Saint Jean Chrysostome (†407)
Œuvres complètes, Tome IV, p.343 – 346, Traduction sous la direction de M. Jeannin, Arras, 1887
Ce magnifique discours, dont le titre seul est comme l’abrégé de la philosophie chrétienne, a été écrit à Cucuse, l’an 406. Nous voyons, par la quatrième lettre de saint Chrysostome, qu’il l’envoya à sainte Olympiade pour la consoler dans ses maux; pour l’engager à se mettre au-dessus de toutes ses disgrâces.
L’orateur, dans un magnifique exorde, annonce qu’un préjugé presque universel pourra faire regarder sa proposition comme invraisemblable; mais il demande qu’on l’écoute sans prévention, et il espère qu’alors on ne pourra disconvenir de la vérité de ce qu’il avance. Avant d’entrer en matière, il examine en quoi consiste le dommage, ce qui constitue le vrai mérite de l’homme, ce qui lui fait réellement tort. Il rapporte, pour rendre la chose plus claire, plusieurs exemples tirés des êtres animés, et inanimés; et après avoir bien établi que ce ne sont ni les richesses, ni la santé, ni la réputation, ni la liberté, ni même la. vie, qui constituent le vrai mérite de l’homme, il prouve victorieusement, par les exemples de Job, d’Abel, de Joseph, de Lazare, de saint Paul, que les persécutions et les maux, loin de leur faire aucun tort, ont fortifié leur vertu, relevé leur gloire, et que si Adam a succombé sous les attaques du démon, c’est à sa propre faiblesse, plutôt qu’à la malice de cet esprit impur, qu’il devait imputer sa défaite. Saint Jean Chrysostome interrompt son sujet par une excursion éloquente sur les richesses. Il peint, des couleurs les plus vives, et perce des traits les plus forts, cette cupidité fatale répandue sur toute la terre, et qui embrase tons les coeurs. Afin d’en éteindre les feux, s’il est possible, il démontre que les richesses ne sont à désirer ni pour les plaisirs de la table qu’elles procurent, ni pour les honneurs qui les accompagnent , ni pour la troupe d’adulateurs qu’elles attirent, ni pour la facilité qu’elles donnent de se venger de ses ennemis. Après cette excursion, il revient à son sujet, et le prouve par un grand nombre d’exemples, qu’il tire de l’Ecriture sainte, et qu’il développe avec cette abondance qui lui était si naturelle, il prouve en même temps ces deux vérités : que les persécutions, quelles qu’elles soient, et les afflictions, ne font que fortifier et illustrer davantage les âmes fortes; au lieu que les plus grandes faveurs et les plus signalés bienfaits ne servent de rien aux âmes faibles, ne les empêchent pas de succomber et de commettre une infinité de fautes.
Avons-nous un moyen de guérir ceux qui sont ainsi affectés ? S’ils voulaient nous ouvrir leurs oreilles, nous découvrir le fond de leur cœur, accueillir nos paroles ! Pour les êtres sans raison, nous ne pouvons pas les faire sortir de leur fange, du bourbier où ils se vautrent ; ils n’ont pas la raison en partage. Mais cette créature douée de douceur, d’intelligence et de raison, l’homme, c’est de l’homme que je parle, il n’a qu’à le vouloir; c’est chose facile; rien de plus aisé, que de le faire sortir du bourbier, de l’infection, de ce fumier, de cette boue. Car enfin, pourquoi la richesse, ô homme ! te semble-t-elle digne d’être recherchée avec tant d’ardeur ? à cause du plaisir, et c’est tout, que procure la table? à cause de la considération ? du cortège que te font les gens qui t’honorent pour ta richesse ? à causé du pouvoir de te venger de ceux qui t’ont offensé ? Est-ce parce qu’elle te rend redoutable à tous ?
