Catéchèse, Communisme, Histoire, Martyrs et confesseurs du XXe siècle, Orthodoxie, Russie

Les grandes épreuves de l’Église au XXe siècle – les tentatives soviétiques de liquidation

11 avril 2023

 

Premier essai de liquidation de l’Église

 

Mgr Serge escomptait que les concessions faites allaient apporter d’importants avantages à l’Église : la possibilité de convoquer un concile, d’ouvrir des écoles de théologie, de publier une revue, d’arracher au bagne quelques martyrs. L’administrateur des affaires du patriarcat, le jeune métropolite Serge Voskresensky, définit ainsi la politique du « remplaçant du locum-tenens » et de ses collaborateurs : « Freiner dans la mesure du possible la destruction de l’Église par les bolcheviques a été toujours la tâche principale du patriarcat. Il voulait préserver la pureté dogmatique et la rectitude canonique de l’orthodoxie, surmonter les schismes, sauvegarder la succession légitime dans la transmission du pouvoir, assurer à l’Église russe une place légitime parmi les autres Églises orthodoxes et, par là, amener l’Église jusqu’à un avenir meilleur, lorsqu’après la chute du bolche­visme, l’Église pourrait de nouveau renaître. Pour travailler à la réalisation de ces tâches, le patriarcat devait d’abord assurer sa propre existence qui était dangereusement menacée.

« Le pouvoir soviétique et le patriarcat s’opposaient comme deux forces ennemies, contraintes, chacune pour des raisons diffé­rentes, à un compromis réciproque. Mais en composant avec l’Église, en lui faisant des concessions, les bolcheviques trompaient l’Église, car ils rendaient ensuite ces concessions illusoires. La légalisation même du patriarcat n’a pas répondu aux espoirs que l’on avait placés en elle. La reconnaissance juridique ne fut pas donnée à toute l’Église, mais au seul patriarcat. La situation était paradoxale : le patriarcat se trouvait être l’organe légal d’un organisme illégal… Les bolcheviques souffraient l’existence du patriarcat dans leurs propres intérêts. Au nom de l’Église, nous nous résignâmes à notre situation humiliante. Le patriarcat restait le seul organe légal dans l’Église et c’est pourquoi seul il avait la possibilité de mettre un peu d’ordre dans la vie de l’Église et de freiner la destruction de l’Église par les bolcheviques[1]. »

Mais cette dernière possibilité devint bientôt, elle aussi, illusoire. Avec le lancement, en 1929, du premier plan quinquennal, et la collectivisation de l’agriculture, le pouvoir soviétique entreprit une offensive impitoyable contre l’Église. À la légalisation de l’Église succédait presque sans transition sa liquidation.

Le 8 avril, fut promulguée une loi fondamentale sur la religion, qui reprenait la législation déjà en vigueur, mais en accentuant le contrôle de l’État sur la vie de la paroisse — les autorités locales reçoivent le droit de révoquer sans motif les membres des organes exécutifs des paroisses — et en ajoutant de nouvelles restrictions à leur activité, par l’interdiction, en particulier, de toute forme de bienfaisance et d’activité sociale et culturelle[2]. Le 22 mai suivant, l’amendement à l’article 13 de la Constitution remplaçait la liberté de « religion et de non-religion » par la liberté « de confession religieuse et de propagande antireligieuse ». Autrement dit, la liberté de propa­gande religieuse, dont les limites sont bien difficiles à préciser, devenait un crime contre l’État, comme s’empressait de l’expliciter un commen­taire officieux.

« Désormais toute propagande ou agitation menée par les repré­sentants de la religion et de l’Église ne peut et ne doit plus être considérée comme permise par la loi; au contraire, elle sort des limites de la liberté de confession accordée par la loi et tombe sous le coup du Code pénal et civil. Ces activités doivent être condamnées conformément aux articles 58-10 et 59-7 du Code pénal. La révision de l’article signifie que l’activité des sociétés religieuses doit se limiter désormais à l’exercice du culte. Aucune autre activité dépassant les limites de la satisfaction des besoins religieux n’est permise. Même la propagande religieuse n’est pas autorisée[3] »

