et malheureux, ayant appris que le Staretz était malade. Tout devint sombre et chagrin. Et très vite, l’annonce fut faite de se rendre tous à la Liturgie. Et tous arrivèrent sur des ailes, comme des aigles, si nombreux que l’église ne pouvait les contenir. Tous les frères se réjouirent à la vue de sa blanche chevelure, et se prosternèrent jusqu’au sol devant lui ; quant à lui, il se rendit directement au sanctuaire et, au moment de la communion, s’approcha de la Sainte Table et communia aux Saints Mystères du Corps et du Sang du Christ. A la fin de la Liturgie, il se tint sur son trône et commanda à tous d’approcher pour la bénédiction ; il fit ses adieux, retourna à sa cellule et ne reçut plus personne chez lui.
Peu de temps après parvint la désolante nouvelle de la fin du Staretz. On entendit les pleurs et sanglots des frères qui venaient de perdre leur staretz, père et guide. Trois jours après, il fut enseveli dans l’Église Cathédrale de l’Ascension du Seigneur, et tous restèrent orphelins. Ensuite le Conseil des frères élut un nouveau directeur, le Père spirituel Sophrony, qui me tonsura dans l’habit monastique. Deux ans plus tard, les règles de la vie monastique du Père Païssi commencèrent à changer et, à cause de cela, il y eut des troubles dans le monastère. Alors, nos soixante-dix Russes partirent pour la Russie. Parmi eux, il y avait le célèbre staretz Père Féodor, dont j’ai entendu dire qu’il eut à subir beaucoup de tribulations et qu’il mourut au monastère Alexandre de Svirsk.
Et moi, pécheur, j’allai à la sainte Montagne de l’Athos, espérant y faire pousser les graines divines qu’avait semées en moi le Staretz Païssi. J’y arrivai par mer, sans obstacles, et m’installai dans une cellule vide, en un lieu appelé Lak, et j’y vécus deux ans ; je me nourrissais grâce à mon travail manuel ; je faisais des petites cuillères. Puis survinrent des temps troublés, des guerres. Des brigands vinrent sur la Sainte Montagne et y accomplirent des forfaits nombreux. Et moi, misérable, je ne pus le supporter ; je repris la mer et rentrai en Moldavie, dans mon monastère.
Mais, ayant goûté au silence plus doux que le miel, je demandai pour moi une cellule hors du monastère. Le Père Archimandrite et le Père spirituel voulaient m’ordonner hiérodiacre ; mais je craignais que cela ne m’éloignât de la prière spirituelle silencieuse. Je leur demandai de me laisser dans le silence ; mais ils s’efforçaient de m’obliger. Voyant leur insistance, je me tranchai un doigt de la main droite et, dès ce moment, ils me laissèrent en paix et me surnommèrent « Sans-doigt ». Alors je débutai une vie de grand silence, observant diverses obédiences monastiques, et j’allai fréquemment voir un moine-ermite du grand schème, Platon, disciple du Staretz Païssi, et me régalais avec lui d’entretiens spirituels. Je vécus cinq ans dans cette cellule. Mais les bavardages entendus dans le monastère pendant mes obédiences finirent par m’ennuyer et la lampe de la lumière divine commença à s’éteindre en moi. Je me mis alors à prier l’Archimandrite de me laisser aller définitivement dans la très profonde solitude du skite de la Protection, chez le Père Platon. Il refusa, disant : « Si je devais laisser aller dans la solitude des jeunes comme vous, je n’aurais plus personne pour les obédiences ».
Je le quittai en pleurant, et me mis à penser avec chagrin à la richesse que j’avais amassée à la Sainte Montagne de l’Athos. Et ici, j’avais tout gaspillé ! Je vais retourner à la sainte Montagne, et j’y terminerai ma vie. J’allai donc chez le Père Platon et lui ouvris ma pensée. Il me dit alors :
Va à la Sainte Montagne pour y rester un moment, puis reviens ici et là, alors, on te consolera. Et ensuite nous vivrons ensemble et tu enseveliras mon corps pécheur ; mais même si tu voulais y rester jusqu’à ta mort, tu la quitteras sans l’avoir désiré.
Je me prosternai devant lui et retournai chez l’Archimandrite, et lui demandai de me laisser repartir à la Sainte Montagne de l’Athos, lui disant que je l’avais quittée alors à cause des troubles mais que maintenant, les temps étaient redevenus paisibles. Il me laissa aller avec amour.
Traduit du russe par N.M.Tikhomirova
Version électronique disponible sur le site de La Voie Orthodoxe
Publié ici avec l’aimable autorisation de l’Archiprêtre Quentin de Castelbajac
- un texte tiré de Récit des pérégrinations et voyages à travers la Russie, la Moldavie, la Turquie et la Terre Sainte (Scazanie o stranstvii i putechestvii po Rossii, Moldavii, Turcii i Sviatoi Zemle inoka Parfenia) du Moine Parféni, Seconde édition de 1856, Seconde partie, sections 11-16, pages 19-26
- Saint Païssi Vélitchkovsky [1722-1794]
Pas de commentaire