Impossible, en effet, d’alléguer d’autre cause que le plaisir, ou la certitude de trouver des flatteries, ou la terreur qu’on inspire ou le pouvoir de se venger. En effet, ni la sagesse, ni la tempérance, ni la modération, ni l’intelligence ne sont les fruits ordinaires de la richesse ; elle ne rend l’homme ni meilleur, ni plus humain, ni maître de sa colère, ni maître de son ventre, ni supérieur aux plaisirs ; elle n’enseigne pas la modération ; elle n’apprend pas l’humilité ; elle n’introduit ni n’implante dans l’âme aucune vertu. Impossible de dire que ce ne soit pour aucune de ces raisons que la richesse ne soit recherchée avec tant d’ardeur, avec tant d’amour. Non seulement elle ne sait ni planter ni cultiver aucun des biens de l’âme; mais les germes cachés qu’elle y trouve, elle les corrompt, elle en prévient le développement, elle les flétrit, elle les dessèche: il en est qu’elle arrache pour introduire les semences contraires: un luxe immodéré, une fureur intempestive, une colère injuste, l’arrogance, l’orgueil, le délire. Mais je n’en dirai rien: Ceux que possède cette maladie, ne soutiendraient pas un discours sur la vertu et sur le vice, livrés qu’ils sont tout entiers aux plaisirs, et, pour cette raison, esclaves des voluptés; on aurait beau tout ensemble les accuser et les convaincre. Négligeons donc un moment ces réflexions. Arrivons à ce qui nous reste à dire, et voyons si la richesse a pour elle quelque plaisir, quelque considération qui lui soit propre; c’est tout le contraire que je vois. Si vous voulez, examinons d’abord les tables des riches et celles des pauvres; demandons-leur, au moment du repas, lesquels jouissent du plaisir le plus pur, goûtent le vrai plaisir. Ceux qui, jusqu’à la fin du jour, couchés dans la salle à manger, joignent les soupers aux dîners, crèvent leur ventre, dépravent leurs sens; sous la charge excessive des mets, font sombrer le navire; inondent la sentine; produisent comme un naufrage du corps appesanti, envahi; ceux qui en roulent sur leurs pieds, leurs mains, leur langue, tout leur corps; les liens de l’ivresse et de la luxure, plus lourds qu’une chaîne de fer; ceux qui renoncent au sommeil calme et pur; qui ne peuvent plus s’affranchir de l’effroi des songes, ceux qui se rendent plus misérables que les fous furieux; qui introduisent volontairement le démon dans leur âme; qui s’exposent en spectacle à la risée de leurs serviteurs; disons mieux, qui paraissent, aux meilleurs de ces serviteurs, un objet lugubre et digne de larmes ? Sont-ce là les plus heureux, ces stupides, incapables de reconnaître personne auprès d’eux, incapables de rien dire, de rien entendre; qu’il faut porter, dans les bras, de la salle à manger sur leurs lits ? ou les hommes sobres et vigilants, qui mesurent leur nourriture à la nécessité, qui naviguent au souffle des vents prospères, pour qui le plus grand plaisir, c’est d’avoir faim quand ils mangent, d’avoir soif quand ils boivent ? En effet, rien n’importe plus, et aux plaisirs, et à la santé, que d’avoir faim, que d’avoir soif, lorsqu’on touche aux mets qui viennent d’être servis; de ce régler sur la nécessité pour se rassasier; de ne pas, franchir les limites du nécessaire; de ne pas charger le corps d’un fardeau que ses forces ne peuvent supporter.
Si vous refusez de m’en croire, étudiez dans les uns et dans les autres, l’état du corps, l’état de l’âme. N’est-il pas vrai que chez ceux qui suivent un régime ainsi modéré (n’allez pas m’opposer ce qui arrive rarement, des accidents, quelques maladies par suite de telle cause ou de telle autre ; observez ce qui arrive toujours et constamment, vous prononcerez ensuite); n’est-il pas vrai que, pour ceux qui pratiquent la tempérance dans le boire et le manger, le corps est vigoureux, les sens deviennent plus pénétrants, accomplissant avec une entière facilité les fonctions qui leur sont propres ?