La semaine de travail continu, prescrite par le décret du 27 août, éliminait le dimanche et tout autre jour de la semaine en tant que repos commun. Les ministres du culte et leur famille furent assimilés aux koulaks et privés de leurs droits civiques (lichentsy). Cela voulait dire qu’ils n’avaient plus droit aux cartes d’alimentation, vitales en ce temps de disette, à l’assistance médicale, y compris les médica­ments, aux maisons communales. De plus ils étaient accablés d’impôts particulièrement lourds et leurs enfants n’avaient plus accès aux écoles secondaires et supérieures. De nombreuses familles de prêtres se brisèrent : des mères préférèrent désavouer leurs maris plutôt que de voir mourir leurs enfants de faim ou par manque de médicaments.

Le Synode dut même prendre des mesures pour arrêter les divorces fictifs des prêtres qui se séparaient légalement de leurs femmes (mais non en réalité) pour permettre à leur famille d’échapper à la rigueur de leur état[4].

Aux abords des églises apparurent des prêtres déguenillés implo­rant l’aumône. A ce resserrement législatif, s’ajoutaient les mesures directes : fermeture massive d’églises, impositions arbitraires excé­dant les revenus de la paroisse, expulsions, arrestations, déportations, exécutions décidées au gré des autorités locales, sans motif ni expli­cation. Le nombre des évêques déportés s’éleva en 1930 à 150 ; dans certaines régions, il ne restait plus en place qu’un prêtre sur cinq[5]. La collectivisation commençait souvent par la fermeture de l’église du village[6] et la dékoulakisation par le prêtre : on put voir, à cette époque, un prêtre monter en chaire vêtu de son linge de corps, seul bien qu’on lui avait laissé[7].

Comme fond de toile : l’extermination massive des paysans récal­citrants à la collectivisation (plusieurs millions) et la famine.

Un mémoire de revendications présenté le 19 février 1930 par Mgr Serge Stragorodsky illustre bien l’arbitraire total auquel était soumise l’Église. Nous croyons utile de le citer ici en entier, d’autant plus que les années 1929-30 offrent une similitude frappante avec la nouvelle vague de persécutions des années 1959-62 :

