HOMÉLIES SUR LAZARE | SIXIÈME HOMÉLIE
par saint Jean Chrysostome
Œuvres complètes / Tome II. Traduction sous la direction de M. Jeannin, Arras, 1887
1. Dieu a manifesté sa puissance et sa bonté dans le tremblement de terre; mais le jour du jugement sera bien plus terrible encore.
Avez-vous contemplé la puissance de Dieu, avez-vous contemplé sa bonté ? sa puissance en ce qu’il a ébranlé la terre; sa bonté en ce qu’il l’a soutenue dans sa chute, ou plutôt, sa puissance et sa bonté dans l’un et dans l’autre cas. En effet, l’ébranlement fut un acte de puissance, et l’affermissement un acte de bonté: il a ébranlé la terre tout entière, et il l’a affermie; il l’a soutenue quand, fortement agitée, elle était sur le point de tomber. Le tremblement a cessé, il est vrai, mais que la crainte persiste; cette agitation a disparu, mais que la piété ne disparaisse pas. Pendant trois jours nous avons fait des supplications, mais ne laissons pas se refroidir en nous la ferveur. En effet, la cause du tremblement de terre c’est notre tiédeur : nous sommes devenus tièdes, et nous avons attiré sur nous le tremblement de terre; nous avons montré de la ferveur et nous avons conjuré la colère: ne soyons plus tièdes à l’avenir, afin de ne pas appeler de nouveau sur nous la colère et le châtiment. Car Dieu ne veut pas la mort du pécheur, mais plutôt qu’il se convertisse et qu’il vive. (Ezéch. XXXIII, 11.) Avez-vous senti la fragilité de la race humaine ? Lorsque le tremblement de terre se faisait, je réfléchissais en moi-même, et je me disais : Où sont les rapines? où sont les tromperies? où sont les pouvoirs tyranniques, les excès d’orgueil ? la puissance des maîtres, les oppressions, les spoliations des pauvres, l’arrogance des riches, l’autorité des magistrats ? Où sont les menaces ? où sont les alarmes ? Un seul instant a tout emporté, tout détruit avec plus de facilité qu’une toile d’araignée; la ville retentissait de gémissements, et tout le monde courait à l’Église. Demandez-vous ce que nous serions devenus s’il avait plu à Dieu de tout renverser. Si je parle ainsi, c’est afin que la crainte de ce qui est arrivé demeure vive en vous, et qu’elle soutienne l’esprit de tous. Dieu a ébranlé, mais il n’a pas renversé, et il n’aurait pas ébranlé, s’il avait voulu renverser. Mais comme il ne le voulait pas, le tremblement de terre est venu d’avance comme un héraut notifier à tous la colère divine, afin que la crainte nous rendant meilleurs, nous conjurions le châtiment dans sa réalité. Dieu en agit de même autrefois avec les Barbares : Encore trois jours, et Ninive sera détruite ! (Jon. III, 4.) Pourquoi, Seigneur, ne renversez-vous pas? Vous menacez de détruire, et pourquoi ne détruisez-vous pas ? — C’est précisément parce que je ne veux pas détruire, que j’en fais la menace. — Mais pourquoi le dites-vous donc ? — C’est afin de n’être pas obligé de faire ce que je dis : que la parole prenne l’avance, et qu’elle empêche l’action : Encore trois jours, et Ninive sera détruite ! Alors c’était un prophète qui parlait; aujourd’hui ce sont nos murs qui élèvent la voix. Je vous le dis et je ne cesserai de le dire aux pauvres aussi bien qu’aux riches : considérez combien est grande la colère de Dieu, et combien tout lui est facile et peu coûteux, et ne soyons plus vicieux. En un instant si court, comme il a mis le trouble dans les pensées et l’esprit de chacun, et ébranlé les cœurs jusque dans leurs fondements !
