Les Pères orthodoxes des temps modernes ont continué de regarder le bienheureux Augustin de la même manière que le fit saint Marc d’Ephèse, et il n’y eut pas de controverse particulière attachée à son nom. En Russie, au moins depuis le temps de saint Dimitri de Rostov (début XVIIIème siècle), l’habitude de se référer à lui comme « le bienheureux Augustin » commença à être bien établie. Ici, disons juste un mot sur cette appellation.
Dans les premiers siècles du Christianisme, le mot « bienheureux » en référence à un homme de sainte vie était utilisé d’une manière plus ou moins interchangeable avec les mots « saint » ou « sacré ». Cela n’était pas le résultat d’une quelconque et formelle « canonisation », qui n’existait pas en ces siècles, mais elle était plutôt basée, avant tout, sur la vénération populaire. Ainsi, saint Martin de Tours (IVème siècle), un saint et thaumaturge avéré, dans des écrits comme ceux de saint Grégoire de Tours (Vlème siècle), est qualifié parfois de « bienheureux » (beatus) et parfois de « saint » (sanctus). Et donc, lorsque qu’Augustin est qualifié au Vème siècle par saint Faustus de Lérins de « le plus bienheureux » (beatissimus), au sixième siècle par saint Grégoire le Grand de « bienheureux » (beatus) et de « saint » (sanctus), au XIXème siècle par saint Photios de « saint » (άγιος), ces titres différents veulent tous dire la même chose : qu’Augustin était reconnu comme faisant partie de ceux qui sont remarquables par leur sainteté et leur enseignement. En Occident, pendant tous ces siècles, le jour de sa fête fut conservé ; en Orient (où on ne célébrait pas de fêtes particulières pour des saints occidentaux) il fut simplement regardé comme Père de l’Eglise Universelle.
Au temps de saint Marc d’Ephèse, le mots « bienheureux » devint utilisé pour dénoter un tant soit peu moins d’autorité que les plus grands des Pères, ainsi, il se réfère au « bienheureux Augustin » mais au « divin Ambroise », au « bienheureux Grégoire de Nysse » mais à « Grégoire le Théologien, grand parmi les saints » ; mais cela ne veut pas dire qu’il existe un usage constant à ce propos.
Même dans les temps modernes le mot « bienheureux » reste en quelque sorte vague dans son application. Selon l’usage russe, « bienheureux » (blazhenny) peut se référer aux grands Docteurs autour desquels il y eut certaines controverses (Augustin et Jérôme en Occident, Théodoret de Cyr en Orient), mais aussi aux fols-en-Christ (glorifiés ou non) ainsi qu’en général aux personnes saintes mais non glorifiées des siècles récents. Même de nos jours il n’y a pas de définition précise de ce que veut dire « bienheureux » dans l’Eglise orthodoxe (à l’opposé du Catholicisme Romain, où la « béatification » est à part entière un processus légal en lui-même), et n’importe quelle personne « bienheureuse » qui a une place reconnue dans le calendrier orthodoxe des Saints (comme l’ont Augustin, Jérôme, Théodoret, et beaucoup de fols-en-Christ) peuvent également être appelés « saints ». Dans l’usage orthodoxe russe on parle rarement de « saint Augustin », mais plutôt toujours du « bienheureux Augustin ». En nos temps modernes il y a eu de nombreuses traductions en grec et en russe des écrits du bienheureux Augustin, et il a commencé à être bien connu dans l’Orient orthodoxe. Certains de ses écrits, à dire vrai, comme ceux de ses traités anti-pélagiens et Sur la Trinité, sont lus avec prudence, la même prudence avec laquelle les croyants orthodoxes lisent Sur l’Âme et la Résurrection de saint Grégoire de Nysse et certains autres de ses écrits.
Le grand Docteur Russe du dix-huitième siècle, saint Tikhon de Zadonsk, cite certains des écrits du bienheureux Augustin (principalement tirés des Soliloques) comme venant d’un Père orthodoxe, bien que sa principale source patristique soit bien sur les Pères d’Orient, et par-dessus tout saint Jean Chrysostome 1. Les Confessions d’Augustin occupent une place respectable parmi les livres spirituels orthodoxes en Russie et ont eu même un effet décisif sur le grand reclus du dix neuvième siècle, Georges de Zadonsk, quant à sa renonciation au monde. Lorsque ce dernier était au service militaire, dans sa jeunesse, et menait une vie de plus en plus retirée pour se préparer à entrer dans un monastère, il fut tellement attiré par la fille d’un certain colonel qu’il prit la décision de la demander en mariage. Se remémorant ensuite le désir profond qu’il avait développé d’abandonner le monde, il se retrouva dans un état critique d’indécision et de perplexité, qu’il résolut à la fin en faisant appel au livre patristique qu’il était en train de lire. Il a décrit lui-même ce moment :
J’ai été inspiré d’ouvrir le livre qui reposait sur la table, me disant à moi-même : Je suivrai sur le champ ce qu’il m’indiquera, quoi que cela soit. J’ouvris les Confessions d’Augustin. Je lus : « Celui qui se marie est préoccupé par sa femme et comment lui plaire, mais celui qui ne se marie pas est préoccupé par le Seigneur et comment plaire au Seigneur. Vois la justesse de ceci ! Quelle différence ! Raisonne profondément, choisis la meilleure voie, ne t’attarde pas, décide, suis ; rien ne t’entrave. » Je décidai. Mon cœur fut rempli d’un bonheur indicible. Mon âme était dans la joie. Et il me semblait que mon esprit était entièrement ravi dans une extase paradisiaque 2.