Chez les autres, au contraire, vicié par l’excès des humeurs, le corps est plus mou que la cire; l’essaim des maladies l’assiège; vous voyez en effet bientôt s’abattre sur eux et la goutte et un tremblement importun, et une vieillesse prématurée; ajoutez à cela les douleurs de tête; les tensions d’estomac, les paralysies qui les suivent; plus d’appétit. Il faut toujours des médecins, toujours des remèdes, un traitement de tous les instants. Est-ce donc là le plaisir, répondez-moi ? Je voudrais entendre la réponse d’un de ces hommes qui savent ce que c’est que le plaisir; le plaisir se montre lorsque le désir précède, que la jouissance vient après. Mais si la jouissance manque; si le désir ne paraît pas, le plaisir s’évanouit. Voilà pourquoi les malades, à la vue des mets les plus recherchés qu’on leur sert, n’éprouvent que des dégoûts. Ils se récrient contre l’importun qui les force d’en goûter; c’est qu’ils ne ressentent pas le désir, qui donne à la jouissance tout son agrément. Ce n’est pas la nourriture en elle-même, ce n’est pas le breuvage en lui-même, c’est l’appétit de l’estomac qui produit le désir, et opère le plaisir après. Voilà pourquoi un sage, qui se connaissait bien en plaisirs, et qui savait dire sur ce sujet des paroles sensées: L’âme rassasiée, dit-il, foulera aux pieds le rayon de miel (Prov. 27, 7), montrant par là que ce n’est pas dans la table, mais dans la disposition de l’estomac que réside le plaisir. Voilà encore pourquoi le Prophète, passant en revue les miracles accomplis dans l’Égypte et dans le désert, dit, entre autres paroles: Il les a rassasiés du miel sorti de la pierre (Psal. 80,13) Or on ne voit nullement que la pierre leur ait versé du miel: qu’a-t-il donc voulu dire ? Accablés de fatigues d’un long voyage, en proie à une soif violente, les Hébreux trouvèrent tout à coup de l’eau fraîche. Leur grand plaisir fut qu’ils éprouvaient la soif; pour exprimer la sensation délicieuse que cette eau leur causa, le Prophète la nomme du miel. Ce n’est pas que l’eau fût réellement changée en miel, mais il a voulu montrer que le plaisir, procuré par cette eau, avait toute la douceur du miel, parce que la soif tourmentait ceux qui la trouvèrent et qui en burent. S’il en est ainsi, si la contradiction est impossible même de la part de celui qui serait entièrement dépourvu de sens, n’est-il pas manifeste que c’est à la table du pauvre que s’assied le plaisir pur, le plaisir sincère et parfaitement vrai; au contraire, à la table du riche, ce qui incommode, ce qui dégoûte, ce qui souille ? N’est-il pas vrai, comme l’a dit le Sage d’autrefois, que la douceur même devient importune ? (Prov. ibid.)
Mais c’est l’honneur, me dira-t-on, que la richesse assure, à qui la possède, l’honneur et le pouvoir de se venger facilement de ses ennemis. Est-ce donc pour cela, répondez-moi, que la richesse vous paraît désirable, digne que vous employiez toutes vos forces à la conquérir, parce qu’elle nourrit en nous les passions les plus funestes, parce qu’elle assure, à la colère, son effet; parce qu’elle excite, parce qu’elle stimule, parce qu’elle grossit cette fureur de gloire comme ces bulles qui se gonflent et qu’on remplit d’air; parce qu’elle vous gonfle jusqu’au délire ?
N’est-ce pas au contraire surtout pour cette raison qu’il nous faut la fuir, sans regarder en arrière, puisqu’elle introduit dans notre âme des bêtes furieuses et cruelles; puisqu’elle nous prive de la vraie gloire, de la gloire que tous estiment puisqu’elle y substitue la gloire mensongère, fardée de couleurs empruntées; puisqu’elle nous fait prendre, estimer comme vraie cette gloire mensongère qui n’a pour elle qu’une vaine apparence ? Les courtisanes chargées de couleurs et de peinture, se font, de leur laideur une beauté, et cette laideur, cette difformité, trompant les yeux, se fait passer pour cette beauté même qui n’a rien avec elle de commun. Ainsi fait la richesse, prétendant que les adulations constituent l’honneur. Ne considérez pas ce qui se montre, les éloges qu’inspire la crainte, que dictent les flatteries, ce sont des couleurs et de la peinture. Ouvrez le cœur de chacun de ceux qui vous flattent ; que trouverez-vous à l’intérieur ? Des accusations sans fin, des milliers d’ennemis qui crient contre vous, qui ont plus d’aversion, plus de haine pour vous, que les ennemis les plus implacables et les plus acharnée. Vienne une révolution, qui fasse tomber ce masque dont la crainte s’est couverte, comme la chaleur du soleil fait tomber le fard et montre les visages tels qu’ils sont; alors vous verrez combien vous étiez en mépris auprès de ceux qui vous flattaient; vous avez cru être honoré de ceux qui vous détestaient le plus; ils vous accablaient, ils vous déchiraient, dans leur cœur, de mille outrages, et leur plus vif désir c’était de vous voir plongé dans les plus affreux malheurs. L’honneur, c’est la vertu; c’est la vertu seule qui le donne; l’honneur n’a rien de forcé; l’honneur n’a rien de plâtré; il n’a pas de masque pour se cacher; il est pur, il est sincère, et jamais le malheur des temps ne prévaut contre lui.