Et si nous réfléchissons à ce jour formidable, dans lequel il ne sera plus question d’un instant, mais de siècles sans fin, de fleuves de feu, de colères menaçantes, de puissances traînant au jugement, d’un tribunal terrible et d’un juge incorruptible, lorsque les actions de chacun se présenteront devant ses yeux, et qu’il n’y aura personne pour lui prêter secours, ni voisin, ni avocat, ni parent, ni frère, ni père, ni mère, ni hôte, ni personne, que ferons-nous alors, dites-le-moi ? J’excite la crainte afin de procurer le salut; j’ai rendu mon enseignement plus incisif que le glaive, afin que ceux de vous qui seraient atteints d’un ulcère s’en débarrassent. Ne vous ai-je pas toujours dit, et maintenant je vous le dis encore, et je ne cesserai de vous le dire, jusques à quand serez-vous donc cloués aux choses de la vie présente ? Je le dis à tous, il est vrai, mais spécialement à ceux qui sont atteints de cette maladie, et qui ne font pas attention à ce que je dis. Ou plutôt mes paroles sont utiles aux uns et aux autres; à celui qui est malade, afin qu’il recouvre la santé ; à celui qui est en bonne santé, pour qu’il ne tombe pas malade. Jusques à quand les biens de ce monde? jusques à quand les richesses ? jusques à quand la magnificence des édifices ? jusques à quand la frénésie pour les voluptés brutales? Voici qu’un tremblement de terre est arrivé : à quoi ont servi les richesses ? Les uns et les autres ont perdu le fruit de leur travail, l’argent a péri avec son possesseur, la maison avec celui qui l’avait fait bâtir; la ville est devenue pour tous un tombeau commun, tombeau bien rapidement construit, non par la main des artistes, mais par une affreuse calamité. Où sont donc les richesses? où est la cupidité? Ne voyez-vous pas que tout cela est plus vil que la toile de l’araignée ?
2. On ne prêche pas inutilement, quand même peu de monde profiterait; ce n’est pas le tremblement de terre qu’il faut craindre, mais la cause qui l’a produit.
Mais, me direz-vous, à quoi vous sert-il de parler? j’y gagne quelque chose si l’on m’écoute. Pour moi je remplis mon ministère : le senseur sème. Le semeur s’en alla semer: une partie de la semence tomba le long du chemin, une autre partie sur la pierre, une autre partie entre les épines, et une autre partie dans une bonne terre. (Matth. XIII, 3.) Trois parties furent perdues, et une seule fut préservée ; et cependant le semeur n’abandonna point son champ; mais parce qu’une partie avait été préservée, il ne cessa point de le cultiver.
Et à cette heure aussi il est impossible que la semence répandue sur un auditoire si nombreux, ne me rapporte pas du fruit. Si tous n’écoutent pas, la moitié écoutera; si la moitié n’écoute pas, la troisième partie écoutera ; si elle n’écoute pas, la dixième écoutera ; si la dixième partie n’écoute pas, une personne au moins de cette multitude écoutera : qu’elle écoute donc. Car ce n’est pas une chose de peu d’importance que le salut d’une brebis, puisque le pasteur de l’Évangile (Matth. XVIII, 12), en abandonna quatre-vingt-dix-neuf pour courir après celle qui s’était égarée. Je ne méprise pas l’homme, et quand même il ne serait qu’un, il est homme, c’est-à-dire la créature favorite de Dieu; et quand même il serait esclave, il ne me paraîtrait pas méprisable, car je ne cherche pas la dignité, mais la vertu : je cherche l’âme sans distinguer celle du maître de celle de l’esclave. Et quand même il ne serait qu’un, il est homme, et pour lui la voûte des cieux fut étendue, le soleil brille, la lune poursuit sa course, l’air fut partout répandu, les sources jaillissent, la plaine des mers a été formée, les prophètes envoyés et la loi donnée; et qu’est-il besoin de tout dire? pour lui le Fils unique de Dieu s’est fait homme. Mon Seigneur a été immolé, et son sang a été versé pour le salut de l’homme, et moi j’irais le mépriser ! mais quel pardon mériterais-je? Ne savez-vous pas que le Seigneur s’entretint avec la Samaritaine, et fit les frais d’une longue conversation? (Jean, IV, 6 et suiv.) Son titre de Samaritaine ne la fit pas mépriser, mais l’âme qu’elle avait la fit rechercher avec ardeur; et quoiqu’elle