  1. L’impôt immobilier qui grève les églises — tout spécialement à la cam­pagne — est parfois à tel point exorbitant, qu’il prive les communautés de l’usage des églises. Il importe que la taxation des églises soit rabaissée (elle ne doit pas être calculée comme celle des immeubles de rapport) de même que le taux de l’impôt.
  2. La perception des droits d’auteur au profit de l’Union dramatique doit être maintenue dans les limites légales; cela veut dire que les droits doivent être perçus uniquement lors de l’exécution dans une église des œuvres musicales nationalisées ou appartenant à une personne donnée, et non simplement parce que l’on a chanté à l’église, tout spécialement pendant l’office. Les ecclésias­tiques exerçant le culte divin, ne peuvent être considérés comme des artistes exécutant des morceaux musicaux. Par conséquent, les églises ne peuvent être astreintes à payer 5 % de tous les revenus du clergé, c’est-à-dire de tous les montants perçus pour les services religieux à l’église ou en dehors de l’église.
  3. Il importe de mettre fin à la perception des primes pour l’assurance des chantres supprimée en 1929, primes dont on réclame le paiement pour les années où elles n’ont pas été payées (parfois depuis 1922) et qui, avec les intérêts qui s’y ajoutent, atteignent parfois des chiffres considérables (plus de 4 000 roubles).
  4. Il importe de libérer les églises des impôts sur divers produits agricoles (pain, grain, laine, etc.) ainsi que des impositions agraires spéciales : pour les tracteurs, pour l’industrialisation, pour les emprunts d’État, etc. Étant donné que les églises ne possèdent pas de propriété foncière, ces impositions retombent sur les membres des communautés religieuses et constituent ainsi une nouvelle forme d’impôt sur la foi que les fidèles doivent payer en sus des autres impôts auxquels ils sont assujettis comme tous les autres citoyens.
  5. Les instructions du N. K. F. (Commissariat du peuple pour les Finances) du 5 janvier 1930 (n° 195) conformément auxquelles les pénalités et les confisca­tions pour le non-paiement des taxes par l’Église ne peuvent concerner la pro­priété personnelle des membres des conseils paroissiaux, doivent être appliquées également en ce qui concerne l’impôt immobilier, les droits d’auteur, etc.
  6. Il importe d’expliquer que les membres des conseils paroissiaux, les marguilliers, les suisses et les autres desservants des églises locales, ne sauraient être considérés comme des koulaks et par conséquent astreints à payer des impôts particulièrement lourds.
  7. Il importe d’expliquer aux représentants locaux de la justice qui reçoivent les plaintes des communautés orthodoxes et du clergé, qu’ils ne doivent pas leur refuser la protection de la loi, au cas où leurs droits seraient enfreints par les autorités administratives locales ou par une organisation quelconque.
  8. Il faut admettre comme règle générale, que lorsque se pose la question de la fermeture d’une église, le facteur décisif en cette occasion n’est pas le vœu exprimé par les non-croyants, mais la présence des croyants susceptibles d’user de l’édifice en question ; que lorsqu’une église est abandonnée par une communauté elle ne peut être mise à la disposition que d’une autre communauté orthodoxe ; que, si une église est fermée (quelles que soient les raisons de cette mesure), les membres de la communauté orthodoxe gardent le droit d’inviter le prêtre à venir célébrer toute espèce de rite familial à leur domicile.
  9. Il serait nécessaire de fournir des explications en ce qui concerne l’entrée en vigueur du décret du S. N. K. (Soviet des Commissaires du peuple) du 8 avril 1929 se rapportant aux associations religieuses, ainsi qu’en ce qui concerne les instructions du 1eroctobre 1929 et les autres ordonnances sur le même sujet, car il arrive que les autorités locales n’acceptent pas les demandes de légalisa­tion présentées par les communautés religieuses (congrégations), et vont même jusqu’à interdire les démarches en vue de cette légalisation (tandis que la loi fixe clairement la date du Ier mai 1930 comme dernier délai pour l’enregistre­ment de toutes les communautés religieuses qui désirent subsister).
  10. Desiderata du clergé. Les ministres du culte, en tant que personnes n’em­ployant pas de personnel salarié, devraient être enregistrés comme exerçant une profession libérale et non comme non-travailleurs et encore moins comme koulaks.
  11. Le montant des impôts ne doit pas être fixé d’une façon arbitraire et dépasser, comme il arrive parfois, les moyens de l’intéressé. (Par exemple l’évêque Sinesius Zaroubine fut imposé de 10 300 roubles avec obligation de verser en outre plus de 7 000 roubles en avance sur l’année suivante.) Les membres du clergé devraient être imposés comme des personnes exerçant une profession libérale.
  12. Les autorités locales à la campagne devraient recevoir des instructions fixant nettement les limites et les termes des taxes et impôts locaux que les ministres du culte doivent payer en tant que non-koulaks.
  13. Les ministres du culte ne s’adonnant pas à l’agriculture, l’élevage, la chasse, etc. ne doivent pas être astreints à payer l’impôt sur les produits agri­coles comme le pain, le grain, la laine, le beurre, le gibier, etc. Il arrive que le payement de cet impôt soit exigé dans un délai de 24 heures.
  14. Dans le cas où les biens d’un ministre du culte seraient saisis à cause du non-payement d’impôts, l’intéressé doit être autorisé à emporter le mini­mum de meubles, de vêtements et de chaussures.
  15. Au cas où le travail obligatoire serait exigé d’un ministre du culte, la prestation demandée doit être fixée dans des limites raisonnables. Dans le village de Liouk, du district de Vot, par exemple, le prêtre fut astreint à abattre, scier et transporter 200 sagènes de bois. Il faut que l’on prenne en considération l’âge et l’état de santé de l’intéressé.
  16. Il faut que les ministres du culte ne soient pas privés de la possibilité de vivre dans les limites de leur paroisse et à proximité de l’église, et cela même dans les villages transformés en fermes collectives ; il faut également que les personnes qui leur louent des pièces ne soient pas imposées plus lourdement pour cette raison.
  17. Il faut que les enfants des membres du clergé soient autorisés à suivre les cours des écoles du Ier et du 2® degré et que ceux d’entre eux qui furent enregistrés en automne 1929 comme étudiants des universités n’en soient pas exclus en raison de leur origine ; ceux qui ont déjà été exclus doivent être auto­risés à reprendre et à achever leurs études.
  18. Il est désirable que les chantres professionnels ou bénévoles, membres du RABIS (Union des travailleurs d’art) ou d’autres syndicats, qui participent aux chœurs des églises pour avoir une source de revenu supplémentaire, ne soient pas exclus pour cette raison du RABIS ou d’autres syndicats.
  19. En été 1929, il fut question d’ouvrir à Léningrad des Cours théologiques supérieurs de l’Église orthodoxe patriarcale. Il serait très désirable que l’auto­risation nécessaire soit accordée, ne serait-ce que pour placer notre Église sur un pied d’égalité avec l’Église Rénovée qui possède une Académie.
  20. Depuis longtemps, le patriarcat éprouve le besoin de posséder un organe périodique — ne serait-ce qu’un bulletin mensuel où l’on pourrait publier les décrets, les lettres pastorales, etc., des autorités centrales de l’Église concernant l’ensemble de l’Église.
  21. En présence d’une campagne de presse réclamant la révision de la Consti­tution de l’U. R. S. S., afin d’interdire toute propagande religieuse et de res­treindre l’activité ecclésiastique, nous demandons protection et maintien des droits accordés à l’Église orthodoxe par les lois actuelles de l’U.R.S.S.[8]