Mais vous voulez vous venger de ceux qui vous ont affligé ? Eh ! n’est-ce pas, au contraire, surtout pour cette raison, je l’ai déjà dit, qu’il faut fuir la richesse ? Elle fait que vous aiguisez le glaive contre vous-même; elle charge les comptes qu’il vous faudra rendre dans l’avenir; elle vous prépare d’insupportables châtiments. Le mal de la vengeance est si grand qu’il force Dieu même à révoquer sa bonté, et qu’il rend inutile le pardon, déjà accordé, d’un nombre infini de péchés.
Vous savez bien qu’un homme s’était vu remettre dix mille talents: une seule prière avait suffi pour lui faire obtenir une telle grâce; quand ce même homme exigea cent deniers de celui qui servait comme lui, c’est-à-dire quand il réclama le châtiment des torts qu’on avait envers lui, par sa cruauté envers son semblable, il prononça sa propre condamnation. (Math. 18,23-35) Ce fut là l’unique raison pour laquelle il fut livré aux bourreaux, aux châtiments, condamné à rendre les dix mille talents: Aucun pardon, aucune excuse ne le put sauver; il lui fallut subir le supplice éternel; il lui fallut payer toute la dette que la bonté de Dieu, prévenant ses désirs, lui avait remise auparavant. Est-ce pour cela, répondez-moi, que la richesse est si désirable, si aimable ? est-ce parce qu’elle vous porte si facilement à des fautes de ce genre ? Je dis qu’au contraire, pour cette raison, il la faut regarder comme ces ennemis, ennemis particuliers, ennemis publics, coupables de massacres et de meurtres nombreux, dont on se détourne avec horreur. Mais la pauvreté, me dit-on, est importune, sa charge a souvent fait que l’on profère des blasphèmes, qu’il faut supporter des occupations indignes d’un homme libre. Non, ce n’est pas la pauvreté, mais la faiblesse de l’âme: Lazare aussi était pauvre, et pauvre tout à fait. (Lc 16, 20) À sa pauvreté se joignait la maladie, plus amère que toute pauvreté, et qui rend la pauvreté plus cruelle. Ajoutez, à sa maladie, l’abandon, le manque de toute assistance, qui rendait plus amères et sa pauvreté et sa maladie. Prenez en effet, chacun de ces maux, un à un; ils sont accablants; mais, si vous n’avez personne qui vous assiste, alors le malheur est plus affreux; la flamme qui vous brûle, plus cruelle, la douleur plus amère, la tempête plus atroce, le tourbillon plus violent, la fournaise: plus dévorante. Mais maintenant, si vous voulez examiner attentivement, vous trouverez encore en Lazare une quatrième douleur: un riche auprès de lui, avec sa licence et son luxe. Si vous voulez découvrir encore un cinquième foyer de cette flamme, vous le verrez aussi d’une manière distincte. Car, non seulement ce riche vivait dans les délices, mais de plus, deux fois, trois fois, disons mieux, à chaque instant du jour, ce riche voyait Lazare; car le pauvre était là, couché par terre: triste et misérable spectacle, fait pour exciter la douleur et la pitié. Sa vue seule aurait attendri un cœur de pierre; cependant la vue de Lazare ne porta en rien cet homme sans humanité à soulager la douleur d’un tel pauvre. Ce sybarite se mettait à sa table; il avait ses coupes pleines, pleines jusqu’au bord; le vin les remplissait à flots; il avait une somptueuse armée de cuisiniers, ses parasites, ses flatteurs dès le point du jour; des chœurs de personnages chantant, versant les vins, prêtant à rire par leurs bons mots; le riche n’avait pour pensée que la gourmandise sous toutes ses formes, s’enivrant, engloutissant tout dans son ventre, superbe dans ses vêtements, fier de sa table, passant toute sa vie dans toute espèce de voluptés; et à ce pauvre, tourmenté par la faim, par les douleurs poignantes de la maladie, assiégé par tant d’ulcères, abandonné, affligé chaque jour de nouvelles douleurs, le riche, qui le voyait, ne donna jamais une place même dans sa pensée. Parasites, flatteurs, mangeant avec excès, se crevaient presque le ventre, et ce pauvre, si complètement pauvre, étendu par terre, accablé de maux, ne jouissait pas même des miettes de cette table somptueuse, quoique ces miettes eussent comblé ses désirs: eh bien ! malgré cela, la vertu de Lazare ne subit aucun dommage, jamais il ne fit entendre une parole amère, un blasphème.
Comme on voit, au sein d’une flamme ardente, l’or purifié devenir plus brillant, ainsi, cet infortuné ; dans ce tourbillon de souffrances, était plus fort que toutes ces souffrances, plus fort que le bouleversement où les souffrances jettent la plupart des hommes.