fût une prostituée, elle ne fut pas dédaignée ; mais parce qu’elle devait être sauvée et qu’elle montra de la foi, elle devint l’objet de soins empressés. Pour moi je ne cesserais pas de parler quand même personne ne m’écouterait je suis médecin et j’applique les remèdes; je suis apôtre, et j’ai reçu l’ordre d’instruire. En effet, il est écrit : Je t’ai donné pour sentinelle à la maison d’Israël. (Ezéch. III, 17.) Je ne convertis personne. Et qu’importe? je gagne néanmoins mon salaire. Du reste je mets ici les choses au pire ; car il est impossible que dans une si grande multitude quelqu’un ne devienne pas meilleur. Mais voici les prétextes, voici les excuses des auditeurs indolents : J’écoute chaque jour, disent-ils, et je ne fais pas. Écoutez, quand même vous ne feriez pas; car c’est cri écoutant que l’on arrive à faire. Quand même tu ne ferais pas, tu ressens de la honte de tes péchés; quand même tu ne ferais pas, tu changes de sentiment; quand même tu ne ferais pas, tu te condamnes toi-même de ce que tu ne fais pas. Or, cette condamnation de toi-même, d’où vient-elle ? C’est le fruit de mes discours. Quand tu dis : hélas ! j’ai écouté et je ne fais pas, cet hélas est le prélude d’une amélioration. As-tu péché ? pleure, et tes larmes effaceront ton péché; car il est écrit : Avoue toi-même le premier tes fautes, afin d’être justifié. (Is. XLIII, 26.) Si tu es dans l’affliction et dans la tristesse, la tristesse renferme quelque chose de salutaire, non en vertu de sa nature, mais par un effet de la bonté du Seigneur. Celui qui a des péchés sur la conscience ne trouve pas un médiocre soulagement dans l’affliction qu’il endure, car il est encore écrit : J’ai vu son affliction et sa tristesse, et je l’ai guéri de ses douleurs. (Is. LVII, 18.) O bienveillance ineffable ! 0 bonté au-dessus de toute expression ! J’ai vu son affliction et je l’ai guéri. Qu’y a-t-il donc de si grand dans son affliction ? Rien, il est vrai, mais j’en ai pris occasion de le guérir de ses douleurs. Voyez-vous comment, en un instant bien court, Dieu a tout réconcilié !
Reportez donc continuellement vos pensées vers cette soirée du tremblement de terre. Tous les autres, il est vrai, redoutaient le tremblement ; pour moi je redoutais la cause du tremblement. Comprenez-vous bien ce que je dis? Les autres craignaient le renversement de la ville et la mort; moi je craignais que le Seigneur ne fût irrité contre nous; car il n’est pas terrible de mourir, mais il est terrible d’irriter le Seigneur. De sorte que je ne redoutais pas le tremblement de terre, mais la cause du tremblement. Or, la cause du tremblement, c’était la colère de Dieu, et la cause de la colère de Dieu, ce sont nos péchés. Ne craignez donc jamais le châtiment, mais le péché, qui est le père du châtiment. La ville est-elle ébranlée? Qu’importe ? Que votre esprit ne soit pas ébranlé? En effet, quand il s’agit de maladies et de blessures, nous ne pleurons pas ceux que l’on traite, mais ceux dont la maladie est incurable. La maladie et la blessure, c’est le péché; l’amputation et le remède, c’est le châtiment.
3. Ce ne sont pas ceux qui sont affligés que l’on doit plaindre, mais ceux qui pèchent.
Comprenez-vous ce que je dis ? Soyez attentifs, car je veux pour vous instruire employer un langage philosophique. Pourquoi plaignons-nous ceux qui subissent un châtiment et ne plaignons-nous pas ceux qui pèchent ? Cependant le châtiment n’est pas quelque chose d’aussi fâcheux que le péché, car le péché est le principe du châtiment. Si donc vous voyez un homme atteint d’un ulcère, et du corps duquel sortent le pus et les vers, et qui cependant ne donne aucun soin à cette plaie et à cet ulcère; et un autre homme qui se trouve, il est vrai, dans le même état, mais qui est traité par des mains habiles, que l’on cautérise, que l’on ampute et qui prend des remèdes amers, lequel des deux plaindriez-vous, dites-moi ? celui qui est malade et qui ne subit aucun traitement, ou bien celui qui est malade et qui subit un traitement? Il est évident que ce serait celui qui est malade et qui ne subit aucun traitement.
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