 

À cette liste déjà suffisamment éloquente, il faut ajouter les innom­brables procès de prêtres et de simples fidèles, auxquels fait allusion la presse soviétique de cette époque, et un vandalisme sans précédent dans l’histoire des temps modernes : entre 1929 et 1934 furent détruites des centaines, sinon des milliers d’églises, parmi lesquelles de nom­breux monuments historiques. Il faut espérer qu’un jour sera dressé le bilan de ce vandalisme qui, hélas, n’a pas encore cessé. Citons, à titre d’exemples, la destruction à Moscou des cathédrales du Saint — Sauveur et de Notre-Dame de Kazan, des monastères des Miracles au Kremlin, de Saint-Siméon (XIVe siècle), des églises des saints Boris et Gleb, de Tous-les-Saints, des chapelles de la Vierge d’Ibérie, de la Vierge de la Joie Inattendue ; en tout près d’une demi-centaine d’édi­fices religieux ont été rasés dans la capitale[9]. À Kiev, il nous suffira de mentionner la destruction, malgré les protestations de l’Académie, du monastère Saint-Michel (xie siècle), de l’Église des Trois-Saints — Docteurs à la cour de laroslav (XIIe siècle) et de la cathédrale de l’Assomption de la Vierge de Podol (XIIe siècle)[10].

Icônes et livres religieux furent brûlés par milliers, par charretées entières[11]. Le carillon fut interdit, les cloches abattues et fondues pour les besoins de l’industrialisation : « l’air résonnait des cloches qui tombaient et s’écrasaient avec un bruit sourd[12]. »

Le 14 mars 1930, le Comité Central du Parti décida de freiner le rythme de la collectivisation et de la lutte antireligieuse et dénonça dans sa fameuse résolution Les Vertiges du succès « les déviations inad­missibles subies par la ligne du Parti dans la lutte contre les préjugés religieux, en particulier la fermeture administrative des églises sans le consentement de la majorité écrasante du village[13] ». Mais on se garda bien de réparer les torts et, jusqu’à la fin de l’année 1932, l’Église continua d’être soumise à de violentes persécutions.

La destruction physique de l’Église s’accompagnait d’un vaste mouvement de propagande antireligieuse.

Le mouvement antireligieux.