S’il suffit aux pauvres de voir des riches pour sécher de jalousie, pour se sentir consumés par l’envie, pour trouver l’existence insupportable, et cela, quand ils ont la nourriture nécessaire, et même des gens qui les soignent, que dirons-nous de ce pauvre, pauvre comme on ne le fut jamais, et non seulement pauvre, mais malade, sans personne pour l’assister ou le consoler, qui se voyait au milieu de la ville comme dans une solitude profonde, qui se sentait rongé par la faim la plus cruelle, et qui contemplait ce riche inondé de tous les biens, qui semblaient jaillir pour lui comme de sources abondantes; tandis que l’infortuné, dépourvu de toute consolation humaine, était comme une table continuellement servie pour les chiens qui venaient lécher ses plaies (car il était tellement perclus, paralysé de tous les membres, qu’il n’avait pas même la force de les écarter) quels pénibles sentiments n’auraient pas troublé son âme, si elle n’eût été fortement trempée dans le courage de la sagesse ? Voyez-vous bien qu’à celui qui ne se nuit pas à lui-même, quand l’univers entier chercherait à lui nuire, il n’arrive aucun mal, car je veux reprendre la même pensée.
Car, voyez donc, en quoi la maladie, en quoi le manque d’assistance, en quoi ces chiens toujours près de lui, en quoi ce mauvais voisinage du riche, en quoi le faste et le luxe et l’arrogance de ce superbe ont-ils été nuisibles à la vertu de cet athlète ? Ces circonstances l’ont-elles énervé, rendu moins vigoureux pour les combats de la vertu ? Qu’y a-t-il dans ces épreuves qui aient ruiné sa constance ?
Rien, non, rien jamais. Au contraire, ces maux l’ont fortifié, lui ont été une occasion de conquérir mille couronnes. Il y a gagné un surcroît de récompenses; un redoublement de salaire; une moisson de gloire et de rémunération est sortie pour lui de ces maux sans nombre, de la cruauté de ce riche. Et en effet, s’il a été couronné, ce n’est pas seulement pour avoir enduré la faim, la douleur de ses blessures, la langue des chiens ; voici son plus beau titre de gloire: en dépit de ce riche dont chaque jour il subissait les regards, regards abaissés avec un continuel dédain, il supporta noblement, avec une constance inébranlable, cette épreuve qui, s’ajoutant à l’irritation de la pauvreté, de la maladie, de l’abandon, devenait pour lui comme une nouvelle flamme qui le brûlait avec la plus pénétrante vivacité.
Et que pensez-vous du bienheureux Paul ? Répondez-moi, car rien n’empêche de rappeler : encore son souvenir. N’a-t-il pas supporté mille et mille douleurs, tombant sur lui comme la neige ? Eh bien ! quel mal en a-t-il éprouvé ? n’en a-t-il pas recueilli, au contraire, de plus grandes couronnes, pour avoir supporté la faim, le froid, la nudité, les nombreux coups de verges qui le déchiraient, les pierres qui le meurtrissaient; pour avoir été plongé dans la mer ?
Mais aussi, me dira-t-on, c’était l’illustre Paul, et le Christ l’avait appelé. Mais Judas aussi était un des douze, et lui aussi, le Christ l’avait appelé; mais ni le privilège d’appartenir aux douze ni sa vocation ne lui servirent de rien, parce que son âme n’était pas préparée à la vertu. Au contraire, Paul luttant contre la faim, manquant des aliments nécessaires, endurant chaque jour tant de maux, courait plein d’allégresse sur la route qui conduit au ciel. Judas, appelé avant Paul, Judas qui jouit des mêmes privilèges que Paul a reçus après lui; qui fut initié à la sagesse suprême; qui s’assit à la table sacrée; qui assista à cette redoutable cène; après avoir reçu le pouvoir de ressusciter les morts, de purifier les lépreux, de chasser les démons; après tant de discours entendus sur la pauvreté; après avoir si longtemps conversé avec le Christ; Judas, à qui on avait confié l’argent des pauvres, pour calmer sa passion de l’argent (car c’était un voleur), Judas même dans ces circonstances, ne s’est pas amendé, quoiqu’il eût obtenu une si grande preuve d’indulgence. Le Christ savait bien en effet que c’était une âme avide; que l’amour de l’argent le ferait périr, et non seulement le Christ ne le punit pas; mais, pour adoucir la plaie de son âme, pour prévenir, par un moindre mal, un mal plus grand, il lui confia encore l’argent des pauvres, afin que, trouvant de quoi rassasier sa cupidité, il ne tombât pas dans le gouffre épouvantable où néanmoins il est tombé.
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