Cette expérience nous rappelle fort la propre expérience du bienheureux Augustin, lorsqu’il fut inspiré d’ouvrir les épîtres de saint Paul et suivit le conseil donné par le premier passage sur lequel tombèrent ses yeux 3. Il doit être noté que le monde spirituel du bienheureux Georges de Zadonsk était entièrement celui des Pères orthodoxes, comme nous le savons par les livres qu’il lisait : La vie des Saints, saint Basile le Grand, saint Grégoire le Théologien, saint Tikhon de Zadonsk, les commentaires patristiques sur les Écritures.
Dans les temps modernes, la situation a été la même pour l’Eglise grecque. Le théologien grec du XVIIIème siècle Eustratius Argenti, dans ses traités anti-latins comme le Traité Sur le pain sans levain, utilise Augustin comme autorité patristique, mais il note également qu’Augustin est un des Pères qui tomba dans certaines erreurs, sans cesser toutefois d’être un Père de l’Eglise 4. A la fin du XVIIIème siècle saint Nicodème l’Hagiorite introduisit la vie du bienheureux Augustin dans son Synaxaire (Collection des Vies des Saints), alors qu’elle n’était pas jusque-là inclue dans les calendriers orientaux et les collections de Vies des Saints. Ce qui n’a rien de remarquable en soi ; Augustin fut l’un parmi des centaines de noms qu’ajouta saint Nicodème au calendrier orthodoxe des Saints très incomplet, dans son zèle à donner une plus grande gloire aux saints de Dieu. Au dix-neuvième siècle, avec un zèle similaire, l’Église Russe prit le nom d’Augustin à partir du Synaxaire de saint Nicodème et l’ajouta à son propre calendrier. Cela n’était pas une sorte de « canonisation » du bienheureux Augustin, car il n’avait jamais été regardé en Orient comme rien d’autre qu’un Père et un Saint ; mais il s’agissait plutôt d’élargir le calendrier de l’Église pour le rendre plus complet : un processus qui est encore en vigueur actuellement.
Au XXème siècle le nom du bienheureux Augustin peut se retrouver dans les calendriers orthodoxes standards, habituellement sous la date du 15 Juin (ensemble avec le bienheureux Jérôme), mais parfois sous la date de sa dormition, le 28 Août. L’Église Grecque, en son entier l’a peut-être considéré avec moins de réserve que l’Église Russe, comme on le voit, par exemple, dans le calendrier officiel de l’une des Églises grecques « ancien-calendaristes » où il est appelé, non pas le « bienheureux Augustin » comme sur le calendrier russe, mais « Saint Augustin le Grand » (άγιος Αυγύστινος ο μέγας)
L’Église Russe, cependant, lui porte un grand amour, même si elle ne lui accorde pas le titre de « grand ». L’Archevêque Jean Maximovitch, lorsqu’il devint l’évêque diocésain d’Europe Occidentale, s’attacha à lui montrer une révérence toute spéciale (comme avec de nombreux autres Saints occidentaux) ; ainsi, il commandita l’écriture d’un office liturgique particulier en son honneur (qui jusqu’à ce jour n’avait point existé dans les Menées en slavon), et cet office fut officiellement approuvé par le Synode des Evêques de l’Eglise Russe Hors Frontières, sous la présidence du Métropolite Anastase. L’Archevêque Jean célébrait ce service chaque année, où qu’il se trouvait, le jour de la fête du bienheureux Augustin.
Peut-être l’évaluation critique la plus équilibrée du bienheureux Augustin, en notre époque, se trouve-t-elle dans la Patrologie de l’Archevêque Philarète de Chernigov, qui a été citée plusieurs fois plus haut.