Le mouvement antireligieux n’avait pas attendu le plan quin­quennal pour se développer. En février 1922 fut créée la première maison d’édition antireligieuse « L’Athée[14] ». En novembre de la même année, une session d’études sur les moyens de combattre la religion s’ouvrit à Moscou. Aux fêtes de Noël, le premier carnaval, destiné à ridiculiser la Nativité, parcourt les rues de la capitale. Le travail antireligieux qui avait revêtu jusqu’alors un caractère occa­sionnel, devient la branche la plus importante de la propagande et de l’action communistes[15]. L’année 1923 voit la naissance de la presse antireligieuse : Ateist, journal paraissant tous les cinq jours dans des éditions différentes selon les milieux auxquels il s’adresse, Bezbojnik ou stanka (Le sans-dieu au métier), magazine mensuel grossièrement illustré. Les carnavals, à l’occasion de Pâques, s’étendent à toutes les grandes villes : les « dieux », de Sabaoth à Bouddha, sont brûlés en effigie[16]. Des brochures antireligieuses sont lancées à cinquante, soixante-quinze, parfois cent mille exemplaires, chiffres énormes pour l’époque. Les enfants sont embrigadés dans cette campagne : les écoliers votent à main levée la « mort » de Dieu ou plus concrètement l’abandon de toute pratique religieuse[17].

Le 7 février 1925, un juif, Émilien laroslavsky (de son vrai nom Gubehnann) fonde la Ligue des sans-dieu qui se placera à l’avant- garde de la lutte antireligieuse. Deux nouvelles publications voient le jour : le Bezbojnik, organe de combat, et l’Antireliguioznik, revue bimestrielle de science et de méthode, s’adressant à un public restreint et plus cultivé. En 1929 la Ligue lance son propre plan quinquennal aux objectifs non moins démesurés que ceux du plan économique. Bien entendu, il ne fut pas réalisé, mais les résultats atteints furent néanmoins impressionnants : au lieu des 17 000 000 de membres prévus pour 1932, la Ligue n’en comptait que 5 500 000 ; l’Ateist avait 471 000 abonnés au lieu de 1 500 000, le Bezbojnik 199 500 au lieu de 250 000, l’Antireliguioznik 31 900 au lieu de 60 000. Toutefois livres et brochures furent écoulés en nombre fantastique : le seul Manuel de l’antireligieux fut vendu à 820 000 exemplaires au Ier janvier 1933… laroslavsky, triomphant, affirmait que le nombre réel des sans-dieu s’élevait à près de 30 millions[18].

Ces succès permirent à la Ligue de lancer un second plan quinquen­nal, encore plus ambitieux, puisqu’il devait s’achever en 1937 par l’extirpation totale du sentiment religieux. Ce plan fut élaboré avec une naïve minutie : en 1932-33, devaient être liquidés tous les signes extérieurs de la religion, en 1933-34, devaient disparaître toutes les représentations religieuses inculquées par la littérature et la famille ; en 1934-35, le pays et particulièrement la jeunesse devait être soumis à une intense propagande athée ; en 1935-36 les dernières maisons de prière devaient disparaître, enfin en 1936-37, la religion devait être chassée de ses recoins les plus cachés[19].

Un court répit.

Mais la Ligue ne tenait guère compte des réalités et des fluctuations possibles de la politique gouvernementale. Les années 1932-33 marquent le point culminant de la campagne antireligieuse, et dès 1934, le gouvernement relâche sa pression. Pendant les années de la collectivisation, l’arc était trop tendu, il risquait de se rompre. Une fois les principaux objectifs atteints, il fut nécessaire de laisser souffler le pays épuisé. Ces années qui précèdent la promulgation de la Constitution stalinienne, ne sont pas sans analogie avec le dégel de 1954-57. En 1934, de nombreux évêques et prêtres qui désespé­raient déjà de leur sort, sont libérés et reprennent leurs fonctions. De nombreux schismatiques réintègrent l’Église patriarcale. La libé­ralisation s’étend d’ailleurs à tous les groupements : en 1935-36, à Ouf a, existait de la façon la plus légitime, un diocèse « joséphin » qui ne reconnaissait pas l’autorité du métropolite Serge… et dont l’évêque ne craignait pas de correspondre avec l’étranger[20].

Le Messager du patriarcat de ces années (rétabli fin 1931, il subsista jusqu’en 1935) accuse une nette consolidation de l’Église et même la réapparition timide d’une certaine vie intérieure. Les diocèses, qui étaient presque tous vacants, reçoivent de nouveaux titulaires. De nombreuses consécrations épiscopales permettent de combler les vides créés par les persécutions. En l’absence de toute école théo­logique, l’Administration patriarcale décerne le grade de maître en théologie au prêtre N. Konoplev pour sa thèse sur les saints de la région de Vologda. Des fidèles écrivent au métropolite Serge pour lui demander l’autorisation de pratiquer la communion quotidienne même pendant le carême[21].

Au Congrès des sans-dieu de 1935, E. laroslavsky nota la recru­descence de l’activité des cléricaux, la diminution du nombre des athées et le manque d’intérêt pour la propagande antireligieuse. La même année, les carnavals sacrilèges furent interdits ; par contre la vente des gâteaux de Pâques fut autorisée dans les magasins d’État. Le 29 décembre, un décret abolit la discrimination entre enfants d’ouvriers et de prêtres pour l’entrée dans les écoles et l’accès aux divers grades et fonctions. La Constitution stalinienne de 1936 entérina l’amendement de 1929 en n’accordant que « la liberté de culte religieux » à laquelle s’opposait « la liberté de propagande anti­religieuse ». En 1937, le recensement général de la population com­porta une question en contradiction avec les principes constitution­nels du régime : êtes-vous croyant ? Les résultats de ce référendum religieux ne furent jamais publiés. De source informée, on assurait que le nombre des réponses positives atteignaient 70 %. Il est en tout cas certain que la majorité de la population a confessé sa foi en Dieu[22].

En décembre 1936 parvint à Moscou la nouvelle de la mort, en déportation, de Mgr Pierre de Kroutitsy. Cette mort enlevait toute justification canonique au schisme des joséphins et faisait de Mgr Serge le seul gardien légitime du trône patriarcal.

Mais déjà se manifestaient les signes avant-coureurs des purges drastiques des années 1937-40 qui allaient abolir les résultats péni­blement acquis pendant la courte période de dégel.

Troisième assaut contre l’Église.

L’Église fut la victime de choix de ces années de terreur massive pendant lesquelles « personne ne fut à l’abri de l’arbitraire et de la répression » selon le mot de N. Khrouchtchev au XXIIe Congrès du Parti[23]. Ce fut, pour l’Église, comme un cyclone qui balaya tout sur son passage. Les églises furent fermées par milliers, évêques et prêtres reprirent le chemin de la prison, mais cette fois, des centaines d’entre eux furent sommairement liquidés[24]. À Orel, pour ne citer qu’un exemple, l’évêque Innocent Nikiforov et plusieurs prêtres furent « impitoyablement châtiés » pour toute une série de délits religieux : lutte avec l’Église Rénovée, tentatives d’attirer des jeunes gens à l’Église, pratique de la confession générale considérée comme un « meeting » antisoviétique, installation d’un confessionnal à domicile, affectation de prêtres bannis des villes au travail religieux à la cam­pagne, incitation du peuple à demander la réouverture des églises, baptême d’enfants d’âge scolaire, etc.[25]

Le métropolite Serge fut atteint dans ses proches : sa sœur, une moniale, et son keleïnik périrent dans les purges[26].

Peu avant la guerre, l’Église présentait un tableau de désolation totale. Il n’y avait pas une centaine d’églises ouvertes au culte dans toute la Russie. Voici quelle était, analogue à tant d’autres, la situa­tion du diocèse de Rostov-sur-le-Don, grosse cité industrielle de 600 000 âmes. L’archevêque en titre, Séraphim Silitchev, avait été exilé en 1930 dans le Grand-Nord où il n’avait pas tardé à mourir. Peu de temps après, son vicaire, Mgr Nicolas Ammasiisky, fut envoyé dans les steppes d’Astrakhan paître un troupeau de brebis. En 1938* arrêté de nouveau, il fut fusillé mais survécut miraculeusement aux blessures. Entre-temps, les autorités avaient procédé à la fermeture des églises. À Rostov même, l’ancienne cathédrale Saint-Nicolas fut transformée en ménagerie, la cathédrale nouvelle Saint-Alexandre-Nevsky fut rasée jusqu’aux fondations, la vaste église de Tous-les — Saints servait d’atelier ; le musée antireligieux avait été installé dans l’église grecque. Seule une chapelle au cimetière des Arméniens res­tait à la disposition des fidèles, mais le culte n’y était pas célébré faute de prêtres. Dans toute la province, une seule église, desservie par un très vieux prêtre, fonctionnait encore dans un village près de Taganrog[27].