Il eut une très large influence sur son époque et les temps qui la suivirent. Mais il fut mal compris d’un côté, et de l’autre il n’exprima pas lui-même ses pensées avec précision et donna l’occasion à des controverses 5. Possédant un esprit logique et une sensibilité très vive, le docteur d’Hippone n’avait pas, cependant, la même richesse d’esprit métaphysique ; dans ses ouvrages on trouve beaucoup d’ingéniosité mais peu d’originalité de pensée, une certaine rigueur très logique mais peu d’idées vraiment sublimes. Qui plus est, on ne peut lui attribuer une profonde éducation théologique. Augustin écrivit à peu près sur tout, exactement comme Aristote, et ses ouvrages excellents ne pouvaient être que ses études systématiques de thèmes et ses réflexions morales… Sa plus haute qualité réside dans cette piété si sincère et profonde qui imprègne toutes ses œuvres 6
Parmi ses écrits moraux que l’Archevêque Philarète considère comme les plus élevés se trouvent les Soliloques, les traités, les lettres et sermons sur la lutte monastique et les vertus, sur le soin des morts, sur la prière aux Saints, sur la vénération des reliques ; et bien sûr ses Confessions justement renommées, « qui sans aucun doute peuvent toucher quiconque jusqu’aux profondeurs de l’âme par la sincérité de leur contrition et réchauffer par la chaleur de la piété qui est si essentielle sur le chemin du salut » 7.
Les sujets à controverse, dans les écrits dogmatiques du bienheureux Augustin, ont parfois tellement retenu l’attention que l’autre aspect, le côté moral de ses œuvres, a été grandement négligé. Sans aucun doute, leur intérêt premier pour nous aujourd’hui tient précisément au fait qu’elles proviennent d’un Père de la piété orthodoxe : ce dont il était rempli à déborder. Les érudits modernes, en effet, s’affligent souvent qu’un « tel géant intellectuel » ait pu être « un enfant typique de son âge, même dans des domaines où nous ne devrions point l’attendre comme tel », s’exclamant qu’« il est vraiment étrange qu’Augustin s’accommode d’un paysage rempli de rêves, de démons et d’esprits », et que cette acceptation des miracles et des visions « révèle une crédulité qui nous semble aujourd’hui incroyable ». Là, le bienheureux Augustin fausse compagnie aux « sophistiqués » étudiants en théologie d’aujourd’hui ; mais il ne fait qu’un avec le simple fidèle orthodoxe, comme avec tous les autres Saints Pères d’Orient ou d’Occident qui, malgré leurs sentiments variés ou leurs différences sur des points théoriques de doctrine, eurent en commun une âme et un cœur profondément chrétiens. C’est cela qui le rend indiscutablement un Père orthodoxe et creuse un abime infranchissable entre lui et tous ses disciples « hétérodoxes » des derniers siècles, mais l’apparente à tous ceux qui s’attachent de nos jours au christianisme véritable, à la sainte Orthodoxie.
Mais sur bien des points de doctrine également, le bienheureux Augustin se révèle un docteur de l’Orthodoxie. Tout d’abord, nous devrions mentionner son enseignement sur le Millénarisme. Après avoir été attiré par une forme plutôt spiritualiste du chiliasme durant ses premières années de chrétien, il devint pendant ses années de maturité l’un des principaux combattant de cette hérésie qui, dans les temps anciens ou modernes, a entraîné tant d’hérétiques dans une lecture trop littérale de l’Apocalypse de saint Jean contraire à la tradition de l’Église. Selon la vraie interprétation orthodoxe, que professa le bienheureux Augustin, les mille années de l’Apocalypse (§ 20:1-6) correspondent au temps total qui s’écoule de la Première Venue du Christ à Sa Seconde Venue, lorsque le diable est en fait « limité » (grandement restreint en son pouvoir de tenter les fidèles) et que les saints règnent avec le Christ dans la vie de la grâce donnée à l’Église (La Cité de Dieu, Livre XX, § 7-9)
En iconographie, la physionomie du bienheureux Augustin est bien typée. La sans doute plus vieille icône de lui, une fresque du VIème siècle dans la Librairie de Latran à Rome, est indubitablement basée sur un portrait fait de son vivant ; le même visage émacié, ascétique et barbe clairsemée se retrouvent dans une icône du Vllème siècle le montrant ensemble avec le bienheureux Jérôme et saint Grégoire le Grand. L’icône dans un manuscrit de Tours du Xlème siècle est plus stylisée, mais basée de même d’une manière indiscutable sur l’originale. Plus tard les iconographes occidentaux perdirent contact avec l’original (comme cela arriva pour la plupart des saints en Occident), le peignant plus ou moins comme prélat latin médiéval ou moderne.
Hieromonk Seraphim Rose, The Place of Blessed Augustine in the Orthodox Church, p. 32-41, Saint Herman of Alaska Brotherhood, Platina, California, 1983
Traduit de l’anglais par Thierry Cozon
Version électronique disponible sur le site de La Voie Orthodoxe
Publié ici avec l’aimable autorisation de l’Archiprêtre Quentin de Castelbajac
- voir Nadejda Gorodetzky, Saint Tikhon of Zadonsk, Crestwood, N. Y., 1976, p. 118
- Bishop Nikodim, Russian Ascetics of the 18th and 19th Centuries, in Russian, Moscow, 1909, Sept. Volume, pp. 542-3
- Confessions, VIII, 12
- voir Timothy Ware, Eustratios Argenti, Oxford, 1964, pp. 126, 128
- Vol. III, p. 7
- Ibid, p.35
- Ibid, p. 23
Pas de commentaire