Extérieurement, il ne restait de l’Église que des ruines…

L’annexion, en 1939-40, des Pays Baltes, de la moitié occidentale de la Pologne, de la Bessarabie apporta un peu de souffle frais à un organisme mourant. Plusieurs millions d’orthodoxes, solidement orga­nisés en Églises florissantes, devenaient citoyens d’un État athée qui avait réussi à détruire toutes les formes visibles de la religion. Mgr Serge délégua dans ces régions les quelques évêques qui avaient échappé à la mort, pour opérer la réunion de ces Églises à l’autorité religieuse de Moscou. Simultanément les autorités civiles soviétiques prenaient les premières mesures administratives contre ces Églises insolites, ce qui ne facilitait pas la tâche du patriarcat. « La pièce de tissu neuf tenait mal sur l’habit usé[28]. »

[1] Rossia, 9-11 octobre 1945

[2] Cf. le texte intégral de ce décret toujours en vigueur en Annexe

[3] Bezbojnik, 6 février 1930

[4] Vestnik Moskovskoï Patriarkhii, 3, 1931 (décret du 20 février 1929)

[5] Un tableau saisissant de la fermeture des églises est donné, d’après les témoignages de la presse soviétique, par S. Troïtsky, Potchemou i kak zakry-vaioutsia khramy v sovetskoï Rossii (Pourquoi et comment on ferme les églises en U. R. S. S. ?), Belgrade, 1931, 54 p.

[6] Kom. Pr., 31 mai 1930

[7] Ibid., 8 mars 1930

[8] Nous citons ce texte d’après P. Anderson, op. cit., p. 129-134

[9] Pour Moscou, cf. le bilan dressé par le P. Lev Liperovsky, Sorok liet spoustia (Quarante ans après), Paris, 1960, 65 p.

[10] B. Mikorsky, Razrouchenie koul’tourno-istoritcheskikh pamiatnikov v Kieve (La destruction des monuments culturels et historiques à Kiev en I934-36), Munich, 1951, p. 22.

[11] Bezbojnik, 22 décembre 1929 ; 6 janvier 1930 ; 10 mars 1930 ; Vetcherniaïa Moskva, 27 décembre 1929, etc

[12] B. Pilniak, Krasnoe Derevo (Acajou), Riga, 1929

[13] Kommounistitcheskaïa partia i sovetskoe pravitel’stvo o religii i tserkvi (Décisions du parti communiste et du gouvernement soviétique relatives à la religion et à l’église), Moscou, 1959, p. 96.

[14] Izvestia, 5 avril 1923

[15] Pravda, 30 mai 1923

[16] Ibid., 4 mai 1923

[17] Ibid., 11 avril 1923

[18] P. B. Anderson, op. cit., p. 139-141

[19] A. Kischkowsky, Die sowjetische Religionspolitik und die Russische Orthodoxe Kirche, Munich, 1957, p. 62

[20] Document inédit.

[21] On sait que dans l’Église orthodoxe, durant le long carême pascal, la messe n’est célébrée que le samedi et le dimanche. Pour éviter aux fidèles une trop longue attente des sacrements, une messe des présanctifiés est célébrée les mercredis et vendredis. Mais les autres jours de la semaine sont a-liturgiques.

[22] N. Timasheff, Religion in Soviet Russia, London, 1943, p. 65

[23] Materialy XXII s’ezda knss, Moscou, 1961, p. 250

[24] Cf. la chronique religieuse d^Irénikon des années 1937 à 1939. Cf. égale­ment la liste des évêques martyrs en Annexe.

[25] Orlovskaïa Pravda, 30 mai 1937, cité par P.Anderson, op. cit., p. 180-185.

[26] Renseignements privés de source sûre

[27] Novye moutcheniki rossiiskie, II, p. 120–122

[28] Patriarkh Sergij i ego doukhovnoe nasledstvo (Le patriarche Serge et son héritage spirituel), Moscou, 1947, p. 227


 

Nikita Struve, Les chrétiens en U.R.S.S., Éditions du Seuil, Paris, 1963, p. 40-51

 


 

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